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Les coulisses de la conquête du Monde

par Patrick Lemaire,

Pilier du Monde dans les années 80-90, Alain Rollat a été l’un des principaux artisans de la conquête du quotidien par Jean-Marie Colombani. Dix ans après le " sacre ", le " premier des déçus du colombanisme " livre une description minutieuse des affrontements qui ont rythmé la vie interne du Monde depuis vingt ans.

Le Monde, en cinquante ans, a changé, " en particulier, parce que son mode de commandement, de fonctionnement, d’administration s’est modifié sous l’influence des évolutions contemporaines. C’est de cela dont je voudrais témoigner ", explique l’auteur. " Au moment où Le Monde commence à subir les effets pervers de la logique marchande qu’il a ainsi privilégiée, jusqu’à s’exposer aux boursicotages, je tiens à m’en expliquer par devoir d’honnêteté autant que par souci d’exactitude. "

Les luttes de pouvoir qui font l’ordinaire du quotidien depuis vingt ans sont l’objet d’un témoignage incomparable car issu d’un de leurs acteurs de premier plan. Aussi, au-delà de la polémique intervenue après la sortie de La Face cachée du Monde, le témoignage d’Alain Rollat est avant tout, par les informations inédites qu’il met à la disposition du public, un formidable document pour les historiens de la presse et des mœurs journalistiques.

" Entré au Monde comme on entre en religion ", Rollat reconnaît d’abord s’y être " embourbé dans les querelles de chapelle "… avant de détailler en long et en large comment il y a pris une part active, voire décisive. Il fut successivement " rival " et " ennemi intime " de Jean-Marie Colombani au service politique, puis, dans la bataille pour la direction du journal, son " spadassin ", " conseiller spécial ", voire " homme de paille ".

" Je n’instruis ici aucun procès. Sinon contre moi-même, contre mon impuissance. J’avais rêvé d’une république sociale, j’ai fui un podestat marchand ".

Manigances

" Un essai amer et cruel, pour lui et pour les autres ", commente l’AFP (28 mai 2003). L’exercice confine au numéro d’équilibriste car, dans les agissements qu’il décrit, Rollat était souvent lui-même à la manœuvre. " J’assume une grosse part personnelle de responsabilité dans cette dérive vers l’absolutisme car j’ai été, de 1977 à 2001, à plusieurs moments capitaux de la vie du Monde, l’un des protagonistes de ce changement contre nature. " Mais son mea culpa répétitif s’avère un passage obligé dans l’entreprise de démolition de " Jean-Marie " (autrement appelé " Mon Prince " quand l’auteur autoplagie le style " Lettres persanes " du temps où il tenait la chronique télévision du quotidien).

A la lecture de l’ouvrage, on s’étonnera pourtant qu’un pan non négligeable de son action au Monde soit, dans son récit, exempt de tout remord : l’instrumentalisation, au service des ambitions d’un clan, de la section syndicale qu’il a lui-même créée et dirigée. Il use de ce levier pour rallier les salariés au panache de son favori, promettant que celui-ci ferait du Monde un lieu d’ " exception sociale ". " Notre étiquette cégétiste lui valait le soutien du Monde diplomatique comme elle lui avait acquis le vote des employés et des cadres subalternes " (sic). " Elu cégétiste, je siégeais déjà au Comité d’entreprise (…) Repoussant les limites de la schizophrénie militante, je me suis fait élire par le bloc des anti-Vernet [1], en tant qu’actionnaire, au conseil d’administration de la Société des rédacteurs. J’ai cumulé ces deux mandats en toute impunité, sans que personne ne soulève l’objection de cette entorse au droit du travail, et j’ai refermé cette tenaille sur Vernet pour le plus grand profit de Jean-Marie. "

Et, une fois Colombani intrônisé, le délégué syndical se retrouve du jour au lendemain " délégué auprès du Directeur général " en charge des affaires sociales. Dans ce " mélange des genres ", Rollat ne voit qu’une continuité dans le rôle de " préposé au bonheur " (sobriquet dont l’avait ironiquement affublé le directeur de la rédaction Bruno Frappat)… Certes, l’ancien délégué-syndical-puis-délégué auprès-du-directeur, affirme qu’il lisait l’affrontement Amalric-Colombani comme un succédané de " lutte de classes " : évoquant la Rome antique, il avance que " le parti des amalriciens regroupait, en quelque sorte, les optimates, ceux de nos aristocrates qui se prétendaient " les meilleurs ", les plus aptes à gouverner (…) Nous étions les populares. Nous livrions aux optimates une guerre sociale "

En 1990, lors de l’élection par la Société des rédacteurs (SDR) de son candidat à la direction du Monde, Daniel Vernet coiffe sur le poteau Jean-Marie Colombani, soutenu notamment par Edwy Plenel et Alain Rollat. Mais celui-ci prend prétexte de la défection du cogérant gestionnaire proposé par Daniel Vernet, pour retourner la situation, en adressant à la Société des lecteurs et aux autres associés, une lettre " assassine " et catastrophiste présageant le pire pour la collectivité du Monde. " J’ai poignardé Vernet dans le dos ".

Conséquence : pour la première fois dans l’histoire du journal, la balle est dans le camp des actionnaires extérieurs. Rollat a écrit : " Il ne suffit pas d’être élu roi par un aréopage pour se réclamer du soutien du peuple ", mais il a ainsi ouvert la voie à une solution externe (qui se concrétisera avec la nomination de Jacques Lesourne).

La manœuvre est risquée, voire irresponsable : elle met en cause le fonctionnement original du Monde, dont l’élection du directeur par les journalistes est la pierre angulaire. Si, cette fois, le coup vient de l’intérieur, le précédent ne compromet-il pas l’avenir ? A la fin du livre, s’adressant à Colombani, Rollat " pressen(t) que, le moment venu, la Société des rédacteurs ne sera pas libre de te choisir un successeur. Pourquoi ? Parce qu’il y a désormais trop d’argent dans le " halo " de pouvoir personnel où tu t’es enfermé. "

Dans les années qui suivent l’échec in extremis de Daniel Vernet, le bateau ivre de la rue Falguière périclite, tant en interne (" Entre les partisans de l’infortuné Vernet et nous flottait une atmosphère de Saint-Barthélémy "), que sur le plan économique (" Nous savions tous que Le Monde était devenu une machine à fabriquer des déficits, nous n’arrêtions pas de parler de l’urgence de remédier à nos penchants suicidaires, mais nous faisions de la question du choix du successeur d’André Fontaine la condition sine qua non de tout le reste. ").

" C’est à partir de ce moment-là, reconnaît le mémorialiste, que la " question des personnes " a commencé à se traduire, dans le fonctionnement du Monde, par des changements dont les conséquences ont, peu à peu, abouti, quelques années plus tard, non seulement à des réformes rédactionnelles en rupture avec la vocation originelle du journal mais aussi à des restructurations juridiques qui ont mis Le Monde sous la dépendance de ses banquiers, au dépérissement de la Société des rédacteurs et à l’instauration d’un régime monarchique. "
Tout est dit.

Mais, s’il a mis à bas un garde-fou pour l’indépendance du Monde, le " coup " de Rollat contre Vernet aboutit, sur le plan tactique, à un résultat sans doute inespéré. La fortune de Colombani prospère sur le champ de ruines : ses concurrents potentiels se sont (ont été) éloignés ; la " solution externe " Lesourne, conséquence directe des divisions de la rédaction, a, paradoxalement, ressoudé les personnels, contre Lesourne…

D’abord via la Société des rédacteurs : " orfèvre en dialectique, maître manœuvrier, Edwy (Plenel) sut l’amener à jouer si bien son rôle de contre-pouvoir que Jacques Lesourne finit critiqué par ceux-là mêmes qui l’avaient sorti de leur chapeau. " Et l’outil syndical est aussi mis à contribution : " J’étais, comme d’habitude, en phase avec Plenel (…) Nous n’avions pas besoin d’en débattre pour agir de concert ou de conserve, sous notre casquette syndicale ou notre tablier d’actionnaire. "

Le 28 février 1994, Colombani récupère les commandes du journal davantage par défaut, parce que ses complices ont fait place nette, que par ses mérites propres.
" Le royaume républicain de mes rêves commença à basculer sur la pente monarchique. "

" Mégalocéphalie "

Quelques-uns auront le courage d’exprimer leurs réticences. Jean-Luc Rozensweig (un des " adversaires déclarés " de Colombani) met en garde contre " un risque de despotisme éclairé et un risque de mégalocéphalie, autrement dit un risque de prise de grosse tête… ". Mais " l’opposition la plus inattendue " vient des rangs du service politique (celui de Rollat, et de Colombani) : " Notre rubricard parlementaire, Thierry Bréhier, dont les analyses faisaient autorité dans les travées du Palais-Bourbon, s’était prononcé contre ce qu’il avait appelé " une candidature forcée ". Bien qu’il fût resté elliptique, dans l’expression de ses réticences, sa prise de position avait profondément atteint Jean-Marie qui ne supportait plus qu’on fasse allusion à ses " liens " avec le monde politique. "

" Jean Schwoebel, ancien du Monde, pionnier et infatigable propagateur des sociétés de journalistes voyait juste quand il nous mettait en garde contre " les mandarins et les stars que leur notoriété et leur pouvoir grisent " ", écrit Rollat. Se qualifiant lui-même d’" éminence dégrisée ", il prend soin de préciser, à propos de Colombani : " Je ne m’étais pas trompé lorsque j’avais exhorté les personnels du Monde à faire confiance à son ambition personnelle pour garantir la continuité de notre aventure collective. Il s’agissait d’un pari faustien. Je m’étais illusionné sur ma capacité à m’en accommoder, et, surtout, à la contrôler. "

" Colombani présentait, jusque dans ses ambiguïtés, le profil le plus adapté aux circonstances. Sa notoriété médiatique agaçait les autres chefs de service mais valorisait Le Monde aux yeux des investisseurs potentiels. Ses prestations télévisées, aux côtés d’Anne Sinclair, faisaient grimacer les contempteurs du journalisme de connivence mais lui valaient la révérence du grand public. Ses éditoriaux à géométrie variable plaisaient aux rocardiens comme aux balladuriens, parce qu’ils déplaisaient autant à Mitterrand qu’à Chirac, mais cela lui donnait une image attrape-tout fort utile au moment où l’avenir du Monde nécessitait un consensus électoral aussi large que le fossé idéologique séparant Alain Minc d’Ignacio Ramonet. (…) Seul candidat remis en selle par le conseil d’administration de notre Société des rédacteurs, au lendemain de la démission de Jacques Lesourne, Jean-Marie n’a pas eu besoin de moi pour trouver le moyen électoral de ratisser large au sein de la rédaction. S’il avait tout de suite annoncé la nomination d’Edwy au poste de directeur de la rédaction, il se serait aliéné certains suffrages. Il n’a pas commis une telle erreur. "

En effet, dans un premier temps, Colombani appelle Noël-Jean Bergeroux et Philippe Labarde, pour " élaborer les réformes rédactionnelles " avec Edwy Plenel. Au bout de quelques mois, Labarde réalise " qu’il avait servi de leurre électoral ". C’est Plenel qui, sans partage, pilotera la nouvelle ligne rédactionnelle du Monde. Rappelons que quelques années plus tôt, Rollat avait barré la route à Vernet au prétexte que celui-ci avait changé de n°2 pendant le processus de désignation [2]

C’est à la " recapitalisation " de 1995 qu’on peut sans doute dater la fin d’un Monde indépendant : à travers l’introduction dans le capital d’une Société des lecteurs et de patrons du privé (" Le Monde Entreprises "), " la réussite commerciale devenait pour nous un impératif vital (…) Ou nous devenions enfin capables de prouver la rentabilité du Monde ou notre journal tomberait entre les mains des marchands. " Un pronostic qui, huit ans plus tard, n’a pas pris une ride, alors que Le Monde n’en finit pas de programmer son introduction en Bourse (lire "Le Monde" en Bourse).

Mea culpa ? " Je regrette de ne pas être intervenu dans les choix de Jean-Marie au moment où il a composé son directoire. Je n’avais pas encore pris conscience que Bergeroux n’était plus que l’ombre du journaliste subtil et informé que j’avais connu à mon entrée au service politique. "

Chargé des affaires sociales (" préposé au bonheur ") auprès du nouveau patron, Rollat ne tarde pas à déchanter. " L’apothéose de mes activités de préposé au bonheur fut le succès du " Plan de départs volontaires " mis en œuvre en parfait accord avec toutes les organisations syndicales, contre l’avis de Dominique Alduy (directrice générale) et de son état-major administratif, qui auraient préféré des licenciements ordinaires. Cette paix sociale permit à Jean-Marie de transformer à sa guise, avant la fin de 1994, la SARL Le Monde en société anonyme à directoire et conseil de surveillance "… Mais, à propos d’Edwy Plenel, Rollat confie plus loin : " Je ne lui ai fait qu’un seul reproche quand il a entrepris d’embaucher à tour de bras pour augmenter les effectifs de la rédaction, alors que je faisais l’impossible pour réduire la masse salariale de l’entreprise à coups de départs volontaires. Cette incohérence était dangereuse. "

En effet. Rollat oublie de préciser que, comme le montant de l’indemnité de " départ volontaire " dépend de l’ancienneté, la manœuvre revient à se séparer de journalistes parmi les plus expérimentés, ce qui n’est pas sans conséquences sur le contenu du journal… et sur la capacité de résistance de la rédaction à la remise en cause des " fondamentaux ". Edwy Plenel " a liquidé les dernières baronnies en affectant les anciens rédacteurs en chef à des tâches périphériques et en confiant le contenu du journal aux chefs des séquences nommés par ses soins et promus nouveaux rédacteurs en chef. Profitant de l’inexpérience des nouveaux délégués syndicaux, il avait verrouillé sa position en s’arrogeant le droit de fixer la rémunération de tous les hiérarques. " En résumé : " l’exception sociale était passée à la trappe " !

" Le pire est que je n’ai pas bronché quand, sous prétexte de modernité, Jean-Marie a décrété la transformation des services en " séquences ". J’ai jugé dérisoire ce changement sémantique alors qu’il modifiait l’ordre des valeurs fondatrices du Monde en soumettant l’organisation des services rédactionnels à un concept utilisé pour la production des images. Cette primauté accordée à la forme sur le fond préfigurait la métamorphose du Monde en produit médiatique et celle de notre démocratie en démocrature. "

La " normalisation du contenu " du Monde sacrifie " à des effets de mode très éloignés de ses valeurs fondatrices. La mise en exergue systématique, en tête de une, de " dossiers du jour " aussi différents que la crise irakienne ou les émois de " Loft story " rendait caducs les anciens critères relatifs à la hiérarchie de l’information. " Qu’avec élégance ces choses-là sont dites ! Alain Rollat cite aussi la suppression du " Bulletin de l’étranger ", la disparition des résumés analytiques de l’Assemblée nationale et du Sénat, l’introduction de la photographie " dans les plus mauvaises conditions techniques ", l’envahissement par la publicité…

Et la sacro-sainte Société des Rédacteurs ? " Le nouveau Conseil d’administration de la Société des rédacteurs préférait la tranquillité : il s’est comporté comme une courroie de transmission, alors que la transformation des structures juridiques de notre communauté de travail et sa recapitalisation appelaient, au contraire, un surcroît de vigilance de sa part. " " Ma crainte est que cette évolution soit irréversible et que la Société des rédacteurs ne retrouve jamais la part de pouvoir qu’elle a abandonnée à ses nouveaux associés. " (lire notamment Colombani bousculé par sa rédaction).

" Personne n’a digéré plus de couleuvres que moi quand Mon Prince a ajouté à ma charge de préposé au bonheur celle d’éminence grise à carte blanche affectée au traitement des affaires secrètes… " Au Midi libre [3], Rollat représente Le Monde, que José Frèches avait sollicité dans son offensive contre la famille Bujon. " Le sieur Frèches misait sur l’appui de Mon Prince pour asseoir son pouvoir. Mon Prince, naturellement, lui jurait amitié éternelle. Devenu actionnaire de référence, Le Monde ne se voulait pas pressé de revendiquer l’exercice du pouvoir. " Frèches accepte de calquer les statuts du groupe sur ceux du Monde, et invite les actionnaires minoritaires à vendre leurs parts au groupe parisien… Une fois effectuée la prise de contrôle du quotidien régional, Colombani révoque Frèches sans ménagement. Le jour même, il confie à Rollat : " Aujourd’hui, nous parachutons Bergeroux à la tête du Midi libre et toi, dans un mois, tu prends la direction de L’Indépendant… " Mais Rollat se retrouvera à Rodez : sa présence à Perpignan deplaisait à Dominique Alduy, épouse du maire de la ville, et directrice générale du Monde, arrivée sept ans plus tôt sur la recommandation du même Rollat [4]

L’heure de vérité

Après la parution de La face cachée du Monde, Rollat a apporté un post-sciptum à son récit, sous la forme de deux textes adressés à Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani. Le questionnement prend alors un tour à la fois plus pressant et plus précis, touchant notamment à l’orientation imposée au journal, mais aussi à la déontologie.

A Edwy Plenel, directeur de la rédaction, Alain Rollat demande :

" Pourquoi as-tu refusé d’affronter en débat Péan et Cohen ? Je suis sûr que, sur beaucoup de points, tu l’aurais emporté. Mon avis est que, personnellement, tu souhaitais cette confrontation. Je suis certain que tu as déclaré forfait pour ne pas embarrasser davantage Notre Prince qui avait, lui, de bonnes raisons - si j’ose dire - de fuir certaines questions (…) Vous espériez prouver que " la logique de l’information " était la seule clé de vos comportements et vous avez démontré le contraire en vous comportant comme des hommes de pouvoir gênés. "

A cette fin de non-recevoir, Rollat oppose mot pour mot les interpellations que son ancien " camarade " adressait à une précédente direction du Monde, tant sur le contenu que sur le fonctionnement et la stratégie du Monde :

" Pourquoi, disait alors Plenel, être arc-bouté sur une vision lénifiante du bilan des cinq dernières années ? " " Pourquoi la moindre question se fait-elle renvoyer dans les cordes ? (…) J’aimerais que l’on écoute plus ce qui s’exprime, que l’on sorte du discours d’autorité. " " Ne faut-il prendre parfois le risque de perdre des lecteurs plutôt que notre âme ? " questionnait le contestataire d’alors. A quoi Rollat fait écho : " Quel mal y a-t-il à être interpellé sur la nouvelle formule inaugurée en 1995, les effets de titre, les mises en scène qui en ont résulté, au détriment, parfois, de la hiérarchie de l’information ? "

Auteur de trois livres avec Edwy Plenel, Rollat interpelle son ancien complice : " Tu as toujours eu du mal à garder tes dossiers à distance de tes convictions (...). Quand la cause est belle, l’acteur social, en toi, met l’analyste en veilleuse (…) Cela n’avait pas de conséquence extrême dans le contenu du journal à l’époque où tu travaillais sous le contrôle de regards professionnels aussi exercés que le tien. En mettant au placard les rédacteurs en chef qui passaient une dernière fois au crible la production des services, tu as supprimé la plupart des verrous de contrôle (…) Ce manque de distance se traduit forcément, parfois, par un manque de retenue. Tu devrais revenir aux tables de la loi. "

" Il y a péril en la demeure à cause de ta propension à imposer aux autres tes grilles de lecture, tes cribles de pensée, des réflexes militants. (…) Il est normal que tu sois enclin à embaucher, de préférence, des plumes en phase avec la tienne. Mais prends garde au syndrome du moule unique. Si la rédaction du Monde devenait une cellule de pensée mimétique elle mourrait de chlorose. Ce risque existe parce que, en prenant de l’âge, ton aptitude au commandement n’échappe pas au travers du caporalisme. "

Quant aux grands reportages, " les écrivains ne font pas, ipso facto, de meilleurs reporteurs que les journalistes. Une Annick Cojean a l’œil plus exercé qu’un Bernard-Henri Lévy. Les historiens ne font pas, idem, de meilleurs analystes que les correspondants locaux. Un Frédéric Bobin en sait plus sur la Chine d’aujourd’hui qu’un Alexandre Adler. L’apport des " éditorialistes associés " n’enrichit pas la production rédactionnelle du Monde, il l’appauvrit parce qu’il freine l’éclosion des talents maison. Si Le Monde n’avait pas pris l’habitude de s’en remettre aux instituts de sondage pour évaluer les mouvements de l’opinion publique, il ne se serait pas couvert de ridicule pendant la campagne présidentielle de 1995. "

S’adressant ensuite à Jean-Marie Colombani, Alain Rollat interroge sa " part d’opacité ". " D’où vient ce sentiment bizarre que tu préfères la brume à la clarté ? "
La suite de son adresse au directeur du Monde ne laisse pas d’intriguer, non plus que de troublants sous-entendus…

Ainsi, depuis son accession à la tête du Monde, Colombani n’a pu empêcher que des informations " filtrent " sur son rôle dans " l’affaire Botton " (lire Journalistes ou formateurs en communication). Rollat rappelle qu’en 1981, Claude Julien a été écarté de la succession sur la base de soupçons bien moins graves. " Imagine de ce qu’il serait advenu de notre vote sur ta candidature à notre trône, le 27 février 1994, si notre corps électoral avait alors eu vent de ton audition au palais de justice de Lyon le 12 novembre 1993… "

De même, " le montant de ton salaire te donnait-il à ce point mauvaise conscience qu’il ait fallu attendre la publication de La face cachée du Monde pour que les personnels du Monde en soient informés ? ", interroge-t-il. " Avais-tu honte de préciser, tout simplement, que ton salaire avait augmenté de 330% en huit ans ? " (lire Questions sans réponses : les revenus de Colombani).

" Je pressens que, le moment venu, la Société des rédacteurs ne sera pas libre de te choisir un successeur. Pourquoi ? Parce qu’il y a désormais trop d’argent dans le " halo " de pouvoir personnel où tu t’es enfermé. " Vous ne verrez derrière moi ni banque, ni Eglise, ni parti politique ", disait Beuve-Méry. Il n’y a ni Eglise ni parti politique derrière Le Monde mais la banque est si présente, derrière toi, que ton empire n’est, en vérité, qu’un monumental jeu d’écriture. Je juge en connaissance de cause. N’ai-je pas été l’un des piliers bidon de sa frontière méridionale ? "

Une occasion historique

Un matin en lisant Le Monde, Rollat découvre qu’il a été éjecté de l’ " ours ", cet encadré ou figurent les noms des responsables du journal. " J’ai tranquillement plié boutique ". Cérémonie d’adieux au château de Versailles. " En gratifiant d’un cérémonial d’Ancien Régime son vieux complice en complots de palais, (Jean-Marie) se hissait lui-même à la hauteur du Roi Soleil. Sublime allégorie ! ".

Bref, Le Monde a " raté l’occasion historique de prouver que la recherche de la rentabilité pouvait parfaitement se concilier, dans le système médiatique, à la fois avec le respect intransigeant de la mission d’informer et avec la recherche de l’excellence sociale. " " J’ai été le premier à encourager Mon Prince à commercer sans honte, à côtoyer les puissances de la finance, à bâtir des filiales aux marches de notre royaume pour en protéger le cœur en cas d’attaque. " (lire notamment Le personnel de La Vie et Télérama vigilant face à la mainmise du Monde). " Je persiste à croire que nous pouvions réussir en gardant les mains propres . "
Manière de dire que ce ne fut pas le cas.

A Colombani, Alain Rollat lance : " Je crains, hélas ! pour l’avenir du Monde que nous avons sauvé et que tu as défait en voulant le refaire. L’empire que tu te flattes d’avoir constitué ressemble à la grenouille de La Fontaine qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. Que restera-t-il de son nombril quand il explosera à force de brasser de l’air ? "

Après la charge de La Face cachée du Monde, le récit de l’ancien " bras droit " de Jean-Marie Colombani éclaire à son tour, mais de l’intérieur, le revers d’une légende, de celles qui séduisent mais qui ne tiennent pas une seconde dans le monde réel. La légende d’un quotidien dit " de référence " qui, à marche forcée, construirait un groupe de presse " indépendant " pour sauver la presse française.

La conclusion s’impose : il n’est pas de " journal de référence ", pas plus que de sauveur suprême !

Frédéric Lemaire

Ma part du Monde, Vingt-cinq ans de liberté d’expression, par Alain Rollat, Les Editions de Paris, 142 pages, 14 euros.

Lire aussi Alain Rollat : "Plenel est expert en dialectique".

 
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Notes

[1Daniel Vernet, principal concurrent de Jean-Marie Colombani pour la course à la direction, à la fin des années 1980, était le candidat de Jacques Amalric, chef du service Etranger puis rédacteur en chef.

[2" Le tour de passe-passe auquel Daniel Vernet tente de se livrer maintenant pour se faire élire devant vous en compagnie d’un cogérant gestionnaire différent de celui qui faisait équipe avec lui le 29 septembre relève de l’escroquerie intellectuelle ", écrivait-il dans sa lettre du 18 octobre 1990.

[3Midi libre, L’Indépendant (Perpignan), Centre Presse (Rodez).

[4" Pour convaincre nos actionnaires extérieurs de sa capacité à gouverner Le Monde mieux que Jacques Lesourne, Jean-Marie Colombani avait besoin, à ses côtés, d’une grosse pointure gestionnaire (…) C’est à ce moment-là que j’ai pris, seul, en secret, l’initiative de solliciter le renfort de Dominique Alduy. Elle venait d’accepter la direction administrative du Centre Georges-Pompidou après avoir quitté la direction générale de France 3. Sa poigne lui avait valu, de la part de ses interlocuteurs syndicaux, le surnom de Cruella. Je la connaissais mal. Je l’avais rencontrée pour la première fois, en 1981, à l’époque où elle faisait partie du cabinet de Pierre Mauroy. Nos attaches familiales respectives avec les Pyrénées-Orientales nous avaient rapprochés, nous avions sympathisé, j’avais eu un mot gentil (sic), dans les colonnes du Monde, pour la façon dont elle exerçait, à l’hôtel Matignon, ses fonctions de chargée de mission pour la politique sociale et le secteur de la fonction publique. Nos itinéraires professionnels s’étaient recroisés depuis que je dirigeais le service médias-communication. Son mari, entre-temps, était devenu maire de Perpignan. Elle avait aimé le portrait que j’avais brossé de lui pendant la campagne électorale. Je l’avais interviewée sur l’avenir de France 3. Nous avions parlé du " pays ", j’avais aussi évoqué l’avenir du Monde. En plaisantant, je lui avais demandé si elle accepterait, le cas échéant, de venir nous aider à protéger l’indépendance de notre titre. Elle m’avait répondu " Pourquoi pas ? "sur un ton qui n’était plus celui de la plaisanterie. Le jour où je lui ai téléphoné pour lui reposer sérieusement la question elle n’a pas hésité. "

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