Le Parisien ?
Si vous voulez savoir ce qui se passe au Parisien, inutile de lire le quotidien ce mardi 21 septembre 2004. Vous y trouverez seulement - sous le titre « A nos lecteurs » - cette « information » d’une précision stupéfiante : « Un arrêt de travail d’une partie du personnel nous a empêchés de réaliser votre journal dans sa configuration habituelle. Nous vous prions de nous en excuser et vous remercions de votre fidélité ».
Certes, vous pouvez tenter de vous informer directement auprès des syndicats ou de cette « partie du personnel » qui entrave la « configuration » du Parisien. Mais, dans la presse, c’est du côté d’un autre journal qu’il faudra vous tourner. Libération, par exemple, où Olivier Costemalle, sous le titre « Le Parisien en grève » explique qu’une grève de la rédaction a été « votée hier soir à l’issue d’une assemblée générale par 98 voix pour, 5 contre et une abstention ». Et précise : « La rédaction proteste contre le sort réservé aux pigistes permanents du service photo : sur six personnes, la direction n’accepte de n’en titulariser que deux et réserve sa réponse pour une troisième. Le mouvement de grève devrait se poursuivre aujourd’hui. Un nouveau vote doit intervenir ce soir. »
Le Monde ?
Si vous voulez savoir ce qui se passe au Monde, inutile de lire ce quotidien : il ne publie que ses communiqués officiels... Pour disposer de quelques informations, lisez Libération, L’Express ou Le Figaro.
Dans L’Express du 20 septembre 2004, par exemple, vous prendrez connaissance, sous le titre « Le Monde selon Plenel » [1] de quelques extraits d’une « note confidentielle, consécutive à un séminaire du journal qui s’est tenu au début de l’été ».
Selon cette note (et selon L’Express), Edwy Plenel, estime que, « gravement atteint » par La Face cachée du Monde [2], le quotidien doit « repartir à la conquête de son image ». Et L’Express de préciser : « Pour cela, Plenel avance plusieurs pistes. Dont une refonte complète du contenu du journal, qui doit, selon lui, « retrouver les fondamentaux de la formule de 1995 » et un changement de parution, avec un passage au matin, qu’il juge « inéluctable », comme le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani. Parmi les raisons invoquées : l’offensive de la presse gratuite [3] et l’arrêt de l’acheminement des quotidiens par TGV vers la province à compter de 2005. »
A défaut d’une analyse de L’Express, nous aurons droit à cette perfidie : commencer l’articulet par une nouvelle réjouissante... pour les copains de L’Express. Quelle nouvelle ? Celle-ci : « Le Monde n’échappe plus à « la spirale dépressive » qui frappe la presse quotidienne et va perdre sa première place en France : « Nous serons doublés par Le Figaro à la fin de 2004. » C’est ce que pronostique Edwy Plenel (...) ». Le Figaro appartient à la Socpresse-Dassault, comme... L’Express.
Libération ironise, certes (et à juste titre) sur « un “plan de sauvegarde de l’emploi” dont la principale mesure consiste à... supprimer 90 emplois sur 750. ». Mais, sous le titre « Pour se renflouer, Le Monde débarque du monde », Olivier Costemalle et Catherine Malaval informent, autant qu’ils le peuvent (tant il est difficile de pénétrer ce havre de transparence qu’est Le Monde, comme le sont tous les journaux), sur la situation du « quotidien de référence » et la réaction de ses salariés [4].
Situation et réaction dont officiellement Le Monde ne sait rien... alors qu’il consacre, dans son édition datée du 21 septembre, un « portait » à... Serge Dassault, nouveau propriétaire de soixante-dix journaux, dont Le Figaro.
Le Figaro ?
Le titre de cet article signé par Dominique Gallois et Pascale Santi ? « Serge Dassault, l’homme qui aimait la presse ». Le chapô ? « A 79 ans, l’héritier de Marcel Dassault ajoute à son empire soixante-dix journaux, dont "Le Figaro", et brigue un mandat de sénateur. Portrait d’un interventionniste aux allures bonhommes. » On se doute que ce portrait interventionniste aux allures bonhommes, n’a pas la prétention de diagnostiquer la crise de la presse en général. Ce sera pour une autre fois : quand la direction du Monde tentera d’expliquer ou de se justifier.
Quant à savoir ce qui se passe au Figaro, vous en aurez un vague aperçu en lisant Le Monde et un aperçu beaucoup plus précis (une fois encore...) dans Libération. Ainsi, dès le 16 septembre, sous le titre « Le Figaro fourbit sa riposte à Dassault », Olivier Costemalle exposait la réaction des journalistes du Figaro à leur seigneur et maître Dassault, qui avait déclaré lors d’une rencontre avec le bureau de la société des rédacteurs fin août : « Il y a des informations qui font plus de mal que de bien, le risque étant de mettre en péril des intérêts commerciaux ou industriels de notre pays. »
Et Libération de publier la « motion en réponse aux propos de Serge Dassault » qui devait être soumise le lundi 20 septembre au vote des journalistes :
« Après consultation des journalistes des rédactions du Figaro, la société des rédacteurs s’alarme de certains propos tenus par Serge Dassault lors de leur rencontre, le 30 août. Ces propos sont en contradiction avec les principes fondateurs de la charte des journalistes des rédactions du Figaro et avec les textes qui régissent l’exercice de la profession de journaliste. Ils mettent en cause les principes d’indépendance des rédactions du Figaro. La société des rédacteurs rappelle que le Figaro ne peut en aucun cas se transformer en un journal militant. Il doit rester un grand journal d’informations nationales et internationales, un journal de référence ouvert à tous les courants de pensée, dans sa tradition longue de plus de 150 ans. La SDR demande aux directions des rédactions de s’engager à faire respecter les principes fondateurs de la charte des journalistes des rédactions du Figaro adoptés à l’unanimité par l’ensemble des rédactions en juin. La SDR se réserve le droit de dénoncer publiquement ou par toute autre voie qu’elle jugera opportune toute atteinte à ces principes. C’est à ce prix que le Figaro restera un journal indépendant, ambitieux et de renommée internationale. »
Le Monde daté du 22 septembre titre sobrement : « Au Figaro, la motion de réponse à M. Dassault est adoptée à 93% ».
Et au Monde ? Que se passe-t-il au sein de la rédaction du Monde ? Craintes et omerta...
Mais à Libération ? Rien ne se prépare et rien ne se passe à Libé ? Silence, pour l’instant, dans la plupart des journaux... et dans Libération, bien sûr.
Leçons d’une (petite) revue de presse
Faites jouer la concurrence ! Puisque, grâce à la concurrence entre les divers journaux, la discrétion n’est pas totale... sauf dans les colonnes des journaux concernés. Et pour faire jouer la concurrence... achetez tous les journaux pour savoir ce qui se passe dans la presse écrite ! Ou bien : apportez votre contribution à une observation des médias, critique et indépendante.
Méfiez-vous de la concurrence ! Puisqu’elle pollue tous les bilans et paralyse toutes les ripostes. A cause de la concurrence entre les journaux, chacun tente de tirer son épingle du jeu alors que les difficultés sont globales et structurelles. Ou bien tente de mettre sur le compte des difficultés globales, les responsabilités spécifiques de leurs chefferies éditoriales et de leurs capitaineries industrielles.
Chaque entreprise de presse défend sa « liberté de la presse ». Et toutes (ou presque...), prises ensemble, confondent la « liberté de la presse » avec leur liberté d’entreprendre, à laquelle elles subordonnent le droit à l’information.
On l’a compris : manifestement, les difficultés, voire la crise de la presse écrite, sont une question politique. Elles ne peuvent être résolues durablement que dans le cadre d’une refonte générale du paysage médiatique. Et il est vain, bien sûr, en dépit de quelques larmes, de compter sur les entreprises de presse, pour affronter les droits d’informer et d’être informé sur ce terrain.
Si les médias en lutte contre la prostitution de leur activité s’éveillent, cela devrait s’entendre : ils appelleront à des actions de masse contre la concentration des médias, la financiarisation de leur activité, et pour la révision complète des aides à la presse.
Et comme cela est totalement improbable, il faudra bien que les journalistes et les salariés de médias, leurs lecteurs et usagers se manifestent et manifestent pour défendre les droits que les patrons de presse ne cessent d’invoquer et de bafouer... et sur lesquels « les politiques », comme on dit, sont, pour le moins discrets !
Henri Maler