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Le Courrier Picard dans l’intimité de Raffarin

Le prince profite de l’air iodé
par François Ruffin,

Le 1er septembre 2003, un « Puma » de l’Armée de l’air se posait à Saint-Valéry et nous confiait, pour une poignée d’heures, Raffarin 1er, prince de France. L’occasion, pour le Courrier picard, de se courber encore plus bas, si possible, que devant les seigneurs du coin. Résultat : un modèle de courage, à enseigner dans toutes les écoles de journalisme du royaume marocain [1]...

C’était une visite à « caractère strictement privé ». Dixit Le Courrier picard. La preuve ? Ne se trouvaient à Saint-Valéry, pour accueillir le Premier ministre, « que » « le Préfet de région », « le sous-préfet d’Abbeville », « le président du Conseil général », un « autre député picard », le maire de la ville, des assistants de toutes ces éminences... ainsi qu’un « grand reporter » de notre quotidien, Jacques Béal, adepte de la télépathie et présent sur place par le plus grand des hasards. Une soirée intime, presque en amoureux...

Dans l’entourage d’Alain Gest, on précisait d’ailleurs : « Il s’agit seulement d’un dîner entre amis. » De fait, un « Puma de l’armée de l’air se posait à 19h45 », « les pompiers étaient présents avec une lance à incendie », « la gendarmerie filtrait les accès au stade », juste « un dîner entre amis » quoi. Qui fleurait bon la crise d’austérité. Comment expliquer que, malgré cette frugalité républicaine, notre déficit budgétaire se creuse encore ?

Pour cette visite « privée », il est vrai, le communicant Jean-Pierre Raffarin s’était bien gardé de prévenir les masses. Sans doute redoutait-il que sa popularité, auprès des enseignants, des intermittents, des hospitaliers, des salariés, etc., n’entraîne des débordements de liesse...
Ressources d’inspiration

Grand reporter et grand auteur, Jacques Béal recycla son grand oeuvre sur la grande terre picarde. Avec un « très souriant » Jean-Pierre Raffarin comme héros, Lou « ravi de voir un aussi beau train », pénétrant « la splendide voiture salon-salle à manger digne des ’Wagons Lits internationaux’ de la grande époque ferroviaire », dans « cet espace unique » du Marquenterre où « le temps et le ciel étaient magnifiques.  » Bref, un décor à la hauteur du prince accueilli...

« Ceux qui ont déjà vécu ces dîners dans la voiture-salon en milieu de baie, savent qu’il s’agit-là d’un moment extraordinaire, d’une intense poésie. » Dans la région la plus ouvrière de France, les prolétaires savent désormais où se ressourcer - au risque d’importuner journalistes et autres notables... Voilà qui, et c’est l’essentiel, aura « permis à Jean-Pierre Raffarin de goûter aux plaisirs de l’amitié et de trouver dans cette baie une source d’inspiration pour des actions futures. » Avec Alain Gest et les mouettes pour Muses, le Courrier picard n’en doute pas : ces « actions futures » seront marquées par le souci d’équité et d’harmonie...

Questions qui fâchent

Vient l’heure de l’interviou et là, Jacques Béal se surpasse : il réussit un numéro « splendide », « magnifique », « intense  », « unique » - selon ses adjectifs favoris.

Le printemps fut marqué par un trimestre de manifs, l’été sans festival ne laissa guère de répit, on craignait un automne « chaud », l’épisode Flodor se terminait à peine - d’où cette première question, à la redoutable insolence : « M. le Premier ministre, qu’est-ce que cela vous fait de venir ce soir dans une des plus belles baies du monde ? » Déstabilisé, on l’imagine, le camarade Raff’ riposte toutes griffes dehors, lâchant ce scoop : « C’est une baie magnifique, avec une lumière extraordinaire, mais je viens travailler, figurez-vous !  » « Magnifique », « extraordinaire » - l’homme sait trouver les mots qui charment...

Cette timidité de l’hagiographe, on la partage : se retrouver face au Premier ministre de la France, ça impressionne d’abord. Même un « grand reporter », pépé en pré-pré-retraite. Mais bien vite, tel un jaguar obèse bondissant sur sa proie, Jacques Béal se reprendrait. Il reviendrait sur la canicule, sa macabre comptabilité, ses 10.000 à 15.000 morts, l’inertie du gouvernement. Effectivement, c’est la santé des Français qui inquiète notre rédacteur. Ou plutôt, la santé d’un Français : « Vous allez profiter de l’air iodé de la baie pour vous requinquer avant la rentrée ? » Là, ça devient trop rentre dedans - et Jean-Pierre Raffarin, secoué, de répliquer à la violence verbale par la violence verbale : « Oui, l’air est iodé ici, mais il y a surtout des acteurs publics qui savent travailler ensemble. » Puis de fuir l’importun, redoutant de nouveaux débats sur le bruit des vagues, la clarté du ciel, la douceur du sable, ou d’autres affaires angoissantes du pays.

Bonnes nouvelles

Retournant vers Paris, à bord du « Puma », la tête sur un coussin et survolant nos terres, « le locataire de Matignon » rêva tendrement à en mouiller sa culotte : il décentralisait son ministère en Picardie, la presse ne l’embêtait plus sur de mornes « catastrophes sanitaires », il se pacsait avec ce gentil journaliste, il prenait son rédacteur en chef comme amant, lui qui laissait paraître des articles aussi courageux sans sourciller...

Le lendemain, et le surlendemain, on découvrit que les conseils de « l’ami Alain » avaient porté :

- pour la moitié des contribuables, les impôts sur le revenu baissaient de 3 % (les autres n’ont plus les moyens de payer) ;

- le taux d’imposition de l’ISF fléchissait, lui aussi, pour faciliter la création d’entreprises, et son million d’emplois attendus. (Pari audacieux : 80 % des contribuables qui payent l’ISF ont plus de 70 ans...) ;

- le gouvernement envisageait de supprimer un jour férié pour les salariés (médecins, avocats, notaires, commerçants, retraités, qui votaient « oui » dans les sondages éclatent de rire) ;

- prévoyant l’augmentation du prix de la baguette, le budget de l’Élysée augmentait de 42 % (soit 9,2 millions d’euros).
Jean-Pierre est, paraît-il, pressé de revoir Alain. Nous aussi : la justice sociale (et fiscale) va encore avancer d’un grand pas...

F.R.

N.B Cet article est paru en octobre 2003, sous le titre « Le prince profite de l’air iodé » dans le numéro 17 du journal Fakir. Dans le même numéro, on peut lire notamment : une enquête sur les délocalisation et la désindustrialisation (« Italie, Chine Slovaquie, Pologne : L’industrie picarde prend des vacances »), une enquête la fin programmée d’un terrain de camping (« Requiem pour un camping »), un dossier sur les procès gagnés par Fakir, etc.(Acrimed)

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Notes

[1Cet article est paru en octobre 2003, sous le titre « Le prince profite de l’air iodé » dans le numéro 17 du journal Fakir qui nous a autorisé à le publier.

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