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Guerre de Libye : bavures médiatiques avant les premiers bombardements

par Julien Salingue,

Au moment où nous écrivons, les avions d’une « coalition » bombardent les positions militaires du colonel Kadhafi. Quoi que l’on pense de cette guerre, force est de constater qu’elle fait l’objet d’un traitement médiatique digne du journalisme de guerre le plus exécrable. Les observations que nous rapportons ici ont été effectuées avant le début des bombardements. Et elles sont déjà annonciatrices du pire…

Si tu veux la guerre…

Lorsque l’éventualité d’une guerre s’est précisée, la plupart des grands médias ont manifesté un certain empressement. Cette hâte était-elle dictée par la conviction qu’il fallait venir au secours de populations civiles et qu’il n’y avait pas d’autre solution que la guerre ? Ce serait une prise de position à présenter comme telle. Mais, contrastant avec la gravité des responsables qui ont décidé cette guerre, l’impatience des impatients revêt des formes passablement malsaines, comme si une guerre n’était pas avant tout une guerre !

Dès le vote de la résolution de l’ONU, le 17 mars au soir, la nouvelle se répand comme… une traînée de poudre : la guerre approche. Dans les médias, les bruits de bottes se font entendre. Le 18 mars, Reuters publie une dépêche : « Compte à rebours pour une intervention en Libye ». Le Point, L’Express, Le Nouvel Obs (et bien d’autres) la reprennent et font leur l’image du « compte à rebours ». Le lecteur est averti : qu’il se tienne prêt…

L’attente ne sera pas longue. La déclaration d’Alain Juppé selon lequel « tout est prêt » pour déclencher les hostilités est, elle aussi, reprise en boucle dès le vendredi 18 en « une » des sites internet. Entre autres : « Libye : “Tout est prêt” pour une intervention militaire » (site de Libération) ; « Lybie [sic] : “Tout est prêt pour une action militaire” » (site de L’Est Républicain) ; « Libye : tout est prêt pour une intervention, selon Juppé » (site du Nouvel Obs) ; « L’armée française prête à l’assaut contre Kadhafi » (site de La Tribune) ; enfin, sur un ton encore un peu plus belliqueux que ses confrères, le site de 20 minutes titre : « Libye : malgré le cessez-le-feu proclamé par le pouvoir, les Occidentaux sont prêts au combat ». De toute évidence, les médias aussi.

Certains sont même un peu trop prêts… C’est ainsi que dans l’après-midi du 18 mars, la chaîne I>Télé, sans doute un peu trop impatiente, ose le scoop :



Aucune action militaire n’a alors été menée. Il faudra en réalité attendre le lendemain avant que soit annoncé le premier tir français. Au grand désespoir d’I>Télé qui, se rendant compte que son scoop ressemble de plus en plus à une bourde, remplace subrepticement, en fin d’après-midi, le mot « frappes » par le mot « crise ». Vingt-quatre heures plus tard, l’information étant désormais correcte, le terme « frappes » refait son apparition à l’écran. Au grand soulagement d’I>Télé ?

Le 19 mars, Reuters publie une dépêche au titre des plus audacieux :



« Vers des frappes imminentes ». En substance : les frappes ne sont pas encore imminentes, mais elles le seront bientôt. Une redondance qui révèle l’impatience ?


La guerre, ça fait vendre, coco

Cette impatience peut difficilement se prévaloir de visées exclusivement « humanitaires ». Elle traduit aussi une toute autre préoccupation : être le premier sur le coup. Concurrence journalistique ou compétition commerciale ? La seconde est loin d’être absente, car la guerre, c’est vendeur. Et rien de tel, pour appâter le chaland, que de lui proposer un pseudo-sondage en ligne. C’est Le Parisien, rapidement rejoint par Le Figaro, qui a ouvert les hostilités :



S’agit-il d’informer ? Évidemment pas… D’ouvrir un « débat » ? À quoi bon, puisque la « communauté internationale » est unanime (voir plus loin) ? Il s’agit d’attirer le lecteur et de le fidéliser en le mettant directement à contribution et en créant l’illusion que son avis compte !

Toutes les méthodes sont bonnes pour vendre et faire vendre. La palme du cynisme revient à Libération qui, en raison de la double actualité (Libye plus Japon), a proposé à ses lecteurs un numéro spécial le vendredi 18 mars, avec une « double une ». Le communiqué de presse annonçant cet « événement » est des plus révélateurs :

« Vendredi dans Libération : un numéro exceptionel [sic] consacré à la Libye et au Japon » […] « Citation de Nicolas Demorand, directeur de la rédaction de Libération : “Au moment où une série de catastrophes au Japon bouleverse chacun de nous, la communauté internationale semble enfin se mobiliser pour empêcher le colonel Kadhafi d’écraser l’insurrection du peuple libyen. Nous avons voulu donner toute sa mesure à cette actualité d’une incroyable densité, où se télescopent ces deux événements”. Ce numéro “collector” de Libération sera disponible en kiosque vendredi 18 mars 2011 ».

Les morts, coco, c’est collector.


Moi, Kadhafi, il me fait pas peur

Collector, aussi, certains propos forts courageux de va-t-en guerre parisiens, avant même le début de l’offensive.

Le vendredi 18 mars, le Grand Journal de Canal plus reçoit « trois grands observateurs de l’actualité » : Thomas Legrand (de France Inter), Yves Thréard (du Figaro), Alain Duhamel (d’un peu partout). La Libye est bien évidemment évoquée : Michel Denisot explique que, suite à la résolution de l’ONU, les autorités libyennes ont annoncé un cessez-le-feu. On assiste alors à une scène surréaliste, au cours de laquelle Jean-Michel Aphatie et son camarade Yves Thréard nous livrent une analyse d’une exquise finesse :

– Alain Duhamel : « […] Un cessez-le-feu, c’est parce qu’ils veulent voir venir, sûrement ».
– Jean-Michel Aphatie : « Ils ont les jetons. »
– Yves Thréard : « Kadhafi est un peureux. »
– Alain Duhamel : « Faut pas non plus les caricaturer… »
– Jean-Michel Aphatie : « Moi je pense qu’ils ont un peu la trouille. »

Aphatie et Thréard, confortablement installés sur leur plateau de télévision, triomphent et ironisent : Kadhafi a peur d’une intervention armée. On imagine que nos deux journalistes, à qui la guerre ne fait pas peur, ont déjà réservé leur billet d’avion pour la Libye afin de prendre part aux combats.

À l’instar de leur confrère d’I>Télé Olivier Ravanello qui, le samedi 19 mars, quelques heures avant les premiers bombardements, s’emporte, sourire aux lèvres : « On veut se débarrasser de Kadhafi, on va peut-être même arriver, par chance, à ce qu’une bombe lui tombe sur la tête ».

Il est difficile de se contenter de comptabiliser ces mouvements de menton parmi les faux frais de la liberté d’opinion. Une fois encore, ces commentaires qui n’éclairent rien, même pas les raisons de ceux qui soutiennent inconditionnellement cette guerre, contrastent avec la gravité de ceux qui l’ont décidée. Que dire alors du respect dont ils témoignent pour ceux qui, non moins gravement, ne sont pas convaincus par cette intervention ou lui sont hostiles ? L’indécence fait-elle partie des nouvelles règles de la déontologie ?

Mais nos journalistes sont courageux. Nul doute que le ministère de la Défense les décorera pour acte de bravoure médiatique. Contrairement à ces traîtres d’Allemands.


Les « alliés » et les traîtres

Nul n’aura échappé à l’argument-massue repris dans la plupart des grands médias : la guerre bénéficie du soutien de la « communauté internationale ».

Une « communauté internationale » dont on ne cesse de nous rappeler qu’elle inclut des pays arabes. Ce ne serait donc pas une guerre de l’Occident… comme Le Monde, en un lapsus révélateur, le dit pourtant en « une » le 19 mars, accompagné de cette sympathique invitation au « monde arabe » : « Il faut associer le monde arabe aux opérations militaires. Il en a les moyens : il dispose de centaines de chasseurs. Il a l’occasion de faire l’Histoire, pas de la contempler ». Typiquement « occidental ».



Pour Thomas Legrand, toujours sur le plateau du Grand Journal, la messe est dite : « Avant de commenter tout ça, il faut quand même souligner cette résolution extraordinaire. Moi je trouve que c’est historique, et c’est extraordinaire. Je crois que c’est la première fois qu’on peut dire que, enfin c’est pas la première fois, mais la communauté internationale ça veut vraiment dire quelque chose aujourd’hui ».

Thomas Legrand, comme la plupart de ses confrères, « oublie » commodément de rappeler que quelques pays mineurs, périphériques et peu influents, comme la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Allemagne... n’ont pas voté la résolution de l’ONU. Mais tout ceci n’est qu’un détail car, comme on nous le répète jusqu’à l’usure, le Qatar a proposé de participer à l’intervention, et on ne va tout de même pas perdre du temps avec ceux qui veulent gâcher la fête. Plutôt que d’exposer leurs raisons et de tenter de les comprendre, avant de les justifier ou, dans le cas de nos commentateurs va-t-en-guerre, de les condamner, on préfère s’ériger en tribunal de la « communauté internationale ». Quant aux raisons, bonnes ou mauvaises, qui ont conduit certains États « amis », comme l’Allemagne, à refuser de soutenir l’expédition militaire, elles sont balayées d’un revers de manche d’uniforme :

– Pour Jean-Michel Aphatie, l’explication est simple : « L’Allemagne est dirigée par quelqu’un qui n’est pas à la hauteur de la situation, de cette situation » (le Grand Journal, le 18 mars).

– Le Monde, dans son éditorial du 20 mars (« Berlin face à ses responsabilités internationales »), ne fait pas non plus dans la nuance : « L’Allemagne souhaite obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Soutenue par la France, cette demande est légitime […]. Encore faut-il être à la hauteur des responsabilités auxquelles on aspire. L’Allemagne d’Angela Merkel n’en a pas fait la démonstration, le 17 mars, en refusant d’approuver la résolution de l’ONU permettant l’usage de la force contre le régime du colonel Kadhafi ».

Et, plus loin : « Le non-engagement allemand dans l’affaire libyenne est révélateur d’une hésitation qui peut être perçue par les partenaires de la République fédérale comme un manque de solidarité, voire de maturité ».

– Sur son blog, qui engage, au moins indirectement, Libération (puisque son site, en fait la promotion à la « une »), l’incontournable Jean Quatremer se joint lui aussi au concert anti-allemand. Le 19 mars, dans un billet subtilement titré « L’honneur perdu d’Angela Merkel », il fait à son tour la leçon à la chancelière. Extraits : « Angela Merkel, une nouvelle fois, gouverne en fonction d’impératifs de politique intérieure, sans aucune considération pour ses engagements européens et atlantiques, et surtout sans aucune commisération pour le peuple libyen qui lutte pour sa liberté ». […] « Cet accès de pacifisme est d’autant plus curieux que la chancelière n’a toujours pas annoncé qu’elle allait retirer ses troupes d’Afghanistan… Bref, entre l’abstention et le soutien à Kadhafi, il n’y a qu’un pas ». Avant de conclure : « Angela Merkel chercherait à administrer la preuve qu’elle n’a strictement aucun sens de l’histoire qu’elle ne s’y prendrait pas autrement ». Rompez les rangs.

L’entrée en guerre de la France réveillerait-elle, chez plusieurs journalistes et éditorialistes, de bons vieux réflexes anti-allemands ? Rien n’est moins sûr : « pas à la hauteur », « manque de maturité », « strictement aucun sens de l’histoire »… L’exact opposé, en somme, de notre bon président Sarkozy.


Cocorico !

C’est une évidence, surtout depuis que les hostilités ont débuté : nos chers médias exaltent leur fierté d’être français. En témoignent ces unes :




Le Monde daté du 20-21 mars, après avoir titré la veille (voir plus haut) sur la « riposte » (la riposte ?) de « l’Occident », se drape lui aussi de tricolore.



Même Daniel Schneidermann, que l’on a connu mieux inspiré, cède à la tentation chauvine dans son billet du 18 mars : « Sacré matin ! Soyons honnêtes. Qui, ici, sur ce site, dans ces forums, qui peut jurer qu’il reste indifférent, en voyant les rebelles de Benghazi, ce peuple qui a risqué sa vie en se soulevant contre le dictateur fou, brandir le drapeau français cette nuit ? Qui peut rester indifférent à leur gratitude envers le rôle joué par la France dans l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui va autoriser la “communauté internationale” à bombarder les colonnes de Kadhafi ? […] Et pour une fois, le cocorico français est sans doute partiellement justifié ».

Certes, le gouvernement français a joué un rôle moteur dans l’adoption de la résolution de l’ONU. Mais est-ce la principale information dans cette affaire ? Pourquoi cette insistance malsaine sur le « rôle de la France » ? Se réjouir aux côtés des habitants de Benghazi, oui, mais pourquoi serait-on plus heureux, ou moins « indifférents », parce que des drapeaux français ont été brandis ? Cette fierté, qui fait appel aux sentiments chauvins les plus primaires, n’est-elle pas mal placée ? On chercherait à susciter un engouement populaire pour une guerre aux objectifs et à la durée indéterminés qu’on ne s’y prendrait pas autrement…

De l’exaltation de la guerre au chauvinisme le plus franchouillard, en passant par les pitreries de journalistes qui rêveraient d’être des GI, le traitement médiatique des prémisses de l’expédition militaire contre la Libye nous rappelle cruellement que l’information est, souvent, parmi les premières victimes de la guerre. Et ce n’est, malheureusement, qu’un début.


Julien Salingue


Annexe. De l’expertise avant toute chose…

On ne s’improvise pas expert d’un pays étranger. On a pu le vérifier à de nombreuses reprises ces dernières semaines au sujet, entre autres, de l’Égypte et de la Tunisie. Et parfois, à vouloir jouer les experts, on frôle le ridicule. Nous rapporterons ici un exemple, parmi bien d’autres, de ces approximations expertes. Le 18 mars, l’Édition spéciale (Canal plus) reçoit l’homme qui a personnellement convaincu Barack Obama, par SMS, de décider de bombarder la Libye : BHL moi-je. Les chroniqueurs de l’émission ont bien travaillé : alors qu’ils sont en train de discuter avec un expert militaire, une carte « explicative » s’affiche à l’écran. La voici :


En bleu, les « zones contrôlées par Kadhafi ». En rose, les « zones contrôlées par les rebelles ». Question à 1 000 € : qui contrôle les zones en gris ? Mystère…

Chacun aura en outre noté l’hénaurme faute d’orthographe : « LYBIE » au lieu de « LIBYE ». Mais que Canal plus soit pardonnée : la chaîne n’est pas la seule à s’être trompée. Même les meilleurs font des erreurs. La preuve, de nouveau, en images :



Gageons que Jean-Michel Aphatie et Thomas Legrand qui ont, comme on l’a vu, beaucoup de choses à dire à propos de la guerre en cours, savent placer la « Lybie » sur une carte.

 
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