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La royauté en majesté : les médias français jubilent

par Thibault Roques,

On savait de longue date les médias fascinés par les têtes couronnées. Le jubilé de platine de la reine Élisabeth II a rappelé combien, y compris en France, la célébration de personnages illustres est propice à anesthésier non seulement le téléspectateur mais avec lui toute velléité critique, notamment à l’endroit du pouvoir et des puissants. Analyse de quelques ressorts d’un engouement médiatique « universel ». [1]

« Un événement planétaire » ?


Si l’on distingue, avec Patrick Champagne, « l’événement qui s’impose » et « l’événement que l’on impose » [2], le jubilé de la reine relève à l’évidence de la seconde catégorie. Car ce sont bien les moyens médiatiques hors norme mobilisés qui ont seuls permis d’en faire un événement à même de susciter l’intérêt au-delà des frontières du Royaume-Uni. En effet, pour quel autre événement (hormis sportif…) les principales chaînes consacrent-elles simultanément plusieurs heures de direct consécutives, déprogrammant au passage leurs sacro-saints JT de 13h, à grand renfort d’éditions spéciales et d’experts-ès-royauté [3] ? Ne craignant pas d’universaliser leur cas particulier, les éditorialistes sur BFM-TV n’ont ainsi pas hésité à affirmer que les festivités ont « fait énormément de bien à tout le monde, dans le monde entier », ou encore que « c’est une émotion incroyable pour le monde entier de voir la reine » et qu’au reste « c’est pas la grand-mère ou l’arrière-grand-mère des Britanniques, mais du monde entier. » [4] Rien que ça… Par conséquent, c’est d’abord en pariant aux quatre coins du monde sur des dispositifs exceptionnels réservés aux « grandes occasions » que les médias contribuent à faire de cérémonies d’un autre temps des événements planétaires, sans lésiner sur les formules emphatiques – le moment étant rien de moins qu’« historique ».


Fascination des puissants


Il suffit alors aux médias dominants de céder à leur penchant naturel en misant sur le spectaculaire, sachant pertinemment qu’ils seront servis en matière de pompe, parade et apparat. Outre l’inénarrable Stéphane Bern, furent donc logiquement convoqués en plateau les plus éminents géopolitologues des magazines Point de vue et Voici pour commenter l’événement, chacun postulant que les bien-nés méritent d’être admirés. La fascination presque hypnotique voire fanatique suscitée par les moindres faits et gestes de la reine et de son entourage (un live-tweet du Monde était-il bien nécessaire ?) ne pouvait que renforcer le pouvoir des apparences… mais certainement pas l’esprit critique.


Vacuité du commentaire à tout va


Non contents d’agiter le sceptre des puissants, encore faut-il que nos journalistes béats remplissent un temps d’antenne colossal et noircissent d’innombrables colonnes. On eut donc droit à moult bavardages et tout était bon pour attirer le chaland. « Beaucoup de croustillant à nous raconter, à nous faire vivre » promit la présentatrice de France 24 en préambule aux 3h30 (!) de retransmission. Le clou du spectacle – moment éphémère où « la reine a salué la foule au balcon du palais » fit un bandeau des plus aguicheurs sur les chaînes d’info pendant de longues minutes. Pour sortir le lecteur assoupi de sa torpeur, nombre de médias à l’instar de L’Express titrèrent sur l’apparition « surprise » de la reine. Également à l’affût, Le Parisien nous informa pour sa part que « la reine manquerait la messe ce vendredi », le quotidien proposant pour l’occasion un hors-série forcément inoubliable « Elizabeth II : sa vie, son rôle, son style… ». Et tandis que La Depêche se demandait « Pourquoi la reine Elizabeth II a choisi de porter du bleu pour son nouveau portrait ? », RTL en écho s’interrogeait doctement : « Un pompon noir épinglé à son chapeau vert : quel message la reine Elizabeth II voulait-elle faire passer ? » Tout semblait bon pour épater le bourgeois, les grands médias naviguant allègrement entre l’inutile et l’accessoire : des corgis dans le ciel – favoris de la reine – aux cadeaux « surprenants » venus du monde entier, en misant toujours sur l’irréductible étrangeté de nos voisins britanniques.


Dépolitisation à tous les balcons


Tout ceci pourrait prêter à rire. Ce serait néanmoins oublier l’effet principal de ces grand-messes médiatiques : plus elles montrent (les sauteries des élites aristocratiques) plus elles cachent (les réalités sociales et économiques moins scintillantes d’une majorité de leurs concitoyens). S’appesantir sur la famille royale britannique, c’est faire oublier les tas d’urgences, en Grande-Bretagne et ailleurs. Or, au moment où le Premier ministre britannique et son gouvernement vacillent, il y avait beaucoup (plus) à dire sur le sort précaire de nombreux sujets de la reine, sur la grève d’une ampleur inédite qui se profile dans les transports publics ou encore sur les incertitudes quant au Brexit et à l’avenir de la monarchie parlementaire.

Alors que l’on pourrait légitimement attendre de médias de masse qu’ils délaissent les fausses grandeurs au profit des problèmes qui concernent véritablement les masses, encore faudrait-il commencer par verser un peu moins dans les relations publiques et les paillettes et un peu plus dans l’analyse.

Bref, quand les médias dominants regardent parader les grands de ce monde, l’engouement médiatique risque fort de confiner à l’aveuglement politique de part et d’autre de la Manche.


Thibault Roques

 
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Notes

[1Cet article est tiré du Médiacritiques n°43.

[2Patrick Champagne, La Double Dépendance. Sur le journalisme, Raisons d’Agir, 2016.

[3Le 2 juin, l’édition spéciale de France 2 a duré près de cinq heures.

[4Citations tirées de « Avec Elizabeth et Rafael, un dimanche “historique” sur BFMTV et France 2 », Télérama, 7 juin.

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