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Fabrice Fries, un spécimen de la noblesse d’État « élu » à la présidence de l’AFP

par Denis Souchon,

Le 12 avril 2018 Fabrice Fries a été élu PDG de l’AFP par son conseil d’administration au terme du troisième tour de scrutin et bien qu’étant le seul candidat en lice suite au retrait, dès avant le premier tour, de l’autre candidat [1], à savoir le PDG sortant Emmanuel Hoog. Selon une lettre ouverte adressée à la ministre de la culture, ce dernier a reçu, « le jour-même de la réunion du Conseil d’Administration ayant pour objet l’élection du Président de l’Agence, [...] un appel de [la] directrice de cabinet [de la ministre de la culture] pour lui signifier que l’Etat lui retirait son soutien. » [2]

Cette « élection » au déroulement vaudevillesque relève ainsi du coup de force et du coup tordu, en plus de propulser à la tête de l’AFP un spécimen emblématique de la noblesse d’État prévoyant de « gérer » l’AFP avec les recettes du privé.

Un héritier sachant hériter

L’analyse des origines sociales, des titres scolaires, du parcours professionnel et du « projet » de candidature à la présidence de l’AFP de ce dernier permet tout d’abord d’éclairer l’assurance et le sentiment d’impunité avec lesquels les membres de la classe dominante se distribuent entre eux les postes clés dans les médias, en particulier ceux qui contribuent à la structuration de l’espace médiatique.

Si le nom de Fries n’est presque pas connu, celui de Seydoux l’est nettement plus : cette famille représente la pérennité et la « réussite » de la classe dominante tant elle a investi – à tous les sens du termes – les différents secteurs de l’espace du pouvoir [3].

Comme le rapporte un article des Échos, Fabrice Fries s’inscrit dans cette « dynastie » : sa mère est fille de « François Seydoux, qui fut ambassadeur à Berlin sous De Gaulle et Adenauer et, à ce titre, la cheville ouvrière du traité de l’Elysée ». Une ascendance qui le prédisposait à un parcours scolaire des plus ambitieux, comme le décrit encore Les Échos : « [n]ourri au lait des meilleures institutions scolaires de la République - les lycées Henri-IV et Louis-le-Grand, Ulm, Sciences-po, l’ENA [4] dont il est sorti dans la botte –, [Fabrice Fries est] également passé par Berkeley et Harvard ».


Allers-retours public/privé avec « apothéose managériale »

À sa sortie de l’ENA en 1986, Fabrice Fries opte pour la Cour des comptes où il est auditeur puis conseiller référendaire. En 1990, il devient conseiller au cabinet de Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne et cela jusqu’en 1995. Il y travaille successivement sous la responsabilité de directeurs de cabinet nommés Pascal Lamy (laisse d’or de PLPL en juin 2004) et Jean-Pierre Jouyet (qui deviendra notamment secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy puis secrétaire général de l’Elysée sous François Hollande).

De 1995 à 2002 il fait partie des « Jean-Marie Messier Boys ». Au cours de cette période, Jean-Marie Messier et sa « dream team » rebaptisent la Compagnie générale des Eaux (CGE) en Vivendi, tout en pratiquant une fuite en avant d’achats et de fusions qui aboutissent à ce que le 5 mars 2002, le groupe « annonce une perte nette de 13,6 milliards d’euros , la plus importante jamais affichée par un groupe français et une dette de 28,9 milliards d’euros (Vivendi Environnement inclus) ».

Pendant cette « épopée » de pieds nickelés, la presse dominante française se montre d’une stupéfiante complaisance, pour ne pas dire servilité, à l’égard de Jean-Marie Messier – comme le montre le délicieux dossier d’un journal sardonique. Fabrice Fries est alors l’un des participants les plus assidus de cette « aventure », puisqu’il occupe différentes positions de pouvoir au sein du groupe :

- 1995-1997 : chargé de mission auprès de Jean-Marie Messier à la direction générale, puis à la présidence de la CGE ;

- 1997 : directeur adjoint de la CGE ;

- 1997-1998 : directeur de la prospective et du développement d’Havas ;

- 1998 : directeur général adjoint d’Havas, devenu Vivendi Universal Publishing (VUP) en 1998 ;

- 1999-2002 : chargé du pôle presse de VUP ;

- 1999-2001 : vice-président du conseil de surveillance du Groupe Expansion SA ;

- 1999-2000 : président-directeur général de la Comareg.

2002-2003 : il quitte le Titanic Messier et devient brièvement président des groupes Aprovia et Medimédia, regroupant les ex-pôles d’information professionnelle (Le Moniteur, LSA, Usine Nouvelle, France Agricole, Exposium) et médicale (Vidal, les éditions Masson, Le Quotidien du Médecin) de VUP, cédés à des fonds d’investissement.

En 2003 Fabrice Fries réintègre la Cour des comptes et, fort de ses succès dans le-monde-de-l’-entreprise, il devient chargé de mission par la ministre déléguée à l’industrie sur le système de financement du secteur des jeux vidéo, puis par le ministre de la culture et de la communication sur la régulation et le développement du secteur de la vidéo (sous le gouvernement Raffarin en 2003-2004).

Mais l’appel de la liberté d’entreprendre se fait plus fort que les pesanteurs du service public. Fabrice Fries fait dans un premier temps une « pige » pour le groupe de services informatique Atos Origine [5] avant de rejoindre Publicis Groupe. Il se rode dans cette entreprise publicitaire en tant que secrétaire général pendant deux ans avant de donner toute la mesure de son (immense) talent en tant que président de Publicis Consultants France (poste qu’il occupe de 2008 à 2016).

Mais comme Fabrice Fries est aussi pudique qu’« efficace », il faudra attendre Le Canard enchaîné du 18 avril 2018 pour connaître ses exploits à la tête de Publicis Consultant France. Sous sa présidence en effet :

- le chiffre d’affaire est passé de 88,2 à 36,8 millions d’euros, soit une baisse de 58,3 % ;

- l’effectif est passé de 400 à 170 personnes, soit une baisse de 57,5 % ;

- la société enregistre un déficit de 4,5 millions d’euros en 2016.

« Tout travail mérite salaire » : le palmipède nous apprend que Fabrice Fries a touché 360 000 euros au titre d’une transaction de départ, et 180 000 euros lors des 6 derniers mois, alors que son sort était scellé !

En 2017, il s’en retourne à la Cour des comptes rejoignant ainsi le temple de l’orthodoxie budgétaire dont le président prêche régulièrement la rigueur pour la fonction publique.


Son « projet » pour l’AFP : gérer l’agence comme une boîte de pub

Le « projet » de Fabrice Fries sera un document passionnant pour les historiens du siècle prochain, car s’y trouve condensée une grande partie des slogans managériaux mis au point pour permettre aux dominants de dominer leurs subordonnés dans une administration, une entreprise privée ou une agence de presse aux missions d’intérêt général. Ainsi des quelques « éléments de langage » relevés dans le texte sacré du normalien-business-man et que les dominants appliquent en 2018 aussi bien à la vente de cornichons que de foulards en soie, en passant par cet autre produit appelé « l’information » :

- « Il n’est pas besoin d’être “embedded” au sein de l’AFP pour savoir qu’on peut y trouver des poches de productivité » ;

- « Le bon sens voudrait que l’offre puisse être davantage segmentée » ;

- « Atteindre de nouveaux clients intéressés par du sur-mesure » ;

- « Proposer du sur-mesure à des clients infiniment plus nombreux que les 5000 cibles du plan de relance » ;

- « La culture de l’innovation doit irriguer l’AFP, avec l’objectif de travailler sur une nouvelle génération de produits et de préparer le chiffre d’affaires de demain, en s’inspirant des bonnes pratiques des sociétés les plus innovantes : constitution de trinômes innovation/rédaction/commerce, expérimentation en lien avec les clients, ouverture à l’écosystème de l’innovation média, conduite de projet “agile”, etc. Une direction de l’innovation doit être mise en place. » ;

- « Transformer la direction commerciale et marketing pour en faire la force de frappe qu’elle n’est pas à ce jour » ;

- « Le meilleur plan de relance ne peut rien sans les talents et les outils qui le portent. » ;

- « Proposer aux commerciaux nouvelles méthodes et nouveaux produits, s’inspirer des méthodes des entreprises qui ont la vente comme ADN. » ;

- « Une des questions clés sera de savoir comment rendre cette direction plus agile, au service de l’innovation que l’on veut renforcer, pour raccourcir notamment les temps de développement. » ;

- « L’AFP devra montrer que son plan de transformation la remet sur de bons rails au point qu’un investisseur privé pourrait en théorie être intéressé de monter à son capital. » ;

- « Les salariés de l’agence sont curieux, ouverts, réfléchissent et aiment leur entreprise : il faut les mettre au cœur de la transformation de l’AFP. » ;

- « Structurer une démarche d’écoute permanente du client » ;

- « La mesure du succès, sur 5 ans, sera le retour de la croissance et des profits ainsi que l’émergence d’une nouvelle génération de produits. » ;

- « J’aurai un fil directeur : l’intransigeance sur la qualité et la recherche constante de la valeur ajoutée. Le président de l’AFP doit mentalement se comporter comme le patron d’une industrie du luxe qui serait assiégée par la contrefaçon. »


***


Fabrice Fries patron de l’AFP, un scandale ?

La réponse est dans la question. À bien des égards, cette fausse élection fait écho à la nomination de Sibyle Veil à la tête de Radio France, dont le « projet stratégique » partage, avec celui de Fabrice Fries, un amour inconsidéré pour le privé, la novlangue managériale, les méthodes marketing et la rigueur budgétaire. L’arrivée de ces personnages aux postes de direction de deux maisons-clés du secteur médiatique témoigne d’une prise en main inquiétante de l’information par des hérauts du management. Dénués de tout sens de service public comme de tout attachement au journalisme en tant que mission d’intérêt public, ces deux spécimens de l’entreprise accompagnent, par leurs « visions », le délabrement du paysage médiatique et noircissent davantage le devenir de l’information et de ses conditions de production.


Denis Souchon


Post-scriptum : Un héritier hérité par son héritage ?


Les lois de la reproduction sociale et de l’héritage symbolique ont-elles pesé dans cette nomination ? Le grand-père de Fabrice Fries, François Seydoux Fornier de Clausonne, fut en son temps « membre du conseil supérieur de l’Agence France-Presse  »...

 
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Notes

[1Les deux ont été retenus par le « comité de sélection » composé d’administrateurs de l’agence.

[2Source : lettre ouverte adressée le 12 avril 2018 à la ministre de la culture par « l’économiste Julia Cagé, la dirigeante suisse Ingrid Deltenre (ancienne directrice générale de l’Union européenne de Radio-télévision) et François Morinière (ancien directeur général du groupe L’Équipe et président des Entretiens de Valpré), [qui] siègent [au conseil d’administration de l’AFP] aux côtés des représentants de l’État, des clients (médias de presse écrite et audiovisuels) et des salariés – le conseil d’administration compte au total 18 membres. » (La Croix, 16 avril 2018).

[3Pour un portrait émerveillé, et confit de dévotion du « clan des Seydoux », on pourra consulter un article hagiographique caractéristique de la célébration des dominants.

[4Son frère cadet, Charles, est aussi passé par Sciences-po et l’ENA, avant de faire une carrière diplomatique au cours de laquelle il a été notamment conseiller du président Chirac et ambassadeur.

[5Il en est senior vice-président de 2004 à 2006 et directeur général d’Atos Origin France de 2005 à 2006.

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