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Gilets jaunes : la crise médiatique dans la crise démocratique

par Jérôme Latta,

Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1], un article de Jérôme Latta, journaliste indépendant et cofondateur des Cahiers du football. Ce texte, publié sur son blog de Mediapart, aborde la question de la défiance qui s’exprime vis-à-vis des médias et revient sur les réactions médiatiques qu’elle suscite. Un sujet que nous avons évoqué dans un précédent article et sur lequel nous reviendrons. De son point de vue de journaliste, Jérôme Latta repose les termes de cette « crise médiatique » et invite à une « réinvention du travail journalistique », qui passerait notamment par une meilleure prise en compte de la critique des médias (Acrimed).

Le mouvement des gilets jaunes a dirigé une partie de son ressentiment contre les médias d’information. Il a aussi confirmé la responsabilité de ceux-ci dans le marasme démocratique actuel, et conforté la nécessité d’une révolution journalistique.

C’est un des fronts ouverts par les gilets jaunes, pas le moindre. La colère s’est aussi exprimée contre « les médias », sous des formes diverses, pour certaines violentes. « Tournée des médias » lors de l’acte VII du 29 décembre, blocages d’imprimeries et de dépôts de journaux, menaces et agressions contre des journalistes… Les cibles ont été désignées, parfois attaquées.

Les gilets jaunes ont d’abord des griefs contre la médiatisation de leur mouvement, s’estimant traités de manière inéquitable. Ils en ont de plus anciens : ils se sentent ignorés en temps ordinaire ; n’ont plus confiance dans les médias d’information ; voient « les journalistes » comme les membres d’une élite qui leur nuit ; et, pour les plus radicaux, ressentent donc de la « haine » envers eux.

Ce ressentiment est d’une ampleur trop considérable pour être réduit à ses manifestations les plus navrantes. Fût-il aussi vieux que la profession elle-même, ses formes actuelles sont trop exacerbées pour être ignorées. Les médias d’information générale et politique, les journalistes ont le devoir de chercher à comprendre cette colère, pas seulement de la condamner : d’une part parce que c’est leur travail, d’autre part parce qu’il y va de leur avenir – quitte à ce que l’introspection soit douloureuse.



L’ensemble de la profession a été secouée par le constat du degré d’hostilité qu’elle suscite. La sidération a été redoublée par le constat que les journalistes pouvaient aussi se retrouver la cible des forces de l’ordre et subir des tirs de LBD, des brimades et des entraves (illégales) à leur travail.

Pour certains, cette tombée des nues présente une similitude frappante avec celle du pouvoir découvrant l’ampleur de la rage populaire, si peu anticipée, mais si explicable, des gilets jaunes. D’autres n’avaient pas attendu les événements pour remettre en cause et réinventer, souvent avec bonheur, leur pratique du journalisme.

Si l’hiver 2019 est d’ores et déjà le moment d’une commotion et d’une prise de conscience, il faut qu’il marque aussi l’amorce d’une remise en cause et d’une transformation du travail journalistique.


L’incantation démocratique


Face à cette expression de la défiance envers les médias institutionnels, face à la mesure de son aggravation, des réactions plus faciles que l’introspection critique ont été adoptées. Notamment la fuite dans la stigmatisation accrue des gilets jaunes, en diagnostiquant leur imbécillité foncière, attestée par leur goût pour Facebook, les fake news, le complotisme et, bien sûr, la violence [combo Aphatie]. Ou, plus banalement, le refuge dans une indignation d’autant plus outrée qu’elle est destinée à rester sans suite.

Au sein de la profession, les condamnations collectives, les expressions de solidarité se sont multipliées ces derniers jours, de la part de sociétés de journalistes, de rédactions, de syndicats, etc. Elles sont évidemment aussi légitimes que nécessaires, mais elles laissent de plus en plus transparaître leur caractère convenu, quasiment rituel, leur impuissance pétitionnaire voire leur fonction d’échappatoire.

L’entreprise devient en effet suspecte quand il s’agit de se draper, de manière incantatoire, dans de grands principes démocratiques – sacrés mais décidément trop vaporeux pour susciter des exigences concrètes envers soi-même. Or non seulement l’érection d’un mur de réprobation collective ne contribue pas à rendre le message audible en dehors des concernés, mais il ressemble aussi à une manière de s’épargner tout examen de conscience.

L’indignation ne doit pas être un moyen d’éluder le constat d’un malaise bien plus large et plus profond, qu’il faut examiner au-delà des condamnations de rigueur. Elle dit que les professionnels de l’information ne peuvent plus faire l’économie d’un véritable travail autocritique, qu’ils ne peuvent plus s’exclure des causes du problème. « Nous exigeons des médias libres, indépendants et objectifs », a-t-il été écrit dans un cahier de doléances cité par Libération. Pourquoi ce contrat élémentaire n’est-il pas assuré ?



Les principes défendus doivent évidemment l’être. C’est précisément pourquoi il est permis de se demander s’ils le sont au quotidien par tous les médias et les journalistes qui se réunissent soudain sous la même bannière. C’est-à-dire de se demander quelle est la crédibilité de toute la fraction du monde médiatique qui invoque la démocratie et ses valeurs alors que, par exemple, elle approuve (ou laisse advenir) des atteintes en série contre les libertés fondamentales.

Aujourd’hui, une presse majoritairement dans le giron de quelques grandes fortunes est-elle en position de fonder sa crédibilité sur son indépendance ? Sa contribution déterminante à l’hégémonie idéologique actuelle du libéralisme la rend-elle crédible en matière de pluralisme ? Face aux échecs de cette doctrine, diagnostiqué à son tour par le mouvement des gilets jaunes, quelle lucidité et quelle capacité critique peut-on attendre d’elle ?

Lesquels des journalistes têtes de gondole et des patrons de rédaction se sont soulevés quand le législateur a progressivement rogné les libertés fondamentales – pas seulement celles les concernant, comme le secret des sources, la protection des lanceurs d’alerte ou le secret des affaires ? C’est-à-dire quand le droit de manifester a été remis en cause, quand la police préventive est entrée en vigueur, quand le maintien de l’ordre a accentué sa brutalité, bien avant les gilets jaunes ?

Au cours des dernières semaines, ont-ils accordé à ces questions des violences policières, des doctrines du maintien de l’ordre à la française et du renchérissement sécuritaire du gouvernement la place que de dignes défenseurs de la démocratie leur accorderaient ?

S’en tenir à l’indignation et aux incantations constitue une stratégie d’évitement efficace, consistant à refouler l’idée que les médias sont parties prenantes de la crise démocratique qui, année après année, se révèle plus explicitement. Consistant aussi à ignorer que les attaques sont moins globalisantes qu’on veut bien le croire, qu’elles désignent d’abord les chaînes d’information et l’éditocratie, la fraction dominante du champ médiatique. Même du regrettable manque de discernement des gilets jaunes, il faut comprendre les causes.


Le flagrant déni des violences policières


BFMTV, LCI ou CNews – cibles privilégiées – n’ont pas le monopole du sensationnalisme ni des mises en scènes partielles et partiales. Le traitement de la question des violences policières a fait office de révélateur paradoxal. Tardivement, mais irrésistiblement, l’absence de ce traitement s’est révélée intenable, et coupable – y compris de la part des médias publics. Car longtemps, il ne fut quasiment question – et dans quelles proportions – que de la violence des « casseurs » et des manifestants.

Avant que l’abcès ne crève, de manière spectaculaire presque du jour au lendemain, les violences policières ont semblé ne même pas constituer un sujet, tandis que les débordements des manifestants se situaient tout en haut de la hiérarchie de l’information. L’accent était mis sur la difficulté du travail des forces de l’ordre (avec abondance d’interventions de syndicalistes policiers), sur l’impact économique des blocages et de la casse, tandis que les nombreuses condamnations du gouvernement étaient assidûment reprises.

De nombreux gilets jaunes, qui ne se recrutent pas dans les populations habituellement manifestantes, ont découvert l’envers d’un décor : la réduction des mobilisations aux violences et des manifestants aux casseurs. Si les militants de gauche ont fini par s’y résigner, ils n’ignorent pas la cruauté de ce traitement et ne s’étonnent pas de la colère qu’il peut soulever en retour. Car de fait, cette information-là est partielle et partiale jusqu’à la malhonnêteté.

Quelle est cette sorte de démocratie où les forces de l’ordre optent pour l’escalade, provoquent des mutilations en toute connaissance de cause et se livrent à des agressions gratuites, avec la bénédiction d’un gouvernement qui fait voter l’interdiction administrative de manifester ? Les habitants des « quartiers », les supporters de football et les acteurs des mouvements sociaux ont tour à tour fait les frais de la privation de droits élémentaires, de la militarisation des forces de l’ordre et d’une doctrine brutale du maintien de l’ordre… dans une grande indifférence médiatique.

Cette indifférence n’a plus tenu avec les gilets jaunes – d’une part parce que c’est une autre population, d’autre part parce que les brutalités policières ont été visibles partout… hors des médias institutionnels. Lesquels, ainsi, se mettent eux-mêmes en accusation. Une omission aussi grossière ne peut en effet que conforter les reproches qui leur sont adressés dont, en particulier, les accusations de parti pris étatique : cette inégalité de traitement épouse trop manifestement la stratégie du pouvoir.



Il reste à se demander pourquoi le discours sur les violences policières (et sur leur existence même !) est encore, la plupart du temps, laissé au soin des victimes et des militants. Pourquoi il est conjugué au conditionnel ou sous forme interrogative, comme une simple hypothèse, ou au mieux sous l’angle du LBD et non des doctrines du maintien de l’ordre.

Il faut encore s’étonner que le sujet ait été majoritairement sous-traité à des francs-tireurs de bonne volonté comme David Dufresne – baptisé ici et là « le journaliste anti-violences policières » comme si tous les journalistes ne devraient pas être « anti-violences policières ». Pourquoi, ainsi que le remarque Vincent Glad, il est si souvent cantonné aux rubriques de fact checking – comme s’il était constitué d’allégations et non de faits vérifiables.

Sous la pression de l’évidence, le sujet a donc fini par être abordé de front : la digue a même cédé de manière spectaculaire ces dernières semaines. Mieux vaut tard que jamais, mais ce retard n’en est pas moins significatif. Combien de sujets pas moins essentiels sont pareillement et continuellement écartés ?


L’honneur des (autres) journalistes


L’union sacrée de la profession pose, ainsi, un problème quand elle solidarise ceux qui la servent avec rigueur, exigence et honnêteté intellectuelle, et ceux qui en dévaluent les principes les plus élémentaires. En l’espèce, le manque de discernement est partagé, de manière troublante, entre les gilets jaunes et leur cible. On affirme avec raison qu’il est ridiculement généralisateur de dénoncer « les médias » ; et néanmoins on fait corps, par réflexe, en donnant prise à cette généralisation.

Beaucoup de journalistes, qui déplorent qu’on les mette dans le « même sac », s’y précipitent donc à chaque nouvel épisode de solidarité confraternelle. Peut-être faut-il observer de plus près le profil de ceux-là, qui bien souvent appartiennent à la partie la mieux installée de la profession. Quoi qu’il en soit, ces protestations unanimistes entretiennent aussi un malentendu et une injustice.

La rage antimédiatique – celle des gilets jaunes comme celle qui l’a précédée – manque de subtilité dans ses cibles, elle ignore ou englobe souvent, à tort, tous les journalistes qui font bien leur travail et tous ceux qui, encore plus nombreux, regrettent de ne pas pouvoir le faire mieux. Elle tombe ainsi sur les milliers de pigistes précarisés qui se retrouvent doublement victimes.

Même l’existence de mauvais journalistes est moins imputable à ces derniers qu’aux responsables de leur recrutement et – pire – de leur avancement. Dans bien des domaines de l’actualité, combien de charlatans et de tartufes occupent les meilleures positions ? On a beau rire de plus en plus fort de ces invraisemblables spécimens du journalisme de révérence, mille fois discrédités ils persistent, se cooptent, s’éternisent.



Pour ce scandale comme pour les autres, il faudrait abandonner la fallacieuse réserve professionnelle (de même que la prudence professionnelle, mais c’est plus risqué) et dire en toutes lettres, voire en gros mots, l’abyssale nullité de l’éditorialisme national. Il faudrait, en somme, que les journalistes se désolidarisent de la chefferie et de l’éditocratie, voire s’insurgent à leur tour pour reprendre le pouvoir dans les rédactions. On n’en est pas à ce point-là, mais on s’en est peut-être rapproché. Des rédactions s’interrogent, des directions sont interpellées.


Un contre-pouvoir introuvable


Les médias d’information sont au cœur de la profonde crise démocratique actuelle. Envisager leur responsabilité n’est pas remettre en cause leur rôle – du moins celui qu’ils devraient jouer. De ce point de vue, il est significatif que les violences policières ne soient pas le seul thème remarquablement occulté dans l’espace médiatique : l’imposition, par les gilets jaunes, des questions de justice fiscale et sociale indique un autre angle mort, pas moins considérable.

Nous arrivons – espérons-le – au terme de trois ou quatre décennies d’hégémonie de la pensée libérale, assurée par les pédagogues de la soumission, les évangélistes du marché, les chantres du there is no alternative sur toutes les grandes ondes, dans presque tous les quotidiens.

Leur déni croissant de la réalité économique et sociale de la France a fini par envoyer « les journalistes » dans le même monde parallèle que « les politiques », les englober dans le même discrédit, dans le même rejet d’une « caste » ou d’une « élite » coupée des réalités, qui ne défend que ses intérêts. « Ceux qui pensent qu’après trente-cinq ans de matraquage néolibéral inouï, un changement de paradigme pourrait se faire dans le calme, sont soit des naïfs soit des complices », résume l’écrivain Laurent Binet.

L’hostilité dont ils sont l’objet est aussi la conséquence d’un manque criant de pluralisme, d’abord au sens de représentativité des populations : des tranches entières de la société française ne se reconnaissent pas, ne s’entendent pas, ne se sentent ni défendues, ni considérées. Comme les habitants des quartiers populaires, ceux des périphéries et de la ruralité tentent de conjurer leur invisibilité, de faire constater la fracture médiatique

L’excuse de la « neutralité » est caduque quand elle n’est plus qu’une posture qui ne laisse de place qu’à la doxa économique libérale tout en faisant preuve d’une invraisemblance complaisance politique pour la pensée d’extrême droite. Loin d’assurer la contradiction, la pluralité des opinions, la présence d’une pensée critique, le débat politique est dissous dans le commentaire dérisoire des stratégies de communication et dans les amalgames débilitants des « extrêmes » et du « populisme ».

Si ceux qui exercent le pouvoir médiatique avaient été un contre-pouvoir, ils auraient assuré un minimum de contradiction à une doctrine économique qu’ils ont au contraire défendu jusqu’au dogmatisme. L’idéologie, c’était les autres. La panique morale actuelle de l’éditocratie indique aussi bien sa perte de sens commun que les intérêts qu’elle défend.

S’ils avaient eu une conscience de leurs responsabilités, ils n’auraient pas ouvert si complaisamment les vannes, non seulement de la médiocrité, mais aussi des opinions les plus toxiques – comme pour mieux verrouiller l’alternative fatale entre le libéralisme et le fascisme, entre la stupidité et l’horreur.

Ils auraient accordé une place centrale à des sujets comme l’évasion fiscale, les atteintes aux libertés publiques, l’aggravation des inégalités et de la violence sociale, la faillite politique de l’Union européenne, le coût de la crise financière, le désastre écologique, le pouvoir des lobbies, etc. Ils auraient mis en examen les doctrines qui gouvernent, audité leurs conséquences, instruit les responsabilités.

En somme, s’ils avaient réellement assumé la fonction démocratique dont ils se prévalent, ils ne se retrouveraient pas aujourd’hui dans une position aussi compromise. Celle de spectateurs ou de complices de l’avènement des populistes identitaires et réactionnaires, incapables de pressentir ni de comprendre la colère qui éclate et les prend pour cible.


Réinventer le travail journalistique


Une large part du traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes, la plus « visible », a été problématique et de nature à exacerber le ressentiment. Mais une frange de médias a produit un effort de reportage considérable. Conscients de longue date du gouffre entre l’information et la population, ou récemment dessillés, des journalistes se sont lancés sur ce terrain avec humilité et envie, d’autres se sont interrogés sur les causes de l’hostilité et sur leurs propres responsabilités.

Le mouvement des gilets jaunes a en effet ramené, de force, l’information sur le terrain, en l’occurrence sur des terrains négligés. Des ronds-points aux groupes Facebook, des périphéries aux classes populaires, de la justice fiscale à la justice sociale, il a fallu s’engager sur des territoires peu arpentés.

Si le « média culpa » a commencé, il faut encore évaluer sa capacité à susciter une réelle transformation. On connaît la force d’inertie engendrée par ceux qui résistent pour maintenir leur avantageuse position.



En 2016, année du référendum sur le Brexit et de l’élection de Donald Trump, la découverte (tardive) des ravages des fake news, des effets délétères des « bulles de filtre » ou de la malignité des algorithmes aurait déjà dû susciter une remise en cause fondamentale. Elle a souvent été un moment de déploration et de fatalisme condescendant qui impute l’essentiel de la responsabilité aux réseaux sociaux – sans se demander si leur succès n’était pas accentué par la perte de crédit des médias traditionnels.

Bien sûr, beaucoup de journalistes accomplissent un travail remarquable, y compris dans ces médias-là. Des efforts ont été consentis, des progrès accomplis – non sans limites et travers, comme avec le fact checking, mais avec un certain volontarisme. Des démarches créatives et audacieuses ont été entreprises, des médias indépendants et ambitieux ont été lancés, le métier est en effervescence et de nombreux confrères s’interrogent ouvertement sur leur travail, à la lumière des événements actuels.

Il est par ailleurs possible aujourd’hui, plus qu’il y a quelques années, d’accéder à une information sûre, exigeante, pluraliste et, surtout, indépendante. Mais celle-ci reste en marge, comme une exception, ses modèles économiques sont fragiles et difficiles à reproduire. Il y a encore toute une révolution à accomplir.


Pour une (auto)critique des médias


Malgré des progrès récents depuis la crise des « fake news », la critique des médias reste marginalisée, laissée à des officines valeureuses et à quelques francs-tireurs, auxquels on réserve une hostilité hélas largement partagée dans la profession. Elle coûte cher sur un marché du travail journalistique rétréci, où il vaut mieux ne se fâcher avec personne. Aussi cette corporation est-elle si peu capable de retourner ses outils sur elle, restant à l’abri dans son propre angle mort.

La critique des médias relève pourtant d’un travail profondément journalistique, et d’une démarche réflexive qui devrait être au centre de la production d’information. Si le journalisme, l’information des citoyens, l’indépendance des médias sont si essentiels à la démocratie, la profession doit impérativement s’appliquer les plus grandes exigences éthiques et déontologiques. Ses seules chartes en la matière (dont l’une date de 1971) sont déclaratives et régulièrement bafouées, dans la plus grande impunité puisqu’elle ne dispose d’aucun organe de contrôle.

Aussi refoulée soit-elle, la critique des médias fait son retour sous la forme d’une vague puissante. L’ensemble des événements récents, pas seulement ceux les concernant, indiquent aux médias d’information la nécessité et l’urgence absolues de cette réflexion. S’il y a une restauration démocratique à opérer, elle passera nécessairement par une révolution dans l’information.

Il faut défendre un journalisme critique et expert, capable de faire du fact checking en direct – tout le contraire d’un journalisme déblatératif qui consiste à donner la parole à des spécialistes en matière générale pour parler de tout et n’importe quoi, n’importe comment.

Un journalisme à la fois ambitieux et modeste, qui cesse de se regarder le nombril, crève ses propres bulles de filtre et sort de ses zones de confort. Un journalisme qui, au lieu de les inviter constamment, met ses ennemis dehors : les éditorialistes fumeux, les faux intellectuels, les experts discrédités, les lobbyistes à la solde, les communicants et les sondeurs, les essayistes de raccroc, les distillateurs de haine.

Les rédactions doivent remettre en cause cette fausse « neutralité » qui fait d’elles les auxiliaires actifs ou passifs de l’idéologie dominante. Il faut certes poursuivre l’objectivité, mais sans en être dupe. Il est peut-être temps de promouvoir un « journalisme des opinions », un journalisme d’opinion qui ne se cache pas de l’être. Un journalisme qui dise toujours d’où il parle et d’où parlent ses interlocuteurs, qui ménage de véritables débats contradictoires : l’ideology checking devrait aller de pair avec le fact checking, quitte à compliquer ce dernier.

Il y aura toujours du mauvais journalisme ; il faut plus de bon journalisme, plus créatif, plus indépendant, plus politique, plus militant – ne serait-ce que pour défendre le journalisme. Il faut enrayer la cooptation des médiocres, s’adresser à l’intelligence en faisant le pari de celle des citoyens, être, enfin, véritablement digne de la démocratie en cessant de se payer de grands mots.


Jérôme Latta

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs dont nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions.

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