Le 28 juin 2007, Libération consacre sa « une » à l’initiative du Forum permanent des sociétés de journalistes qui « a décidé d’interpeller le Président ‘‘ en tant que gardien de la Constitution ’’ » au sujet des phénomènes de « censure, pressions, conflits d’intérêts » qui se sont multipliés ces derniers mois. À cette occasion, Laurent Joffrin, directeur du journal, se fend d’un éditorial sobrement intitulé « Gravité ». Métaphorique, il plante le décor : « Le paysage médiatique vient de s’assombrir de quelques nuages noirs annonciateurs d’orage. Rachats inquiétants, liens personnels ou financiers contestables, éviction pure et simple à Paris Match, coupes d’articles d’apparence mineures mais qui contreviennent aux principes d’indépendance : la vie des médias en France vient de régresser vers des temps qu’on croyait révolus. »
Cynisme
Laurent Joffrin, progresse, lui, vers des sommets de cynisme qu’on croyait hors d’atteinte d’un éditorialiste habitué au terrain plat. Amnésie ? Quelques jours plus tôt, le 19 juin, une coupe a raccourci la chronique de Pierre Marcelle de 260 mots [1]. 260 mots qui s’étonnaient de la publication d’un avis de décès par le quotidien annonçant que « l’équipe de Libération s’associe à la tristesse d’Edouard de Rothschild et de sa famille à l’occasion du décès du baron Guy de Rothschild. » L’auteur de cette réduction ? Laurent Joffrin. Une coupe mineure ou « d’apparence mineure » ? Une coupe contrevenant « aux principes d’indépendance » ? Joffrin, éditorialiste ne craint pas de contredire Joffrin, PDG.
Un PDG dont le talent managérial lui a valu le vote d’une motion de défiance par des salariés du journal lui demandant, en particulier, « de renoncer aux pressions individuelles sur les salariés, de respecter les personnes et le droit du travail, d’adopter dans les relations professionnelles et sociales le ton nécessaire au respect des individus et des fonctions de représentation. »
Un patron, il est vrai, chargé de mettre en œuvre, pour le plus grand bien de Libération, le « plan Rothschild » qui comprend, notamment, « l’abandon par la Société civile des personnels de Libération (SCPL), qui représente les actionnaires-salariés, du droit de veto dont elle dispose actuellement sur les grandes décisions touchant au journal : augmentation du capital, filialisation et nomination du PDG [2] ». Un plan qui prévoit aussi près de quatre-vingts suppressions d’emploi supplémentaires ainsi qu’une participation au capital des personnels réduite de 18,45 % à 1 %.
Un manager, enfin, pour qui cette normalisation économique en forme d’expropriation [3] ne contredit pas « la défense du journalisme par les journalistes eux-mêmes », seul rempart, selon Joffrin, contre l’emprise des pouvoirs économique et politique. Une défense à laquelle trois armes suffiraient : « organisation des rédactions, chartes d’indépendance, droit de veto sur la nomination des rédacteurs en chef. » Autrement dit : laisser le renard libre, faire une charte déontologique pour les poules, leur abandonner le droit, non de choisir, mais de récuser le coq. Reconnaître un statut juridique aux rédactions ? Pas question. Leur permettre d’intervenir dans les choix économiques ? Pas question. L’audace de Laurent Joffrin s’arrête à la porte des actionnaires. Par « réalisme »...
Omission
... Le « réalisme » d’un Colombani, par exemple ? L’impasse dans laquelle se trouve le « quotidien de référence » est, pourtant, une nouvelle preuve des limites du libéralisme managérial (à la Joffrin) appliqué aux entreprises de presse [4]. Raison suffisante pour Libération de s’intéresser à la crise que traverse son concurrent vespéral. Ainsi, dans l’édition du 29 juin 2007, un article (« Confit d’intérêts [5] ») traite du coup de force destiné à maintenir Alain Minc à la tête du conseil de surveillance du Monde et souligne le rôle joué dans l’affaiblissement de la position de Minc par le récent livre de Laurent Mauduit, Petits conseils. Et Libération de remarquer : « Les salariés du Monde ont dû le lire [le livre de Mauduit] avec attention, même si l’ouvrage n’a pas été chroniqué dans leurs colonnes. »
Certes. Mais, force est de constater que, de son côté, Libération n’a jamais « chroniqué » le livre de Pierre Rimbert, Libération, de Sartre à Rothschild (Raisons d’agir, 2005). Un oubli fâcheux [6]. Peut-être pourrait-on, malgré tout, suggérer aux journalistes de Libération de lire ce livre avec attention...
Grégory Rzepski