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La presse locale dans tous ses états

par Antonin Padovani,

Le délabrement de la presse écrite locale française se poursuit : suppression d’antennes locales, coupes budgétaires, emprise de monopoles régionaux… Mais face aux grands groupes de presse, une presse alternative privilégie l’enquête et résiste au sensationnalisme ambiant.

Note : cet article est tiré du dernier numéro de notre revue Médiacritiques, à commander sur notre boutique en ligne, ou à retrouver en librairie.

PQR et PQD sont dans un bateau, et le bateau coule. Tel est le constat d’une enquête de Mediacités, média en ligne local et indépendant, qui balaie dix années de déboires pour les presses quotidiennes régionale et départementale (respectivement PQR et PQD donc). Résultat : 12,7 % de pertes d’effectifs de journalistes sur l’ensemble du territoire français, 108 agences locales fermées, et des groupes de presse qui accentuent leur monopole au mépris du pluralisme.

Comme le résume Mediacités, « entre les diminutions d’effectifs, la priorité donnée coûte que coûte au digital et la perte de pluralisme causée par la concentration de la presse, PQR et PHR (Presse Hebdomadaire Régionale) traversent une phase très difficile et pourtant assez peu médiatisée. » Aujourd’hui, annoncent les auteurs de l’enquête, « seuls 17 départements disposent d’au moins deux quotidiens locaux issus de groupes différents », soit deux fois moins qu’en 2009.


Un peu de concentration, s’il vous plaît !

Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais continuent de s’accentuer à mesure que les logiques managériales des grands groupes – Ebra, La Dépêche, SIPA – Ouest-France, etc. – gagnent du terrain. Dans un paysage journalistique local délétère, les hommes d’affaires et autres industriels continuent de faire leur marché. Les grands groupes de presse locale jouent sur la fragilité des plus petits pour les racheter. Ils imposent à leurs titres une gestion managériale – à base de réduction d’effectifs et de stratégie « web » – qui vise à pallier la baisse de lectorat (et donc de rentabilité) qui touche globalement la presse papier. Et ce au risque de perdre ce qui fait la spécificité de la PQR : son ancrage sur le territoire et sa capacité à relater la vie politique, citoyenne et associative qui s’y joue.

Cette « main basse » de grands propriétaires sur la presse locale se double d’une dépendance importante à la publicité institutionnelle et industrielle, qui nuit à la production d’une information de qualité. Dans l’ouvrage Ces cons de journalistes, Olivier Goujon conte les mésaventures de l’hebdomadaire Lyon Capitale, symptomatiques de la vulnérabilité de la presse locale. Né en 1994, le journal est en opposition successivement à Raymond Barre, maire de Lyon, puis à Charles Millon, candidat malheureux à sa succession, dont il critique l’alliance avec le Front national. Mais c’est l’hostilité de Gérard Collomb qui lui sera fatale. Le maire de Lyon, futur ministre de l’Intérieur, mécontent des nombreux articles dénonçant ses malversations, supprime les publicités institutionnelles dans Lyon Capitale et influence d’autres annonceurs, publics et privés, plus ou moins dépendants de la mairie.

Une dépendance loin d’être isolée, comme le souligne par ailleurs Mediacités :

En France en 2017, 13,7 milliards d’investissements publicitaires ont été enregistrés dont 600 à 700 millions d’euros pour les quotidiens et hebdomadaires régionaux [estime l’IREP, association interprofessionnelle du secteur de la publicité et de la communication]. Si les marques Renault et Peugeot font la course en tête au niveau national, les plus gros annonceurs locaux se trouvent être les enseignes de la grande distribution (Intermarché, Carrefour, Leclerc).

Au-delà de la nécessaire critique de la surenchère de faits divers, dont la PQR fait son miel, ou du suivisme à l’égard des pouvoirs locaux, force est de constater que l’emprise des hommes d’affaires, via les contraintes économiques et humaines qu’ils imposent, laisse peu de place au travail d’enquête indépendant. Et conduit à un conformisme qui fut porté à son paroxysme lors des dernières élections européennes, au cours desquelles la grande majorité de la PQR « s’est pliée, dans les règles de l’art, aux exigences d’une énième opération de communication orchestrée par Emmanuel Macron à quelques jours du scrutin : publier le même jour un entretien relu et validé par la présidence. » Une opération qui n’était pas tout à fait celle du Saint-Esprit :

Selon Le Monde, Emmanuel Macron [avait] « négocié cet entretien consacré à l’Europe avec le Syndicat de la presse quotidienne régionale », regroupant les principaux groupes de presse entre les mains desquels se concentre l’immense majorité des titres régionaux. Un syndicat présidé depuis 2018 par Jean-Michel Baylet, qui apporta son soutien à Emmanuel Macron lors de la dernière présidentielle et qui demeure PDG du groupe La Dépêche. [1]


Presse libre ou « pas pareille » ?

En contraste avec le marasme de la PQR, la presse locale indépendante ne manque pas de vitalité. Certains médias se développent en ligne, et accordent une large place au travail d’enquête. C’est le cas de Mediacités donc, mais aussi du Poulpe en Normandie, de Far Ouest à Bordeaux, de Rue 89 à Strasbourg, Bordeaux et Lyon, de Marsactu à Marseille… pour n’en citer que quelques-uns. Ravivant le principe d’un « contre-pouvoir » local, ces initiatives restent cependant souvent cantonnées aux grandes villes, et demeurent absentes des étagères des kiosques ou des stands de marchés.

D’autres médias s’attachent à retrouver un ancrage local dans les villes et territoires qui échappent aux fameux grands groupes. Un réseau de canards indépendants, aux tonalités libres, satiriques, parfois militantes, se distribuent sur les marchés ou dans les épiceries de village, à prix libre ou dérisoire. La Brique à Lille, Le Postillon à Grenoble, L’Empaillé, récemment aperçu en Aveyron, ou encore La Pieuvre du Midi, qui couvre Béziers et ses environs depuis 2016 : tous témoignent d’une presse locale émancipée des travers de la PQR.

La précarité reste cependant de mise pour ces journaux, impliquant bien souvent l’engagement de journalistes rognant sur leurs conditions de travail, prisonniers d’une vulnérabilité financière dont ne se préoccupe guère l’actuel et inégalitaire système de répartition des aides à la presse.


Le procès-bâillon n’épargne pas les petits

La survie d’une presse locale papier véritablement indépendante est en outre régulièrement rendue difficile par des procès-bâillons, et d’autres formes de censures, tant les pouvoirs et les industriels locaux sont peu habitués à ce que la PQR les contredise. Rappelons par exemple que l’« irrégulomadaire » tarnais Saxifrage, autodésigné « journal casse-pierres du coin », a été traîné en diffamation par Didier Sirgue, dirigeant de DS Events, société gestionnaire du circuit automobile d’Albi. Une plainte en réaction à un entretien accordé au journal par le conseiller municipal EELV Pascal Pragnère, dans lequel ce dernier argumente un point de vue critique sur les activités de DS Events et de la municipalité.

La rédaction de Saxifrage commente : « Le simple fait qu’un riche et puissant homme d’affaires s’en prenne à un modeste journal qui a eu le malheur de lui déplaire en rapportant les paroles d’un citoyen – qui plus est d’un élu ! – pose en soi un sérieux problème de fond. Mais en outre, une telle condamnation se ferait au prix de la liberté de la presse, et aurait pour conséquence la disparition pure et simple d’un média local, nécessaire à l’expression de la pluralité des points de vue et à l’exercice d’une démocratie réelle par l’accès à une information indépendante. »

Ces atteintes ne sont pas le fait du seul pouvoir économique, les politiques n’hésitant pas à jouer cette carte pour préserver leur honneur, comme en témoignent d’autres exemples récents. En 2015, La Feuille de chou était poursuivie en diffamation par Jean-Claude Bournez, chef de la « Mission Roms » de Strasbourg, pour avoir publié des articles critiques de sa politique. En 2016, La Brique comparaissait devant le tribunal pour avoir vendu le journal à la criée sur un marché de Wazemmes, méthode en contradiction avec un arrêté pris par Martine Aubry. En 2017, Le Postillon, poursuivi par le maire d’une ville de la banlieue grenobloise, était condamné à des dommages et intérêts ainsi qu’à rembourser les frais de justice de l’élu, mais surtout à 2000 euros avec sursis : « une muselière pour qu’on apprenne la “prudence dans l’expression” », ironisait alors la rédaction.

Souvent dévastateurs pour l’économie de petits journaux indépendants, ces exemples montrent néanmoins que, loin des groupes de PQR qui servent la soupe aux puissants, une autre presse locale est bel et bien souhaitable… et possible.


Antonin Padovani


Annexe : L’Âge de faire

Ce mensuel écolo délocalisé dans les Alpes-de-Haute-Provence, a édité une carte de la presse « pas pareille » (expression empruntée au Ravi, canard marseillais), consultable en ligne. On y retrouve une myriade de journaux qui, aux quatre coins de la France, « n’appartiennent à aucun groupe industriel, financier, ni à aucun mouvement politique, syndical ou religieux », et « mènent une véritable démarche d’information, sans se cantonner à l’expression d’opinions ».

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Notes

[1Voir sur notre site : « Européennes : Macron envahit la presse régionale, avec la bénédiction des rédactions ».

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