La Tribune appartient en effet à Bernard Arnault, capitaine d’industrie bien connu engagé dans une grandiose politique d’acquisition d’entreprises du secteur luxe, qui s’est violemment heurté à la concurrence d’une autre célébrité, François Pinault [1]. Vengeance, règlements de comptes ? la Tribune a visiblement réservé un sort spécial à la situation financière du groupe Pinault et à son évolution.
Arnault, tout puissant président du groupe de luxe LVMH (Louis Vuitton-Moët-Hennesy), s’est mis en tête il y a une dizaine d’années de devenir à son tour un patron de presse. Après avoir réfléchi au rachat du Figaro, il a racheté en 1993 la Tribune à un George Ghosn mal en point, puis un hebdomadaire boursier, Investir [2]. Depuis, chaque mention du nom d’Arnault ou de LVMH dans la Tribune est scrupuleusement pourvue d’un renvoi rappelant au lecteur qu’il s’agit du propriétaire du journal qu’il a sous les yeux. Malgré cette précaution déontologique (ou simple coquetterie à l’américaine) les choses se sont donc compliquées récemment.
En effet le PDG s’est mis en tête d’acquérir le groupe Gucci qu’il comptait ajouter à un éventail commercial prestigieux (Dior, Kenzo, Lacroix, Givenchy, Guerlain). Or c’est Pinault (Printemps, FNAC, Redoute, etc.) qui est parvenu, au terme de péripéties financières plus ou moins complexes, à s’emparer de Gucci au nez et à la barbe d’Arnault - qui ne saurait pardonner un tel affront… D’où une série de procès : accusations d’espionnage industriel, procès en chaîne, plainte d’Arnault contre la banque-conseil de Gucci, de la banque contre Arnault, etc. Sans oublier les rumeurs selon lesquelles un livre paru sur B. Arnault, et d’ailleurs boudé par la presse, aurait été suscité par Pinault…
Ces stratégies et procédures ont eu des conséquences sur la rédaction de la Tribune.
Ainsi le quotidien a accordé une large place au livre de son ancien directeur de la rédaction, François Roche : François Pinault - l’empire menacé, paru récemment - coïncidence : Arnault venait de porter plainte contre l’auteur et l’éditeur du livre qui lui est consacré (l’Ange exterminateur, ou la vraie vie de Bernard Arnault, par Airy Routier, chez Albin Michel) et qui n’est pas moins tendre avec lui que ne l’est le livre de Roche sur Pinault.
Directement (par le rédactionnel) et indirectement (par la place accordée au livre), le quotidien a noirci la situation du groupe Pinault. Il a distillé l’information défavorable à l’adversaire à la veille de l’assemblée générale des actionnaires de LVMH, le groupe dont il dépend. Ce qui n’était que rumeur a finalement été rapporté dans le Monde des 18/19 mai 2003 (page 15) : les journalistes du quotidien économique se plaignent des stratégies du patron, et le bureau de la Société des journalistes a fini par démissionner. L’actuel directeur de la rédaction aurait reconnu que les relations entre le groupe Pinault et LVMH « pourrissent la vie » des journalistes chargés de suivre ces entreprises.