Accueil > Critiques > (...) > Mobilisations des gilets jaunes (2018-2019)

Humiliations policières contre les lycéens, Barbier et Giesbert complices

par Frédéric Lemaire, Pauline Perrenot,

Jeudi 6 décembre, la police est intervenue dans de nombreux lycées mobilisés dans le cadre d’un vaste mouvement national lycéen concernant plus de 300 établissements. Bilan : plus de 700 interpellations de lycéens dans toute la France et de nombreux blessés. Dans un lycée de Mantes-la-Jolie, les policiers ont procédé à une interpellation collective de 148 lycéens. Les humiliations subies par les lycéens ont été documentées par plusieurs vidéos montrant les lycéens en ligne contre un mur, agenouillés avec les mains derrière le dos ou derrière la tête.

Ces images ont largement circulé sur les réseaux sociaux dans la journée de jeudi ; elles n’ont été reprises que tardivement dans les grands médias. Et si de nombreux journalistes se sont émus de ces comportements policiers, d’autres les ont parfois démentis ou encore relativisés. Il s’en est même trouvé, parmi les sommités de la profession, pour les approuver et les justifier.

La vidéo fait rapidement le tour des réseaux sociaux [1]. On y voit des dizaines de lycéens à genoux ou assis au sol, les mains sur la tête. Il faut cependant attendre jusque tard le soir pour que cette vidéo soit reprise par un grand média, en l’occurrence à 23h30 sur le site du Monde :



L’authenticité de la vidéo est attestée par un article sur la page Checknews du site de Libération, publié peu avant une heure du matin. Cet article propose d’autres témoignages de cette interpellation.

En réalité, la vidéo avait déjà été authentifiée par l’AFP le jour même à 21h45 [2], comme en témoigne cette série de tweets :



Pourtant, le soir même sur le plateau de l’émission « Grand Angle » animée par Bruce Toussaint, alors que la députée de la France insoumise Danièle Obono évoque des images « glaçantes », la députée LREM Cendra Motin lui reproche de véhiculer des fake news. Danièle Obono s’en défend, avant d’être à nouveau contredite par Cendra Motin :

- Danièle Obono : On a vu, ce n’est pas une fake news, ça a été certifié par des journalistes, des images que je trouve absolument glaçantes, tout le monde s’en est ému.

- Cendra Motin : Lisez l’AFP, ils ont complètement démonté votre tweet, c’était juste une fake news, pour le coup, donc regardez bien, je vous le dis, AFP. Regardez !

On aurait pu s’attendre à ce que l’animateur de l’émission soit un minimum informé sur cet événement qui s’était déroulé dans la journée, et intervienne pour rétablir les faits. Au contraire, Bruce Toussaint rebondit sur cet échange pour clore l’émission en évoquant… les nombreuses fake news diffusées parmi les gilets jaunes. Le tout sans commenter les propos de la députée LREM, ni pointer la double fake news qu’elle vient de faire courir sans sourciller sur son plateau au sujet de l’interpellation des lycéens de Mantes-la-Jolie.

La vidéo sera finalement diffusée plus largement dans la plupart des grands médias au matin du vendredi 7 décembre. Et si les images ne sont plus démenties cette fois, elles sont parfois relativisées sur plusieurs plateaux.

À commencer par le plateau matinal d’Audrey Crespo-Mara sur LCI rassemblant, entre autres invités, Nadine Morano députée européenne LR, le secrétaire général d’Alternative Police CFDT, Franz-Olivier Giesbert, un gilet jaune, ou encore un lycéen, vice-président de la FIDL. De brefs extraits de l’interpellation sont diffusés, suivis immédiatement par le commentaire du ministre de l’intérieur qui décrit « une procédure classique » dans le cadre de « violences urbaines ». Lorsque le lycéen prend la parole pour dénoncer ce discours et la répression policière des mobilisations lycéennes, il est pris à partie à plusieurs reprises par l’ensemble des intervenants, et en particulier par Franz-Olivier Giesbert, comme en témoignent ses propos tout en finesse :

- Arrêtez, il y a pas de blessés là, il y a pas de blessés ! Ils auraient pu être massacrés, il n’y a pas de blessés ! C’est pas parce que c’est des lycéens qu’ils ont le droit de faire n’importe quoi !

- Vous foutez le feu, ça sert à quoi de foutre le feu ? En quoi ça fait avancer vos revendications ?

- Il y a beaucoup de lycéens aussi qui veulent rentrer dans l’établissement pour suivre les cours, et qui ne peuvent pas rentrer parce qu’il y a les blocages ! Ça c’est la réalité ! Où est la démocratie ? Ils veulent travailler ! Ils veulent passer le bac !

- Comme la CGT vous faites pareil ! Vous êtes des vieux ! Vous êtes des vieux ! [rires de Nadine Morano] Vous êtes vieux dans votre tête ! L’ancien monde… l’ancien monde…

L’intervention de Thierry Moreau, chroniqueur médias de LCI et ex-chroniqueur dans l’émission de Cyril Hanouna, est à l’avenant :

Là, ça a pacifié la situation, de prendre cette décision, secure, en mettant les gens à terre, pendant un temps, le temps d’y voir clair. C’est une façon de sécuriser tout ça.

Un indicateur de l’ambiance du plateau, largement acquis au représentant de la police qui a l’occasion de s’expliquer pendant de longues minutes, alors que Nadine Morano moque « les gavroches de la République » et se réjouit de voir les lycéens interpellés plutôt « qu’il y ait des morts ». Le plateau se transforme en véritable calvaire pour le représentant lycéen, seul contre tous, et devient rapidement un tribunal pour lycéens interpellés.

BFM-TV n’est pas en reste. Christophe Barbier, sur le plateau matinal de la chaîne, adresse un satisfecit à l’action des policiers : « On interpelle, on neutralise tout de suite, on ne laisse pas les lycées trop occupés, on ne laisse pas les mouvements lycéens se zadifier [sic] » s’enthousiasme l’adjudant éditorialiste. Et de justifier les images des lycéens brimés : « Ce qui s’est passé, c’est tout à fait normal, et c’est même pour protéger les lycéens qu’il faut comme ça les traiter  ».

Pas d’humiliation ni de violences donc, les policiers ayant au contraire agi… dans un total souci du bien-être des lycéens ; pour « qu’ils ne restent pas debout, qu’ils ne soient pas exposés aux intempéries » ou encore pour « qu’il n’y ait pas des mouvements de foule si on les laisse en groupe. » Et les lycéens ne leur disent même pas merci ?

Barbier finit de relativiser ces humiliations par une comparaison plus que discutable : « On a passé depuis cinquante ans les manifestations lycéennes successives à entendre "CRS, SS", personne ne s’en est vraiment offusqué. Alors là, il faut vraiment être cœur d’artichaut et bien-pensant pour s’offusquer de ce qui s’est passé à Mantes-la-Jolie. » Il fallait, par contre, avoir le cœur bien accroché pour écouter l’éditorialiste ce matin sur BFM-TV.


***


Les violences font l’objet d’un traitement médiatique à deux vitesses, en particulier depuis la manifestation de samedi 1er décembre. Celles subies par les lycéens de Mantes-la-Jolie au cours et suite à leur interpellation illustrent bien cette disproportion : si les médias dominants surexposent les violences des manifestants, les images de violences policières sont diffusées au compte-goutte. Et quand ces dernières circulent, certains éditorialistes se liguent en plateau pour les minimiser, voire pour en retourner l’interprétation en faveur… de la police. Un journalisme de préfecture qui prend ces derniers temps des accents orwelliens : dans le monde des éditorialistes de « la presse libre » [3] : réprimer, c’est protéger.


Pauline Perrenot et Frédéric Lemaire (avec Maxime Friot)




 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Sa diffusion sur le compte de l’Observatoire des violences policières y est pour beaucoup.

[2Nous avions précédemment écrit 12h45, mais il s’agit en réalité de l’heure californienne, heure à laquelle s’affiche le tweet ci-dessous.

[3Ce matin sur BFM-TV, après avoir sous-entendu qu’Olivier Besancenot tirait profit de ces images (« Heureusement que vous les avez ces images dites-moi, vous vous en servez, vous les utilisez non ? »), Jean-Jacques Bourdin pavanait : « [Les images] sont passées oui, parce que la presse est libre, voilà pourquoi elles sont passées ! »

A la une