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Les Petits Soldats du journalisme de François Ruffin (présentation par l’auteur)

par François Ruffin,

Les Nouveaux Chiens de garde, de Serge Halimi, s’attaquaient aux gradés des médias. Voici venu le tour de la piétaille : Les Petits Soldats du journalisme [*], ces défenseurs malgré eux de l’ordre médiatique, entraînés par le Centre de formation des journalistes.
Un réfractaire raconte.


J’appartenais à une unité d’élite : le Centre de formation des journalistes (CFJ).
Cette brigade produit des généraux trois étoiles : PPDA, David Pujadas, Laurent Joffrin, Pierre Lescure. Elle fournit surtout, chaque année, la chair à papier qui renforcera les garnisons de France 2, du Parisien, de l’AFP, du Monde...

Les sergents formateurs - des mercenaires de LCI, de France Info, du Nouvel Observateur - dressent le troufion à coups de « On s’en fout du fond », « Tant pis si c’est de la merde », « On vend du papier comme on vend des poireaux », « Imaginez un magazine en fonction du marché publicitaire ».

A leurs côtés, j’ai connu la marche peu triomphale d’un fantassin de l’information. J’ai acquis les réflexes de survie, pour intégrer les médias et gagner ses galons : recopier l’AFP, produire vite et mal, imiter les concurrents, critiquer les livres sans les lire, ne surtout plus penser, trembler devant sa hiérarchie.

Une vie de caserne trépidante, où se découvre ce journalisme insipide, aéfepéisé, routinisé, markétisé, sans risque et sans révolte, dépourvu de toute espérance, qui étouffe les rédactions de sa pesanteur.

Extrait : un reportage ordinaire

Je le redoutais : en radio, on allait me coller aux grèves de métro. Pour échapper à ce pensum, je m’étais concocté un sujet de rechange : le nucléaire. « Vendant » cette idée, je la raccroche tant bien que mal à l’actualité : dans trois jours doivent défiler des manifs, à Paris, Lille, Lyon, Rennes, Marseille, Bordeaux. « C’est trop tôt par rapport à l’actu, tranche l’intervenant (de France Info). De toute façon, les grèves, tous les autres vont en parler. On ne peut pas faire l’impasse dessus, l’AFP sort déjà des "urgents".
 Mais ça ne m’intéresse pas.
 Y aura plein de choses qui ne te plairont pas dans la vie. Tu dois d’abord penser à tes auditeurs, et ils attendent ça. »

Une autre enseignante, de France Culture, me présente aussitôt l’angle : « J’ai lu un édito de Bruno Frappat, ce matin, dans La Croix. Regarde, c’est vraiment incendiaire... Est-ce que c’est le bon moment pour une grève, alors que les gens se sentent menacés ? Les syndicats sont complètement irresponsables... Une grève des transports en pleine crise internationale, avec l’anthrax, Ben Laden, les alertes à la bombe. Donc, c’est un peu ça qu’on devrait retrouver dans ton reportage. Et place aussi un micro d’ambiance pour les colis suspects. » Il est 10 h 15. « Retour obligatoire avant 11 h 30. »

A la gare du Nord (où rien, m’avait-on dit, ne circulait), des trains partent chaque demi-heure pour la banlieue. J’interroge Aziz, déjà installé sur une banquette : son impression, « c’est que les grèves ne sont jamais suivies à 100 %. » Même réaction d’Hélène, au départ pour Mitry Claye. Je tâte le terrain côté anthrax et attentats : mes deux interlocuteurs ricanent doucement...

Ce n’est qu’aux Halles que je rencontrerai des travailleurs vraiment embêtés par la grève. Un caméraman et un journaliste de France 3 Ile de France, qui ne trouvent personne à sonder. « Merde, merde, faut qu’on se presse... » Ils se précipitent sur les quais : les voyageurs n’attendent que depuis 5 minutes... « On n’a rien, rien. On peut pas ramener ça. »

Moi, je ramène ça. Ce rien. Je détaille le contenu de mes « sonores » à l’intervenante, qui en déduit : « Donc, ton angle, ça va être que dans les circonstances dramatiques que nous vivons, la RATP s’est arrangée pour alléger les menaces qui pèsent sur les passagers. Pour qu’on puisse garder la tête hors des flots. Reprends aussi les dépêches AFP sur tous les débrayages ». Insubordination, discrète : je monte plutôt ma bande sur le mode « trafic perturbé » et « désagréments mineurs ». Un résultat jugé « plat », à juste titre : « Quand même, quand même, tu aurais pu faire un effort... je viens d’écouter LCI, eh bien y avait des gens qui se plaignaient. Qui se sentaient pris en otage ». Une autre prof, de France Info, conseillera à un camarade : « Tu aurais dû dire à tes voyageurs : "Bon, maintenant on le refait, mais vous êtes en colère" ».

Côté technique, ou intellectuel, ce reportage ne m’a rien appris. Pas plus que des dizaines d’autres. Mais il s’agit moins d’apprendre que d’accepter. Accepter un mode de production routinier. Accepter de produire des reportages ridicules, qui « ne nous intéressent pas », sous prétexte de « devoir professionnel ». Accepter le dégoût de soi, de son travail, pour lequel on éprouve plus de honte que de fierté.

François Ruffin

Pour en savoir plus (note d’Acrimed) :

- Sur le site de Pour Lire Pas Lu : Les écoles du mensonge.
- Dans Le Monde Diplomatique de février 2003 : "Le Centre de formation des journalistes saisi par l’argent-roi", par François Ruffin.
- Sur le site des éditions des Arènes, une page dédiée à François Ruffin.
- Et, après le débat du 13 mars, Le journalisme est nu, par François Ruffin.

 
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Notes

[*Illustré par trente dessins de Faujour. Edition Les Arènes, 15 euros. A acheter chez votre libraire. Ou à commander par piles de cent. Et si votre marchand refuse, menacez de l’abonner au Nouvel Obs. Il cèdera.

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