Accueil > Critiques > (...) > 2002 : Le Forum social européen de Florence

Les médias et le Forum social européen

Le Monde en quête de " phénomène de société "

par Henri Maler,

Où l’on découvre que Le Monde aurait pu rendre compte du Forum Social Européen si d’étranges biais journalistiques et politiques ne l’avaient rendu borgne.

I. Le Monde ouvre le Forum

Le 6 novembre, Le Monde daté du 7 novembre consacre une page entière au Forum Social européen. Ce qui nous vaut un article de Laurence Caramel, titré " 150 000 militants à Florence pour le premier Forum social européen " qui propose une présentation intéressante.

 L’enjeu est indiqué, sous la forme d’un " double objectif " du Forum, certes réducteur, mais exact : " L’objectif de ces forums est double : préparer la prochaine rencontre, qui, pour la dernière fois, se tiendra à Porto Alegre en janvier, et organiser au niveau régional - en l’occurrence l’Europe - des réseaux d’action sur des thèmes communs de mobilisation. "

 Les débats sont mentionnés : " Le tout prend, comme à Porto Alegre, des allures de ruche permanente. A Florence, les militants auront le choix entre 18 conférences plénières, 160 séminaires, 180 ateliers, sans oublier les rendez-vous baptisés "fenêtres sur le monde", où quelques figures du mouvement comme l’Américaine Naomi Klein, auteur du best-seller No logo, Vandana Shiva, leader écologiste indienne ou Tarso Genro, le maire de Porto Alegre, viendront témoigner. "

 Les thèmes en débat sont succinctement évoqués : " l’essentiel des débats portera sur l’Europe, qui a trop épousé au goût des participants les thèses libérales du monde anglo-saxon et dont le modèle social est, selon eux, menacé. Rien d’étonnant donc à ce que la défense des services publics, celle des droits des salariés - dans un contexte où les restructurations d’entreprises vont à nouveau bon train - ou encore la montée de la précarité et de l’exclusion soient des thèmes à l’honneur à Florence ".

 Une caractéristique importante est mise en avant : " Fait nouveau, les syndicats seront représentés en masse et c’est là, même si nombre d’entre eux s’en défendent, un tournant qui mérite d’être souligné. Jusqu’à présent, ceux que l’on qualifie traditionnellement de "modérés" s’étaient tenus à distance de cette nébuleuse jugée "non représentative et non crédible". Cette idée n’a pas complètement disparu mais la sensibilité des opinions publiques aux thèmes abordés par les anti-mondialisation a visiblement convaincu de ne pas rester en marge. "

A quoi, il faut ajouter :

 Un encadré au titre trompeur - " La participation de la gauche française " - qui réduit celle-ci à la liste de ses représentants.

 Un article de Danielle Rouard, correspondante du Monde à Rome, qui sous le titre " Les forces de l’ordre patrouillent sans répit dans la ville sous haute surveillance " décrit le dispositif de sécurité et se conclut ainsi : " Le syndrome de Gênes est omniprésent. Le souvenir du sommet du G 8, fin juillet 2001, marqué par la mort, sous le tir d’un gendarme, du jeune manifestant Carlo Giuliani et par les multiples exactions policières dont ont été victimes des dizaines de participants, est encore dans toutes les têtes. Pour éviter que cela ne se reproduise, le préfet Achille Serra a annoncé que toutes les interpellations seront filmées, jusqu’à la remise en liberté ou l’incarcération. Pour les organisateurs comme pour les forces de l’ordre : Florence ne doit pas être Gênes. "

Un article d’Arnaud Leparmentier - " Vu de Bruxelles, "Tout çà, c’est beaucoup de bruit et peu de lumière" " - qui livre le point de vue - oscillant entre mépris et indifférence - des fonctionnaires de Bruxelles.

Bref, on pourrait croire que Le Monde s’apprête à accorder au Forum toute son importance. Et se dire que tout est en place pour un compte-rendu du Forum Social Européen : un véritable " phénomène de société ", pour reprendre le label généreusement distribué par Le Monde à "Loft Story" ou, à propos du livre de Mme Agacinski, à l’utilisation de la vie privée en politique.

Que nenni !

II. Le Monde suit les débats

Le 7 novembre, Le Monde daté du 8 novembre ne consacre pas un mot, pas un ligne au Forum Social Européen : le temps sans doute de rédiger un riche compte-rendu des débats qui s’y mènent.

Le 8 novembre, Le Monde daté du 9 novembre va donc à l’essentiel. En deux articles.

Le premier bénéficie des honneurs du " ventre " du Monde. Danielle Rouard, correspondante à Rome, devenue ici " envoyé spéciale ", parce qu’elle à, fait le déplacement de Rome à Florence, aborde le Forum sous son angle le plus significatif : " A Florence, les "No Global" répondent à Oriana Fallaci ". C’est cela qui méritait de figuer à la " Une " : présenter le Forum comme une réponse à Oriana Fallaci.

Question sur Fallaci et réponse :

" Mais pourquoi tant de hargne ? La réponse est dans les allées du Forum, envahies par une foule très nombreuse, aux aspirations multiples, qui dans une ferveur digne d’un amphi de mai 68 affiche, en coeur, un principe : "Une personne , une voix". Un slogan simple et fédérateur : "Stop the war, Peace in Irak". De quoi faire prendre son stylo-fusil à Oriana Fallaci. Et à la veille de la manifestation contre la guerre qui attend 200 000 personnes samedi en périphérie du centre, un militant pacifiste britannique Chris Nineham résume la nouvelle stratégie du Forum conscient désormais de sa force de rassemblement : "Pour arrêter la guerre, il nous faut une unité d’action, une coalition entre les syndicats, les anticapitalistes, les ONG, la gauche, les mouvements pour la paix et la communauté musulmane". "

Le second article relégué très loin dans les pages intérieures, nous livre sous signature de Clarisse Fabre, " envoyée spéciale ", cette information capitale : " Visite éclair de M. Hollande au Forum social de Florence ". Ce qui nous vaut un récit alerte et manifestement amusé de la course aux médias du Premier Secrétaire du Parti Socialiste.

Le début dit tout : " Vu au Forum social européen de Florence, jeudi 7 novembre, de 15 heures à 17 heures. Interviewé par RTL, France Inter, filmé par France 2, il y était donc. " Soit. Mais la liste des chères confrères, prêts à se plier aux sketches médiatiques qu’ils suscitent doit s’enrichir d’un nom : Le Monde ...

... Qui n’a rien trouvé de plus à dire ce jour-là.

III. Le Monde va à l’essentiel

Le 9 novembre, jour de la manifestation dont Le Monde - en raison du décalage de sa parution sur l’événement - ne dira pas un mot avant le mardi 12 novembre, les " envoyées spéciales " Clarisse Fabre et Danielle Rouard achèvent de rédiger un article qui paraît sur le site du monde à 11h48 et dans l’édition du ... dimanche 10 et du Lundi 11 novembre.

Titre et sous-titre : " A Florence, les anti-mondialisation rencontrent les partis de la gauche institutionnelle. Une première dans l’histoire d’un mouvement social méfiant envers les formations politiques. " L’article rend compte d’une " rencontre officielle entre le mouvement anti-mondialisation et les partis de gauche " organisée la veille.

Quoi que l’on pense de l’importance et de l’enjeu de cette " rencontre ", on remarquera simplement que c’est le seul débat dont Le Monde ait rendu compte. Et quoi que l’on pense de cet extrait, il faudra nous en souvenir plus loin :
" Au programme de la rencontre, un question posée avec prudence : une collaboration entre partis politiques et mouvements sociaux est-elle possible ? "Attac est né de la carence des partis et des syndicats, a rappelé Bernard Cassen. Nous avons répondu à une démarche qui ne trouvait pas d’offre et nous avons contribué à changer le paysage civique dans plusieurs pays européens. Mais nous commençons seulement à imprégner les partis politiques, et pas du tout les gouvernements." Ce constat ne le conduit pourtant pas à plaider pour un rapprochement : chacun doit jouer son rôle et rester indépendant. Vittorio Agnoletto [du mouvement social italien] s’est montré encore plus catégorique : "Le dialogue ne peut se construire qu’avec une gauche qui refuse la guerre et condamne les institutions financières internationales ; il n’existe pas de possibilité de troisième voie. Nous ne sommes pas un mouvement réformiste, nous sommes un mouvement radical." Cette condamnation de la social-démocratie européenne, accusée d’avoir mené les mêmes politiques économiques libérales que la droite, est largement partagée au sein des mouvements présents à Florence. "

Le 11 novembre, les " envoyées spéciales " Clarisse Fabre et Danielle Rouard ont fini de rédiger leur article sur la manifestation, publié sur le site du Monde à 11h51 et dans l’édition du 12 novembre 2002. Présenté comme un " reportage ", sous le titre " A Florence, 500 000 manifestants antimondialisation ont défilé dans le calme "pour la paix" ", cet article tente de restituer l’atmosphère de la manifestation. Inutile d’en dire plus.

Car, après avoir ainsi fait le tour des " 18 conférences plénières, 160 séminaires, 180 ateliers ", Le Monde reprend la main.

IV. Le Monde admoneste la radicalité

On attendait un éditorial, on eut un article...

Signé Laurence Caramel, il paraît dans Le Monde du 16 novembre 2002 sous le titre : " Forum de Florence : offensive de la gauche radicale ".

L’article fait état - c’est le premier sous-titre - de " lignes de fracture " qu’elle donnent pour équivalentes : avec les ONG, avec certains partis politiques, avec la Confédération Européenne des Syndicats. Quelques extraits permettent de saisir de quoi il retourne :

" Gauche de rupture contre gauche institutionnelle. Gauche trotskiste ou communiste plus ou moins rénovée contre gauche socialiste. " (Manque peut-être : " plus ou moins ripolinée ? ")

Et encore :

" "Notre mouvement n’est pas réformiste, il est radical", a tranché Vittorio Agnoletto, ancien porte-parole des mobilisations de Gênes et membre du Comité international du Forum social mondial, oubliant au passage la charte des principes de Porto Alegre, qui stipule que le Forum est "un espace de rencontre ouvert", et que "personne ne sera autorisé à exprimer (...) des prises de position prétendant être celles de tous les participants". "

Lire dans Le Monde un rappel à la charte de Porto Alegre (que ce quotidien a manifestement soutenue...) ne manque pas de charme. Et présenter un constat comme une prise de position qui engage tous les participants a tout l’air d’une interprétation tendancieuse. Mais qui tend vers quoi ?

La suite nous l’apprend :

" Ce dérapage ne manquera pas de lui être reproché. Ce discours de la radicalité, notamment vis-à-vis des institutions économiques et financières internationales, jugées incapables d’évoluer et donc condamnées à se saborder, indispose quantité de mouvements et d’ONG qui, sans relâcher leur pression ni renier leurs convictions, ont engagé le débat avec les "maîtres du monde". Il simplifie à outrance un paysage dont une des singularités est précisément sa diversité. "

Là on y voit plus clair : Laurence Caramel reproche au Forum de Florence, comme un éditorial le reprochait au Forum de Porto Alegre ... de ne pas épouser la " ligne politique " ... du Monde.

Et ça continue :

" Vieux routards des nostalgies perdues toujours prompts à brandir l’étendard de la révolution, partisans pragmatiques de nouveaux modes de régulation de l’économie de marché, nouvelles générations en quête de repères et de sens ont jusqu’à présent réussi à surmonter leurs différences dans une dynamique de rassemblement cimentée par le rejet d’un quelconque rattachement partisan. ". A relire pour deviner à qui va la sympathie du Monde, quand elle ne va pas aux " tous américains ".

Et ce n’est pas fini.

L’article fait état - c’est le second sous-titre - d’une " tentative d’OPA " de la " gauche radicale " Ce faisant, il oublie de signaler ce que ... Laurence Caramel écrivait quelques jours plus tôt :

" Vittorio Agnoletto [du mouvement social italien] s’est montré encore plus catégorique : "Le dialogue ne peut se construire qu’avec une gauche qui refuse la guerre et condamne les institutions financières internationales ; il n’existe pas de possibilité de troisième voie. Nous ne sommes pas un mouvement réformiste, nous sommes un mouvement radical." Cette condamnation de la social-démocratie européenne, accusée d’avoir mené les mêmes politiques économiques libérales que la droite, est largement partagée au sein des mouvements présents à Florence. "

Si la majorité lance une OPA sur elle-même, où va-t-on ?

Il ne reste plus alors qu’à relire tous les articles du Monde consacrés au Forum Social Européen. On comprend mieux alors que les choix journalistiques discutables étaient des biais non seulement professionnels mais politiques.

Henri Maler


Remarques complémentaires d’un correspondant

Mmes Fabre et Rouard dans leur dernier article parlent de Luca Casarini en le présentant comme un leader pacifiste. Etrange définition pour l’un des leaders du Mouvement des Désobéissants. Mouvement qui connaîtra quelques jours après la fin du FSE l’arrestation d’une vingtaine de ses membres pour association subversive et leur incarcération dans des prisons de haute sécurité. Pourquoi alors cette définition ? Effet de style, donner une "présentabilité" à ce mouvement, méconnaissance totale de la réalité italienne ? En tout cas, une présentation bien ridicule !

Mais cet article présente un passage qui en dit long sur l’analyse de ces deux journalistes sur les journées anti-G8 de Gênes... "Rien à voir avec l’atmosphère de Gênes, en juillet 2001, où quelques milliers de casseurs avaient fait dégénérer la manifestation contre le G8 : des centaines de blessés, des violences policières et surtout un mort, le jeune Carlo Giuliani, tué par balles par un carabinier". C’est exactement la thèse de Berlusconi et de son ministre de l’intérieur de l’époque, Scajola, qui ont toujours attribué les responsabilités au dit "black bloc" revisité dans sa version journalistique française par "casseurs". La suite va dans dans le meme sens. "A Gênes, de nombreux manifestants avaient des couvercles de poubelle en guise de bouclier, des épaulettes rembourrées pour parer les coups de matraque. Samedi à Florence, les manifestants sont habillés comme tous les jours, à quelques signes distinctifs près : un petit autocollant sur la veste ou le blouson, rond comme un panneau de sens interdit, qui barre le passage à une bombe". Sans les citer, ce passage fait référence aux techniques de désobéissance utilisées par les Tute Bianche lors des journées de Gênes, leur leader n’était autre que le leader "pacifiste", Luca Casarini...

Quant aux articles de Mme Caramel, que dire quand les journalistes donnent des leçons et des bons points ou des mauvaises notes aux militants ? Une seule remarque, Mme Caramel reproche au FSE de ne pas avoir remis en cause les traités économiques de l’Union européenne, évoquant un oubli que le prochain forum qui se déroulera en France devra combler. Mme Caramel devrait savoir que si ce thème n’a pas été abordé c’est tout simplement que les multitudes présentes à Florence se sont depuis très longtemps exprimées à ce sujet et que si elles revendiquent un autre monde ce n’est pas pour conserver Amsterdam ou Dublin...

Ludovic Prieur, samizdat.net

 
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