La baisse des tirages et l’augmentation du nombre des titres
Il est un fait sur lequel tout le monde s’accorde et qui a pu inquiéter et induire en erreur les éditeurs : la baisse continue de la moyenne des tirages et des ventes par titre de l’ensemble du secteur des SHS, baisse compensée par une progression encore plus forte du nombre de titres édités. Ainsi, sur la période considérée, le tirage moyen des ouvrages SHS a été divisé par deux (en gros, de 4.000 à 2.000) tandis que le nombre de titres édités annuellement augmentait plus que proportionnellement (moins de 2.000 à plus de 4.000, avec une pointe à 6.000 en 2003 [1]). Presque toujours présenté par les tenants du discours sur la crise comme un symptôme aigu de cette crise, ce phénomène est plutôt l’expression d’une mutation de l’économie éditoriale.
Il faut d’abord souligner, ce qui n’a pas été fait à notre connaissance au cours du débat sur la « crise de l’édition SHS », que cette observation n’est pas propre aux sciences humaines, mais touche l’ensemble de l’édition, dans les mêmes proportions, et pas seulement en France, mais aussi dans les autres pays dits développés [2]. Selon Bruno Blasselle, « même si le nombre de titres publiés [en France] continue de progresser (30.000 titres vers 1975, plus de 65.000 aujourd’hui [2008]), les tirages moyens ne cessent de baisser (8.000 contre 15.000 il y a une quinzaine d’années) y compris pour les livres de poche... » [3]. Voilà qui nuance quelque peu la représentation des SHS comme secteur sinistré de l’édition [4]… Toutefois, cette évolution générale de l’édition prend, dans la sphère éditoriale des SHS, une forme spécifique en raison de la place qu’y tient la recherche universitaire, de plus en plus spécialisée.
La spécialisation de la recherche en SHS
En effet, si le secteur de l’édition en sciences humaines ne connaît pas de crise d’ensemble, il est cependant une partie de ce secteur, correspondant à 23 % du chiffre d’affaires global, qui est réellement sinistrée, celle des livres les plus spécialisés [5] (thèses, recherches de haut niveau) dont les tirages et les ventes ne cessent de diminuer : « Pour l’édition d’ouvrages, les éditeurs mentionnent des ventes comprises entre 300 et 1.200 exemplaires, avec une valeur médiane qui est de l’ordre de 450 exemplaires » [6]. Les autres livres SHS (essais, manuels, ouvrages de synthèse, dictionnaires), d’une facture plus adaptée à un public plus large, connaissent au contraire une progression assez remarquable. Ce sont donc essentiellement les livres spécialisés, expression de la recherche proprement dite, « noyau dur » de l’édition SHS, selon l’expression de Marc Minon, qui tirent les statistiques de la moyenne des tirages et des ventes de l’ensemble du secteur SHS vers le bas.
Selon les tenants du discours sur la crise, cette spécialisation de la recherche relève de la responsabilité des chercheurs. On a vu dans notre premier article en quelle piètre estime un personnage comme Pierre Nora tenait les chercheurs en sciences humaines, qui ne sauraient ni écrire, ni s’élever à un niveau susceptible d’intéresser un large public. D’autres, moins catégoriques, attribuent la spécialisation des enseignants-chercheurs à une attitude de repli. Ainsi, au « repli sur le "chacun dans son coin" » de François Gèze pour lequel, à la suite de « l’épuisement du paradigme structuralo-marxiste […] les chercheurs, les étudiants n’ont plus lu que des ouvrages dans leur strict domaine de compétences » [7] répond comme en écho le « repli des chercheurs entre les murs de leurs laboratoires » de Sophie Barluet [8].
Pour Bruno Auerbach, la source de la spécialisation des travaux de recherche en SHS ne se trouve pas dans une déficience intellectuelle, une mauvaise volonté ou une attitude de repli des enseignants-chercheurs mais dans l’évolution suivante : parallèlement à l’augmentation du nombre des étudiants, le nombre de chercheurs et enseignants a été multiplié par 6 depuis 1960 pour atteindre le nombre de 25.000. Confronté à l’exigence académique de publier (« Publish or perish »), chacun d’entre eux doit le faire à partir du créneau de plus en plus spécialisé qu’il occupe au sein de sa discipline de référence ; mais la validation scientifique de son apport se fera au détriment du tirage de l’ouvrage édité. « Ce que déplorent les éditeurs, c’est donc l’hyperspécialisation de travaux, dont l’offre a été démultipliée par la croissance du nombre de chercheurs , qui les coupe progressivement du "grand public cultivé" pour ne plus s’adresser qu’à un lectorat professionnel… » [9].
Ainsi, sans que le secteur de l’édition de SHS, qui représente, selon les années, de 7 à 10% de l’ensemble de l’édition, soit globalement en crise, la crise subie par son segment lié à la recherche universitaire (2 à 2.5 % de l’ensemble de l’édition) a alarmé les éditeurs généralistes, jusqu’à susciter au fil du temps un discours relativement cohérent mais dont aucun des éléments constitutifs n’est pertinent, que nous avons appelé « discours sur la crise ». Or, alors qu’ils réclament et obtiennent, sur la base de ce discours, des dédommagements de l’État en raison des effets d’une crise globale imaginaire, les éditeurs généralistes se retirent progressivement du segment réellement sinistré de l’édition de sciences humaines et sociales, l’édition de recherche spécialisée, dont ils assurent tout de même encore entre 20 et 25 % des publications (contre 50% environ en 1974).
Pour les autres éditeurs qui assurent les trois-quarts de l’édition de recherche, à savoir les éditeurs spécialisés en SHS [10], la question se pose différemment.
Les éditeurs spécialisés en SHS
On pourrait supposer que l’Université est la mieux placée pour mettre en valeur les travaux de ses chercheurs. Il n’y a pas si longtemps, aux États-Unis, les livres publiés par des presses universitaires trouvaient un marché « naturel » dans les achats des bibliothèques universitaires, suffisants pour leur assurer un équilibre économique. Mais un tel marché, déclinant aux États-Unis à la suite d’une poussée de fièvre libérale [11] et de causes spécifiques au contexte américain [12], n’existe tout simplement pas en France en raison de la faiblesse conjointe des presses universitaires et des budgets d’acquisition des bibliothèques, très inférieurs à ceux de pays comparables comme la Grande Bretagne ou l’Allemagne [13]. La situation des presses universitaires n’est pas seulement la conséquence du sous-financement chronique des universités, et tout particulièrement de la recherche : elle résulte en grande partie d’un lobbying forcené des éditeurs généralistes à l’encontre de ces presses soupçonnées de concurrence déloyale (1% de l’édition !), lobbying qui a abouti à la fin des années 1990 à la constitution d’un arsenal règlementaire et juridictionnel destiné à les protéger de ce grave danger [14]. Comme, de plus, les presses universitaires ne bénéficient d’aucune aide du CNL depuis 2006, on comprend qu’elles n’assurent que 23% de l’édition de recherche en SHS [15]. Le restant, soit plus de 50% de ce secteur, est assuré par des éditeurs privés, commerciaux ou associatifs, petits ou moyens, fort nombreux, plus ou moins spécialisés dans une discipline (comme Vrin en philosophie ou Perrin en histoire) [16], et d’autres éditeurs publics qui se trouvent dans une situation comparable à celle des éditeurs universitaires.
Confrontés à la baisse des ventes de chaque titre, les éditeurs spécialisés réagissent de deux manières :
- en multipliant les titres dans une sorte de fuite en avant. Bien peu tirent leur épingle de ce jeu comme le fait par exemple L’Harmattan, devenu le premier éditeur français en nombre de titres. Cette multiplication des titres s’accompagne chez cet éditeur d’une réduction drastique des coûts de production, supportés en grande partie par l’auteur, qui permet un équilibre financier sur de faibles tirages (300 exemplaires) : « Denis Pryen, son directeur [de l’Harmattan], affiche un optimisme "aux antipodes du lamento général". La crise des sciences humaines ? Il ne connaît pas. Ou plutôt, il en vit, au risque de choquer ses confrères par des méthodes pour le moins hétérodoxes. » écrivait Antoine de Gaudemar pour Libération en 1997.
- en se réorientant vers des horizons apparemment plus prospères. C’est la voie que semblent avoir choisie récemment les Presses universitaires de France (PUF), dont le nouvel actionnaire majoritaire, Denis Kessler, se donne pour programme, selon Le Figaro du 20 janvier 2014, la « réduction du nombre de publications annuelles et [l’]ouverture vers des ouvrages plus grand public. ». Solution qui n’en est pas une, puisqu’elle consiste, suivant l’exemple des éditeurs généralistes, à se retirer de la zone de turbulence.
Si l’on se place maintenant du point de vue du chercheur, la situation n’est guère plus brillante.
Le chercheur et l’éditeur
La diversité des formes d’édition des livres scientifiques de SHS s’organise en une hiérarchie informelle fondée sur la notoriété des maisons d’édition. Il sera ainsi beaucoup plus valorisant pour un chercheur-auteur d’être publié chez Gallimard, La Découverte ou au Seuil qu’aux PUF, aux PUF qu’à une des presses universitaires « locales », à une presse universitaire que chez l’Harmattan. Dans cette hiérarchie dominée par les éditeurs privés commerciaux, les livres de plus en plus spécialisés ont du mal à trouver un éditeur, hors l’Harmattan, qui prenne le risque d’une publication dont la faible vente est assurée.
Dans le processus de publication de ces travaux spécialisés, dont l’exemple classique est celui d’un docteur qui veut publier sa thèse, les instances universitaires délèguent pour une bonne part au secteur privé la sélection des travaux qui méritent d’être édités ; c’est dire que cette sélection s’appuiera sur des critères où le profil commercial de l’ouvrage sera prépondérant ou en tout cas mis sérieusement en balance avec sa qualité universitaire [17]. La plupart des chercheurs eux-mêmes et les autorités académiques ne sont pas insensibles à cet aspect commercial de la chose, non pour des raisons économiques, mais pour le nombre de lecteurs et le capital symbolique qu’il procure. Il reste que les chemins de plus en plus opposés que prennent l’obligation de publier faite aux chercheurs, la spécialisation accrue de la recherche et les préoccupations commerciales des éditeurs, font la démonstration d’une profonde inadaptation des structures éditoriales aux exigences de publication de ces travaux spécialisés.
Dans un tel contexte, et en attendant une nécessaire refonte de ces structures éditoriales, le développement de l’édition numérique apparaît comme une aubaine pour les chercheurs en SHS. Bien qu’elle soit encore loin de la qualité éditoriale que, par exemple, l’université de Harvard promeut, sous l’impulsion de Robert Darnton, pour quelques thèses soigneusement sélectionnées (voir, ici même, notre article à ce sujet), cette édition électronique s’est fortement développée au cours de la dernière décennie. En France, on recense des sites dédiés aux thèses, comme theses.fr ou TEL (thèses en ligne), des archives ouvertes comme Hal-Shs (Hyper article en ligne-sciences humaines et sociales) qui recueille divers travaux de recherche en SHS dont les thèses, le tout étant fédéré sur une plateforme initiée par le CNRS, isidore.fr, où sont rassemblés depuis 2010 plus de 3 millions de documents de SHS, dont 59.000 thèses [18].
Pour le chercheur, la mise en ligne de son travail, si elle n’est pas plus valorisante pour sa carrière qu’une publication chez l’Harmattan, satisfait du moins, à moindres frais, à l’exigence de communication scientifique en rendant ce travail accessible à tout un chacun. Et pour les autres chercheurs, les étudiants et le simple citoyen intéressé, c’est une véritable mine de connaissances qui est ainsi offerte.
Conclusion : Sauvons l’édition de recherche en SHS !
Le mouvement qui porte la recherche en SHS vers une spécialisation de plus en plus poussée semble inéluctable. Que l’on y voie une régression, comme le font les tenants du discours sur la crise, ou un éventuel progrès, comme en témoignent d’autres observateurs [19], il reste que les recherches très spécialisées n’ont pas vocation à toucher un large public, y compris sous leur forme numérique qui ne peut faire des miracles ; autrement dit, la question commerciale ne peut être, pour elles, que très secondaire. A partir de ce constat, on voit mal comment elles pourraient être éditées hors de circuits sans but lucratif, soutenus par la puissance publique, et contrôlés par les scientifiques eux-mêmes. Car finalement, les bénéfices de la recherche ne relèvent pas d’une économie de l’édition, mais sont bien au-delà, dans les usages politiques, économiques et sociaux de cette recherche. Ce qui définit, en quelque sorte, les contours d’un service public de la recherche scientifique.
Cela suppose une réorientation des aides publiques vers l’édition de recherche publique, comme le réclame la médiatrice de l’édition publique, Marianne Levy-Rosenwald, dans son rapport 2012, ainsi qu’un soutien plus ferme aux éditeurs spécialisés en SHS qui aurait pu, par exemple, éviter l’appropriation des PUF par un capitaliste de choc.
Si l’on considère que le chiffre d’affaires de l’édition de recherche représente 23 % de celui de l’ensemble de l’édition SHS (pourcentage stable sur une période de 20 ans, selon le Gfii qui l’évalue pour l’année 2008 à 27 millions d’euros qui se répartissent pour moitié entre les livres et les revues, et dont le tiers, toujours selon le Gfii, est déjà constitué d’aides publiques), ce soutien public à l’édition publique et à l’édition privée spécialisée de recherche n’aurait rien d’indécent au regard des quelque 90 millions d’euros collectés chaque année par les éditeurs sous couvert de divers droits de copie et de prêt.
Encore faudrait-il qu’un véritable débat soit instauré, au lieu de celui, en trompe-l’œil, sur « la crise de l’édition en sciences humaines et sociales ».
Jean Pérès