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La cigarette et le Soldat inconnu : généalogie et parcours d’une polémique raciste

par Jérémie Younes,

Au cœur de l’été, la vidéo d’un homme s’allumant une cigarette avec la flamme du Soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe, a déclenché une intense séquence médiatique. Revenir sur le trajet de cette « polémique », depuis l’indignation de l’extrême droite sur X jusqu’au « courrier imaginaire » de Bruno Retailleau dans Le Figaro, en passant par l’indignation républicaine de la plupart des médias, s’avère éclairant sur les rouages de la mécanique médiatique. Retour sur un cas d’école.

Nous sommes le 5 août et les journaux n’ont pas grand-chose à imprimer sur l’actualité nationale. Heureusement, un comité de rédaction informel agit sur X et va leur dégoter un sujet tout frais. C’est à 9h48 que la vidéo est partagée une première fois sur le réseau social, par un compte anonyme d’extrême droite suivi par 70 000 personnes : « Alerte vidéo ! Un homme allume sa cigarette sur la flamme du Soldat inconnu, en plein cœur de Paris. Aucun respect. Et personne ne réagit. » Les commentaires racistes ne se font pas attendre : « Arabe épisode 458725 », « Sale rat de merde », « Bientôt ils viendront y faire griller des merguez », disent les trois messages les plus populaires sous la vidéo. La fachosphère s’emballe et une palanquée d’autres comptes anonymes d’extrême droite relaient la vidéo, toujours avec le même message en substance (« C’est honteux et personne n’intervient »). C’est avec exactement les mêmes éléments de langage que le premier gros compte non-anonyme, mais toujours d’extrême droite, va lui aussi partager la vidéo et donner le premier gros coup d’accélérateur à la polémique. Il s’agit du député européen RN et ancien syndicaliste policier Matthieu Valet, un habitué des plateaux de CNews [1].

Les premiers « médias » qui reprennent la vidéo sont des blogs, eux aussi d’extrême droite : Boulevard Voltaire, le site de Jean-Marc Morandini ou encore Police & Réalités. L’affaire aurait pu – et aurait dû – en rester là. Mais très vite, le deuxième coup d’accélérateur à la polémique va être donné par une ministre, sans doute à la recherche d’un peu d’exposition estivale. À 16h, Patricia Mirallès, ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, poste sur X un communiqué dans lequel elle annonce saisir le procureur de la République, accompagné du message suivant : « Je suis profondément indignée comme tous les Français ». Dans celui-ci, la ministre prévient : « Ce n’est pas une simple incivilité », « c’est une insulte à notre Nation ».

C’est le top départ qu’attendait la machine médiatique pour s’emballer. « L’affaire » devient une affaire nationale, et il serait beaucoup plus rapide d’énumérer les journaux qui n’y ont pas consacré d’article, plutôt que de se lancer dans un fastidieux recensement : la « profanation » de la flamme du Soldat inconnu est partout, de La Voix du Nord à Sud Ouest, de La Provence au Télégramme, dans Le Figaro et Libération, sur Europe 1 et France Info. Les chroniques et les éditos fusent, chacun y va de son indignation républicaine. Le journal en ligne 20 Minutes se permet même un chapô dans le registre familier : « Y a plus de respect ! On ne vous dérange pas trop monsieur ? » Ignorant ou feignant d’ignorer l’origine très située de cette polémique, France Info va elle-même reposter la vidéo sur son compte X avec le message suivant : « La vidéo montrant un homme allumer sa cigarette grâce à la flamme du Soldat inconnu a suscité l’indignation sur les réseaux sociaux. » Il eut été préférable que la chaîne de service public précise que la vidéo n’a pas « suscité l’indignation sur les réseaux sociaux » en général, mais dans ceux de la fachosphère en particulier.


« Le ministre a tranché »


Toujours en appétit, les médias vont pouvoir se rassasier d’un rebondissement le soir-même : vers 20h, l’homme est interpellé, et c’est au tour de Bruno Retailleau d’entrer dans la danse : « L’homme qui a profané la tombe du Soldat inconnu en allumant une cigarette avec la flamme du souvenir a été interpellé à Paris [...] Ce geste, indigne et misérable, porte atteinte à la mémoire de ceux qui sont morts pour la France. » Nouvelle tournée de reprises générales dans la presse, nouvelle tournée de commentaires racistes sur les réseaux sociaux. Le lendemain matin, c’est Valeurs Actuelles qui remet une pièce dans la machine, avec son traditionnel journalisme de commissariat, en « révélant » le casier judiciaire et la nationalité de l’homme – marocain – qui sera jugé en comparution immédiate. Quelques heures plus tard, c’est un média Bolloré, en l’occurrence Europe 1, qui se met dans les pas de la communication de Bruno Retailleau : « INFO Europe 1 - Bruno Retailleau va retirer le titre de séjour du Marocain qui a profané la tombe du Soldat inconnu ». Nouvel angle, nouvelle vie pour la polémique. « L’info » Europe 1 est reprise absolument partout, sans aucune distance critique avec les affirmations du cabinet du ministre. La chaîne BFM-TV postera même un visuel sur ses réseaux sociaux, avec la même « info », accompagnée d’une photo de Retailleau et du commentaire : « Le ministre a tranché ».



Quarante-huit heures après, Hakim H est jugé en comparution immédiate au Tribunal correctionnel de Paris. Relatant l’audience, un journaliste du Parisien lâche un aveu probablement involontaire sur la nature de ses préjugés : « On s’attendait à voir arriver un provocateur ». Ah bon ? Avant de poursuivre : « On a vu arriver un pauvre type que sa femme vient de quitter. Un malade souffrant de bipolarité... ». L’article nous apprend que celui à qui Bruno Retailleau voulait retirer le titre de séjour est arrivé en France il y a près de 40 ans, travaille comme conducteur d’engins sur des chantiers à 200 mètres sous terre, près de la place de l’Étoile, et dort sur des échafaudages la nuit, car ce travail difficile ne lui permet pas de se payer un hôtel, lui qui habite en Normandie. Dans son compte rendu de l’audience, Le Monde rappelle, ce qui n’a été fait par presque aucun autre média, que « l’interdiction de séjour en France [n’est] pas prévue par le code pénal pour cette infraction ».

Mais Le Figaro n’en avait pas encore terminé avec cette histoire… et ira jusqu’à publier une « lettre imaginaire » au Soldat inconnu, signée de Bruno Retailleau.



Cette séquence médiatique, montée de toutes pièces par l’extrême droite sur le dos d’un travailleur SDF et malade, n’aurait dû être qu’un léger remous dans les fanges de l’internet français. Mais la rapidité avec laquelle les médias se sont engouffrés dans ce faits divers, leur tendance à se reprendre les uns les autres, puis à faire de chaque déclaration de ministre une info en soi, auront permis à cette « polémique » de prendre une ampleur nationale. Un accaparement de l’espace médiatique qui se fait, encore une fois, au détriment d’autres sujets plus importants et au bénéfice d’une idéologie raciste.


Jérémie Younes

 
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Notes

[1Ironie de l’histoire, le même jour, le 5 août, Mediapart publiait une enquête sur ce député européen et sur son habitude de laisser prospérer sur ses réseaux sociaux des tombereaux d’injures racistes.

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