Dans un premier temps, du 7 au 29 mai, 17 reportages et 5 directs ont traité du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Un bilan non négligeable d’un point de vue quantitatif, qui représente d’ailleurs près d’un quart de la totalité des reportages d’ « actualité internationale » de France 2 sur la même période, réduits pour la majorité d’entre eux à un sujet ponctuel, presque perdu au détour d’un JT [1].
Un peu de bruit puis presque rien
Mais cette focale médiatique de quelques jours ne saurait faire illusion. D’abord et avant tout, parce qu’elle n’est précisément qu’une focale. Une loupe grossissante, qui circonscrit la couverture médiatique dans le temps… militaire, soit l’un des biais ordinaires de l’information sur cette région (comme sur bien d’autres). Sur les 17 reportages recensés entre le 7 et le 29 mai, 13 (soit plus des trois quarts) ont en effet été réalisés entre le 11 et le 21 mai : la première date correspond aux premiers tirs de roquettes depuis la bande de Gaza et la seconde, au « cessez-le-feu ». Idem pour les directs, dont 3 sur les 5 ont été réalisés entre le 11 et le 21 mai.
Et depuis (du 30 mai au 8 juillet), le 20h de France 2 n’a livré que deux sujets sur la région : le 14 juin, à l’occasion du changement de gouvernement (« Israël : qui est le nouveau Premier ministre Naftali Bennett ? ») et le 25 juin (« Variant delta : nouvelle poussée de Covid en Israël »). Un classique : une fois un « cessez-le-feu » signé, le 20h – à l’image de la plupart des grands médias audiovisuels – se désintéresse de la région, comme si le « conflit » n’existait plus, comme si « le calme » était « revenu ». France 2 ne proclamait-elle pas, le 15 mai, avec une ironie involontaire : « Un conflit historique qui resurgit aujourd’hui ». Ce n’est pas le conflit qui « resurgit », mais bien son traitement médiatique qui se réveille, au bruit des tirs de roquettes et des bombardements.
Reste que sur cette chaîne, depuis le 21 mai, les Palestiniens ont à nouveau disparu des radars… ou presque. Le 29 mai, Thomas Sotto hasardait une brève, sorte de virgule entre la fête des mères et les manifestations en Colombie, dont le service public aurait pu se passer :
Quelques images d’insouciance, qui contrastent avec celles de guerre qu’on vous montrait il y a quelques jours encore là-bas. Regardez, c’est à Gaza ! Gaza, où les familles, les enfants se sont rués à la plage aujourd’hui encore. Vous le voyez, il y avait vraiment beaucoup beaucoup de monde, un peu de joie aussi, et je crois qu’il y avait même, vous allez le voir après cette scène de foule, un âne qui était en train de se rafraichir. Le voilà ! Les armes se sont à peu près tues dans la région depuis le 21 mai. 21 mai, date du cessez-le-feu observé aussi bien par les Israéliens que par les activistes du Hamas.
Quand l’indigence de l’information confine à l’indécence… Car de sujets anecdotiques en coups de projecteurs « militaires », France 2 peut se prévaloir d’images jugées « télégéniques » parfois captées par des drones, mais laisse l’information sur le bas-côté. À ne médiatiser que les événements « spectaculaires » (entendre roquettes et bombardement) – seuls à même de constituer une « actualité » – l’information est en effet amputée, et le public, privé d’éléments majeurs de compréhension des réalités sociales et politiques dans la région. En l’occurrence, depuis le cessez-le-feu, bien des reportages auraient pu voir le jour, pour constater le « calme » de la répression des Palestiniens d’Israël, le « calme » des manifestations en Cisjordanie réprimées par l’Autorité palestinienne, ou encore le « calme » quotidien à Gaza. Mais France 2 regarde ailleurs, et n’évoquera pas le bilan fourni le 23 mai par le Bureau de coordination humanitaire des Nations Unies : 242 Gazaouis tués, mais également « l’endommagement » par les bombardements de « 53 écoles […], 6 hôpitaux, 11 centres de soins de santé primaires et le laboratoire central d’analyse Covid-19, […] cinq des dix lignes électriques. » [2]
L’obsession de « l’équilibre »
Et quand France 2 parle du conflit, elle dépolitise l’information en reproduisant les biais que nous constatons régulièrement [3], comme le montre le contenu des 17 reportages étudiés [4].
Les reportages « à chaud » suivent, dans l’ensemble, le même schéma narratif. Dans un premier temps, le reportage montre les violences d’un « camp » contre l’autre, puis dans une deuxième partie, explique que ce deuxième « camp » est aussi responsable de violences. Le JT se limite donc à évoquer des « affrontements » – l’expression revient dans 7 reportages – constituant une flambée de « violence » à laquelle chaque « camp » contribuerait à parts égales, comme le suggère le lexique journalistique consacré, et désormais quasi automatique : ainsi des « violents heurts entre des Palestiniens et la police israélienne » (8/05), de la « flambée de violences » (12/05), de la « surenchère de violences » (12/05), de l’« engrenage de violences » (12/05), de l’« escalade de violence » (13/05), de la « nouvelle journée sous le signe de la violence » (14/05), de l’« escalade meurtrière » (15/05 et 21/05) ou encore cette formule d’Anne-Sophie Lapix : « Le cycle de la violence est enclenché et rien ne semble en passe de l’arrêter » (17/05).
Autant de tournures qui neutralisent les rapports de force, par souci d’équilibrer une situation qui, pourtant, est loin de l’être : rappelons une énième fois que « s’il existe bien un "conflit" opposant deux "parties", nul ne doit oublier que ses acteurs sont, d’une part, un État indépendant et souverain, reconnu internationalement, doté d’institutions stables, d’une armée moderne et suréquipée et, de l’autre, un peuple vivant sous occupation et/ou en exil, sans souveraineté et sans institutions réellement stables et autonomes. »
Mais France 2 préfère ne pas voir la différence entre des roquettes et des bombardements, et présenter les seconds comme des « répliques » ou une « riposte » aux premières. Ainsi le 12 mai : « Dans le ciel de Gaza, l’écho des frappes israéliennes a résonné toute la journée. Virulente riposte de l’État hébreu après une nuit d’escalade meurtrière. » Le décompte des roquettes – fourni par l’armée israélienne – intervient quasi systématiquement comme le pendant ou la cause des bombardements (non chiffrés), comme dans cette annonce d’Anne-Sophie Lapix : « Si le gouvernement israélien appelle la population au calme, pas question de cesser les bombardements de Gaza alors que le Hamas a tiré plus de 1600 roquettes sur Israël. » Et la correspondante sur place, Clothilde Mraffko, de brillamment résumer la situation :
Israël doit faire face, ce soir encore, à des tirs de roquettes depuis Gaza vers son territoire. L’État hébreux a été surpris par l’ampleur des attaques du Hamas et l’heure n’est pas à l’apaisement malgré les efforts de médiation internationale, c’est l’escalade de violence la plus violente depuis la guerre de 2014 à Gaza.
À force de tordre le réel à la recherche d’un impossible équilibre, France 2 parvient même à inverser les rapports de force, comme dans ce remarquable extrait d’un « sujet d’analyse » diffusé le 15 mai :
Déjà 3 guerres contre le Hamas à [l’] actif [de Benjamin Netanyahu]. Résultat : une pluie de roquettes tirée depuis Gaza sur des zones civiles. En réponse, des frappes de l’armée israélienne sur l’enclave palestinienne. Comment ce si petit territoire soumis à un blocus parvient-il à menacer l’État hébreu ? Le Hamas peut compter sur le soutien d’alliés dans la région, l’expertise et la technologie de l’Iran, le Qatar pour l’aide humanitaire et les financements. Mais il a surtout développé un savoir-faire militaire pour fabriquer ses propres armes.
Et plus Gaza compte ses morts, plus cet « équilibre » pèse sur l’information. Le 14 mai, quand bien même l’asymétrie des armes en présence (et des dégâts qu’elles causent) se reflète dans les images rapportées par les JRI, le titre du sujet du 20h reste imperturbable : « Proche-Orient : une nouvelle journée sous le signe de la violence ».
Le 16 mai, un sujet est intitulé « Israël-Palestine : un déluge de feu continue de s’abattre sur les populations ». « Les populations » ? Le 16 mai, 42 Palestiniens sont en effet tués par les bombardements – mais pas un blessé israélien ne sera recensé, comme nous l’apprend France 2 elle-même, qui reste sur une transition des plus classiques (« Le Hamas, qui lui aussi attaque avec ses tirs de roquettes sur Israël », « 3000 […] lancées sur l’État hébreu ces 6 derniers jours ») avant de partager à égalité le temps d’antenne, comme de coutume, entre les ravages des bombardements sur Gaza et la « terreur des civils » israéliens. Le clou de « l’équilibre », que Delahousse enfonce en conclusion : « Alors où sont les espoirs d’apaisement ? Les hommes de bonne volonté ont-ils encore une voix face à la radicalisation ? » Mais de quelle « radicalisation » parle-t-on ?
Et nous ne commenterons pas davantage l’exploitation « esthétique » des dits « affrontements » par une rédaction manifestement aveugle à son propre cynisme… Ainsi du sujet « Photo Hebdo », diffusé dans le JT du 14 mai :
En Israël c’est la haine qui a pris le dessus. Avec une surenchère des armes, comme une chorégraphie de feu. Aux roquettes palestiniennes, la riposte de l’artillerie israélienne et vice-versa sans que nul ne sache ce qu’il adviendra de cet engrenage.
Quelle peut bien être la valeur informative d’un tel sujet ?
Les « affrontements », ou comment minimiser la violence de l’agresseur
Même cause, mêmes effets dans les sujets qui traitent de la répression des manifestations à Jérusalem entre le 8 et le 10 mai. Là encore, France 2 préfère parler de « violents heurts entre des Palestiniens et la police israélienne » (8/05) ou pire… d’« affrontements entre Israéliens et Palestiniens » (10/05), en faisant tout simplement disparaître la police ! On évoque prudemment une « confrontation » qui « dégénère », un « regain de tension », des « répliques » de la police face aux jets de projectiles. Ou encore d’« affrontements […] qui ont fait plus de 300 blessés », sans préciser que ces blessés sont… Palestiniens.
Dans un des tout premiers sujets réalisés (10/05), Maryse Burgot, prêtant sa voix aux images depuis Paris, accumule ainsi bévues et euphémismes :
Ces hommes sont Palestiniens. Ils refusent d’évacuer les lieux, et lancent des projectiles. Face à eux, des policiers israéliens : ils ont investi la place. Ces forces de l’ordre répliquent avec grenades assourdissantes et balles en caoutchouc. Et les affrontements se poursuivent jusqu’à l’intérieur de la mosquée al-Aqsa. […] Impressionnantes images d’un lieu de prière, devenu zone d’affrontements.
Jusqu’à la désinformation… Il faudra en effet chercher du côté de la presse [5] pour obtenir des témoignages de manifestants (France 2 n’en rapporte strictement aucun). Et pour comprendre qu’entre le 8 et le 10 mai, la police israélienne n’a pas « répliqué » ni « investi les lieux », mais livré de véritables assauts pour réprimer les manifestants, en ayant « envahi les lieux » et la mosquée dans un « fracas de tirs » (Le Figaro, 10 mai). Il faudra également chercher du côté de la presse pour en apprendre davantage sur les « balles en caoutchouc » évoquées par Maryse Burgot : des balles en métal, recouvertes d’une fine pellicule en caoutchouc, comme le précise Jean-Pierre Filiu sur son blog du Monde (16/05) : « En cas de tir en pleine tête, les blessures peuvent être irréversibles, voire mortelles. »
L’obsession de l’équilibre impacte aussi le traitement des violences entre les civils : seules seront rapportées des informations susceptibles de pouvoir être traitées « en miroir ». Ainsi du sujet « Israël-Palestine : près de Tel-Aviv, une scène de lynchage en pleine rue » diffusé le 13 mai, débutant par le passage à tabac d’un Palestinien par des juifs d’extrême droite, puis enchainant sur le fait que « des agressions existent aussi dans l’autre sens ». Et parfois, les obsessions troublent notre perception du réel. Ainsi Maryse Burgot, commentant des images rapportées de Jérusalem, y voit « un corps-à-corps entre une policière israélienne et une femme palestinienne. Image symbolique d’un engrenage de violence ». Sur les images en question : trois policières surarmées (entourées d’une dizaine d’autres policiers) qui empoignent violemment une femme palestinienne et la repoussent dans une rue. Et nous n’aurons aucune information sur le pourquoi de ce « corps-à-corps »… décidément très « équilibré ».
Pour France 2, et pour tant d’autres, « la violence » au Proche-Orient ressemble à un phénomène météorologique qui, avec une périodicité « cyclique », apparaît et saisit « les populations » de la région, avant de disparaître. Pas tout à fait cependant : il « gangrène les esprits les plus jeunes », comme le raconte une journaliste sur fond d’images de manifestations, montrant des enfants palestiniens jetant des pierres à Hébron (14/05)…
À suivre...
Arnaud Gallière et Pauline Perrenot