Le meurtre de Lola, à Paris en 2022, et celui de Thomas, à Crépol en 2023, ont été l’occasion de véritables campagnes de diffusion d’une sémantique racialisante de la part de représentants politiques, d’éditorialistes et de médias d’extrême droite. Éric Zemmour a par exemple cherché à mettre en circulation à partir de ces faits divers la catégorie de « francocide ». Si ce terme prétend désigner l’homicide d’une personne française par un étranger en raison de sa nationalité, on comprend, au regard de son usage par l’extrême droite, qu’il repose davantage sur une représentation raciale que sur une dimension de nationalité : il désigne le meurtre de personnes françaises blanches par des personnes non blanches (issues de l’immigration extra-européenne, qu’elles soient étrangères ou de nationalité française). Dès lors, il permet de diffuser sans le dire la vieille obsession du « génocide blanc » propre aux franges les plus radicales de l’extrême droite.
Ces meurtres ont en outre été présentés comme le symptôme d’un « ensauvagement » par plusieurs cadres des Républicains, ainsi que par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, donnant à voir la circulation des mots et des idées de l’extrême droite bien au-delà de cette dernière. On mesure, à partir de ces exemples, à quel point les droites et extrêmes droites ont entrepris, à une échelle jamais vue auparavant, de politiser les faits divers, en balayant d’un revers de main l’évident reproche de « récupération politique ». Le commentaire et l’interprétation – orientée idéologiquement – des faits divers, leur association automatique, du côté de l’extrême droite et d’une partie de la droite, à l’immigration, sont ainsi devenus des armes courantes dans les luttes politiques et idéologiques.
Si ces tentatives de politisation des faits divers ne constituent pas des pratiques nouvelles, la structuration contemporaine de l’espace médiatique assure une diffusion croissante aux cadrages proposés par l’extrême droite, au détriment des cadrages avancés par la gauche. En d’autres termes, une partie des médias semble servir de « haut-parleur [2] » à des visions du monde réactionnaires, sécuritaires et racistes, centrées en particulier sur la menace que constituerait l’immigration pour la sécurité et l’unité de la nation. L’une des raisons les plus évidentes tient à la constitution de l’empire médiatique Bolloré (CNews, Canal+, C8, Europe 1, JDD), qui ne dissimule guère sa proximité avec l’extrême droite. On peut également souligner la radicalisation de médias historiquement associés à la droite conservatrice (Valeurs actuelles et même Le Point ou L’Express) ou encore à la montée en puissance de la « fachosphère » (Fdesouche, Égalité et Réconciliation, Riposte laïque, etc.).
Toutefois, la croissance de médias classés à l’extrême droite ne suffit pas à expliquer la capacité de cette famille politique à produire des « paniques morales [3] ». Ces faits divers se diffusent en effet bien au-delà de la galaxie de l’extrême droite, dans des médias grand public, et notamment dans les journaux télévisés, sur les chaînes d’information en continu, et dans la presse quotidienne régionale. Pour expliquer comment les faits divers sont devenus un tel support de diffusion des visions du monde de l’extrême droite, il s’agira donc d’analyser également la transformation des médias mainstream ou, mieux, les transformations de la structure du champ journalistique.
Contraintes économiques et inflation des faits divers
Une première réponse se trouve dans les contraintes qui structurent la production de l’information. Jérôme Berthaut, Éric Darras et Sylvain Laurens ont enquêté sur la fabrication de l’actualité d’un journal de presse locale. Ils ont montré que l’attractivité économique des faits divers, mais aussi la dépendance des journalistes aux sources policières et judiciaires, suscitent la production de contenus qui amènent une lecture racialisante des problèmes sociaux, qui contribue à stigmatiser les minorités racisées [4]. La production journalistique est en fait prise dans un ensemble de contraintes – rapport au temps, poids de la hiérarchie, dépendance aux sources, format, etc. – qui peuvent expliquer que l’extrême droite tire plus facilement parti des transformations de l’espace médiatique et notamment des logiques d’audience qui s’y imposent.
Rappelons, à cet égard, les propos prémonitoires du sociologue Pierre Bourdieu dans Sur la télévision : « La télévision […] fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature, science, philosophie, droit […]. Je pourrais en faire aisément la preuve en analysant le traitement que, poussée par la recherche de l’audience la plus large, la télévision, suivie par une partie de la presse, a accordé aux fauteurs de propos et d’actes xénophobes et racistes ou montrant les concessions qu’elle fait chaque jour à une vision étroite et étroitement nationale, pour ne pas dire nationaliste, de la politique [5]. » Bourdieu expliquait que le poids croissant des contraintes commerciales dans le champ journalistique agissait comme une forme de censure, notamment en empêchant l’émergence d’une pensée critique, au profit de raccourcis et d’idées reçues, souvent réactionnaires.
Là encore, les logiques ne sont pas nouvelles. L’expansion des faits divers dans les colonnes des journaux est contemporaine du développement de la presse populaire. Elle connaît son âge d’or à la veille de la Première Guerre mondiale : c’est à cette époque qu’émerge le reportage et que les rédacteurs sont amenés à se déplacer sur le terrain, à commencer par les commissariats, et font parfois preuve d’audace et de roublardise pour dénicher des histoires sulfureuses. Le fait divers est alors un genre journalistique mineur, principalement destiné aux débutants, qui paie mal et ne confère aucune sécurité de l’emploi [6]. Réputés très lus, les faits divers constituent un moyen de diffuser les journaux vers un lectorat plus populaire. La presse d’extrême droite s’en saisit déjà pour acquérir une notoriété dans l’espace médiatique : par exemple, Édouard Drumont, auteur du pamphlet antisémite La France juive, publié en 1886, donne à voir dans le journal populaire La Libre Parole les prétendues agressions des juifs à l’encontre des Français [7].
Bourdieu soulignait que les « faits divers font diversion », parce qu’ils favorisent des contenus anecdotiques au détriment d’informations aux enjeux plus importants, concernant de possibles modifications des structures économiques et politiques. Mais ils ne font pas que cela : ils livrent une information souvent vectrice d’une forte charge émotionnelle et capable de retenir l’attention du public, sans exiger de compétence particulière pour saisir d’éventuels enjeux sous-jacents. C’est pourquoi ils tendent à intéresser tout le monde et fragmentent peu le public. Bourdieu disait donc qu’ils sont « omnibus », au sens où ils semblent ne pas soulever d’enjeux directement politiques. À ce titre, ils parviennent d’autant plus à susciter des formes de consensus, notamment sécuritaires, qu’ils ne reposent pas sur des arguments mais mobilisent des affects (par exemple, dans tous les cas où ce sont des enfants qui sont en jeu). Pour l’extrême droite, les faits divers constituent donc un instrument idéal pour faire infuser ses visions du monde auprès d’un plus grand public. La part qu’ils prennent dans l’espace médiatique, et le poids des médias dans l’accès aux représentations politiques, se sont considérablement accrus ces dernières décennies. La libéralisation des ondes à la fin des années 1970 augmente l’offre radiophonique, mais surtout, la privatisation d’une partie de l’audiovisuel dans les années 1980 (notamment la cession de la première chaîne, TF1, au groupe Bouygues), exacerbe la concurrence entre chaînes de télévision pour l’obtention de la plus grande part du gâteau publicitaire. Selon cette logique, la garantie de fortes audiences permet de faire monter les tarifs des annonceurs. Les faits divers peuvent alors constituer un levier de cette stratégie commerciale.
Dans les années 1990, l’émergence des chaînes d’information en continu (LCI en 1994, i-Télé en 1999, qui deviendra plus tard CNews, puis BFM en 2005), conjuguée au relatif déclin de la presse écrite, contribue encore davantage à déplacer le centre de gravité du champ journalistique vers l’audiovisuel. Dans ce contexte, les faits divers grignotent une part croissante de la surface rédactionnelle des médias. Entre 2002 et 2012, leur part augmente de 73 % dans les journaux télévisés selon le baromètre de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) [8]. Presque inexistants dans celui d’Arte (1 % du JT), ils représentent plus de 9 % de la composition de celui de M6, avec en premier lieu des actes de violence contre des personnes [9], en particulier des enfants.
Leur part dans la composition du journal et leur traitement varient selon les modes de financement des médias. Les journaux les plus contraints par des logiques commerciales et, dans une moindre mesure, les médias de diffusion locale tendent à leur accorder une place plus importante. Les faits divers présentent pour eux l’avantage de répondre à la contrainte de produire l’information dans l’urgence [10]. De plus, leur production est largement routinisée : les sources policières et judiciaires étant disposées à collaborer avec les journalistes, l’information devient peu coûteuse à produire. Pour les médias qui tendent à être les plus dépendants des logiques d’audience, les faits divers présentent ainsi des propriétés idéales, ce qui explique pourquoi les journalistes en sont particulièrement friands.
L’extrême droite comme fonds de commerce des médias
De façon concomitante à l’inflation des faits divers, l’extrême droite est devenue plus visible dans l’espace médiatique. Alors qu’ils étaient cantonnés aux marges de l’espace médiatique jusque dans les années 1980, ses acteurs ont désormais la possibilité de s’exprimer sur les réseaux sociaux (X/Twitter, YouTube, TikTok), sur les émissions de plateau (CNews, C8, BFM) ou dans une presse magazine à fort tirage.
De leur côté, les chaînes d’information en continu comblent une partie de leur important temps d’antenne en invitant, notamment aux heures creuses, des députés, sénateurs ou représentants d’associations qui, par le passé, avaient moins la possibilité d’apparaître face caméra. C’est en particulier le cas des élus Rassemblement national qui, depuis qu’ils disposent d’un groupe parlementaire, sont bien plus fréquemment invités à la télévision qu’auparavant [11]. Pour tirer son épingle du jeu de ce « second marché médiatique [12] », il faut se conformer aux codes de l’information en continu, en mobilisant l’art des « petites phrases » destinées à être reprises par d’autres médias et sur les réseaux sociaux. Susciter le buzz pour exister en politique devient dès lors la stratégie privilégiée de ceux qui sont positionnés en marge du champ, même si les acteurs centraux n’hésitent pas à en user eux-mêmes, par exemple pour influer sur l’agenda médiatique.
« Peu importe qu’on parle du FN en bien ou en mal, l’important, c’est qu’on en parle [13]. » Tel était déjà le credo de Jean-Marie Le Pen, qui usait de déclarations racistes pour provoquer ses adversaires, susciter des polémiques et imposer sa présence à la Une des journaux. Néanmoins, les réactions médiatiques d’adversaires politiques mieux établis ont longtemps suffi à maintenir un « cordon sanitaire ». C’est pourquoi le sociologue Cas Mudde affirme que les médias sont, pour l’extrême droite, à la fois des amis et des ennemis [14]. Mais le FN s’est, de cette façon, et avec l’aide des commentateurs du jeu politique, construit une image de parti antisystème.
En ce sens, les médias grand public et une partie de l’extrême droite sont structuralement des alliés objectifs, et les faits divers constituent le registre journalistique qui les unit. La parole d’extrême droite comme les faits divers favorisent en effet un traitement sensationnaliste de l’actualité, en valorisant des informations qui ont une forte charge polémique et émotionnelle mais aussi un discours opposant un « nous » à des groupes extérieurs construits comme des altérités radicales [15]. Cette configuration dépasse le seul cas français. Plusieurs enquêtes montrent que l’ascension politique de personnalités politiques d’extrême droite a été favorisée dans les économies capitalistes par des médias fortement dépendants de logiques commerciales [16].
Mais les logiques d’audience incitent aussi une partie des médias conservateurs à renforcer le poids des faits divers dans leur modèle rédactionnel. Dans les années 2000, certains médias de droite revoient leur modèle économique et choisissent de radicaliser leur ligne éditoriale pour augmenter leurs bénéfices. Valeurs actuelles constitue l’un des exemples les plus significatifs de ce réalignement. En 2013, Yves de Kerdrel arrive à la direction du groupe Valmonde. Il est à la fois proche de la presse de droite (chroniqueur au Figaro, éditorialiste aux Échos) et du Medef (Commission pour la libération de la croissance française, ancien membre du Conseil pour la diffusion de la culture économique). Pour redresser économiquement l’hebdomadaire, il s’appuie sur une étude marketing auprès de son lectorat, qui l’invite notamment à se positionner contre la « bien-pensance » et dans la lignée d’une droite « décomplexée [17] ». La nouvelle formule, lancée en janvier 2013, permet d’augmenter significativement les ventes, qui passent de 98 000 exemplaires en 2013 à 123 000 en 2015.
Le relatif rétablissement économique de Valeurs actuelles se conjugue, selon la même stratégie de recherche commerciale, au lancement en 2014 du FigaroVox, la plateforme d’idées du Figaro, et la vente chez les marchands de journaux d’autres revues conservatrices et réactionnaires, comme Causeur, L’Incorrect ou Éléments. Les cadres de l’empire Bolloré tentent eux aussi de légitimer leur ligne en arguant des chiffres d’audience. CNews est ainsi la chaîne d’information continue dont les audiences ont le plus augmenté en 2023 (+0,4 point), la rapprochant de celles de BFM. Europe 1 a, quant à elle, vu ses audiences se redresser en 2023, alors qu’elles diminuaient depuis dix ans. Toutefois, un certain nombre d’exemples montrent la fragilité de ce modèle. Canal+, C8 et CNews restent déficitaires – respectivement, de 26 millions, 23 millions et 4 millions d’euros en 2022 [18]. Les ventes de Valeurs actuelles ont quant à elles fortement reflué entre 2021 et 2022 (– 9,12 %). Enfin, la prise en main du Journal du dimanche, en 2023, par Vincent Bolloré a provoqué la fuite d’une partie des annonceurs traditionnels, qui n’ont pas été remplacés en totalité.
Samuel Bouron
Extrait de Extrême droite : la résistible ascension, Ugo Palheta (dir.), Institut La Boétie, Éditions Amsterdam, 2024, p. 129-138.