« Ils ont un projet et ce projet c’est celui d’islamiser la société. » Il est 7h du matin sur France info et c’est l’anthropologue Florence Bergeaud-Blacker qui réveille les auditeurs. Le thème du jour est l’une de ses antiennes favorites, qui lui vaut de sérieuses critiques dans le milieu académique… et de nombreuses invitations médiatiques [1] : « l’entrisme » dans la société française de l’islamisme en général et des Frères Musulmans en particulier, une confrérie islamique fondée en Égypte au début du siècle dernier.
Impossible d’y échapper en ce mercredi 21 mai 2025 : la veille, Le Figaro a dévoilé les grandes lignes d’un « rapport choc », « explosif » et « secret défense », « Les Frères musulmans et l’islamisme politique en France », teasé par la presse réactionnaire depuis des mois, JDD, Valeurs actuelles et L’Opinion en tête, qui brosse le tableau d’un « pays miné de l’intérieur » par l’islamisme radical. La titraille du Figaro donne le ton : « Réseaux tentaculaires, organisation secrète, quartiers islamisés... Le rapport choc sur les Frères musulmans qui veulent instaurer la charia en France ». Rien que ça !
Pas farouches, l’ensemble des chaînes de télévision et de radio, service public compris, embrayent immédiatement et reprennent avec les mêmes accents les éléments du « rapport choc », opportunément arrivé sur la table du Figaro la veille de son examen en Conseil de défense, et aussitôt commenté devant la presse par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau : « Cet islamisme à bas bruit se répand en tentant d’infiltrer des associations sportives, culturelles, sociales ou autres... L’objectif ultime, c’est de faire basculer toute la société française dans la charia. »

Promotion à grand bruit
« L’islamisme à bas bruit » de Retailleau est donc l’ordre du jour, quasi unique, sur tous les plateaux et dans tous les journaux. Bergeaud-Blacker peut alors dérouler ses grands classiques, ici dans Le Parisien, Var Matin ou dans la matinale d’Europe 1 (21/05), là sur France Info : « Aujourd’hui, on se retrouve avec une situation que [Les Frères Musulmans] avaient prévu il y a 30 ans : infiltrer l’ensemble des secteurs de la société (sic). Une situation où nous sommes pris au piège. » La France, prise au piège du frérisme, infiltrée dans les moindres secteurs de sa société ? Aucun média ne semble plus en douter. Le journaliste Antoine Comte l’affirme d’ailleurs sur France Info : « Cet entrisme présumé n’est plus si présumé que ça », objectivé qu’il serait par ce « rapport sérieux » et « nourri par les services de renseignement » (21/05). Un avis que partage Valeurs actuelles, qui dévoilait la veille les coulisses du rapport confidentiel : « Il n’y a pas de révolution sur le fond mais le danger est enfin désigné officiellement » (20/05). Pour Le Figaro, « force est de constater », à la lecture du « rapport choc », que « la France est devenue une porte d’entrée ouverte, béante » pour la stratégie prosélyte de la confrérie (20/05). Puis d’assurer que ce rapport « conforte la droite nationaliste dans ses analyses » (21/05). RTL veut aussi sa part, et Yves Calvi « refait le monde » – le titre de son émission –, avec un autre expert de taille [2] : Mohamed Sifaoui. « Refaire le califat ? », demande benoîtement le journaliste Axel de Tarlé sur France Info. « On va peut-être un peu loin », modère son invitée. Vous croyez ?

Que dit au juste le « rapport choc » pour provoquer un tel unanimisme, de France Info à Valeurs actuelles ? Les auteurs, présentés partout comme « deux hauts fonctionnaires », font état sur 73 pages d’une « menace pour la cohésion nationale » et d’un « islamisme par le bas », « municipal », décrivant un tissu associatif, cultuel, sportif et surtout éducatif infiltré par le frérisme et financé par l’étranger. Un total de 139 lieux de culte musulman sur les 2 800 du pays seraient selon eux affiliés à la confrérie, et un « noyau dur de la mouvance », « susceptible d’être assermenté pour piloter cette organisation secrète » (sic) serait composé de 400 à 1 000 personnes. Trop peu pour instaurer le califat, assez pour monopoliser l’entièreté de l’espace médiatique.
Dans leur « rapport choc » – critiqué y compris par des chercheurs ayant été auditionnés dans le cadre de son élaboration [3] –, les auteurs présentent Les Musulmans de France, qui gère ces 139 lieux de culte, comme « la principale émanation des frères en France », « bien qu’ils s’en défendent » précise Le Figaro. Interlocutrice habituelle des pouvoirs publics, l’association a effectivement réagi dans la journée avec une « profonde surprise et une grande préoccupation » : « Nous rejetons fermement toute allégation qui tenterait de nous associer à un projet politique étranger, ou à une stratégie "d’entrisme". Cette lecture idéologique ne reflète ni notre réalité institutionnelle ni notre action de terrain. » (AFP, 21/05) Un communiqué qui n’est visiblement pas parvenu jusqu’aux principaux plateaux télé.
Comment alimenter la peur de l’islam
Mais ces dénégations n’ont pas d’importance, car le rapport prévient : au cœur de la stratégie frériste, il y a la dissimulation. « Les islamistes pratiquent la Taqiya », alerte sur BFM-TV (21/05) Alexandre Brugère, le préfet des Hauts-de-Seine, reprenant un concept qui a fait florès à l’extrême droite, tant il permet de sous-entendre que tout musulman est un islamiste en puissance : « Une mosquée radicale n’a pas marquée "radicale" sur son fronton ». C’est l’inénarrable Caroline Fourest qui en parle encore le mieux sur LCI (21/05), dans un « Fourest en liberté » de 25 minutes entièrement consacré au « rapport choc » : « C’est un mouvement gazeux [...] qui a théorisé à un point très rare la dissimulation et l’entrisme, c’est-à-dire le fait d’avoir une vitrine [...] et puis à côté des branches beaucoup plus radicalisées, beaucoup plus armées, qui peuvent aller jusqu’à l’action terroriste. » Organisation secrète, infiltration insidieuse de la société, emprise incommensurable (car dissimulée), la thèse partage une autre caractéristique avec les raisonnements complotistes : elle est irréfutable. Si les frèristes nient qu’ils sont fréristes, c’est parce qu’ils pratiquent la dissimulation ! Fourest semble en être consciente : « On a toujours l’air un peu paranoïaque quand on parle d’eux... » Vraiment ? « Mais ils recrutent des gens férocement bien formés pour gagner des places en politique, en vue d’un gouvernement théocratique, poursuit Fourest, imperturbable. Ils ont réussi à s’infiltrer partout ! On les appelle "les trotskystes de l’islamisme". » David Pujadas n’esquisse même pas un sourire, mauvais client. « Les frères musulmans dont je vous parle, ils sont professeurs de fac, ils sont au CNRS, vice-président d’université... et ils sont parfois députés ! » Fourest tient là un scoop de premier ordre… mais ne dévoilera aucun nom.
Sur France 5 dans l’émission « C à vous » (21/05), c’est au tour de Nathalie Saint-Cricq de jouer sur le registre de l’infiltration et de la dissimulation : « Les frères musulmans profitent des failles de notre système, un système dit démocratique, à savoir la liberté d’opinion, l’État de droit, et ils profitent de ça pour infiltrer notre démocratie et convertir la jeunesse. » La liberté d’opinion et l’État de droit : des « failles de notre démocratie » aux yeux de la directrice nationale des rédactions de France Télévisions ?
Pour les auteurs du rapport comme pour les plateaux qui en font l’actu du jour, le corollaire de cette « dissimulation » est évidemment la victimisation. En l’occurrence : l’islamophobie, qui n’est qu’une stratégie frériste : « La lutte contre "l’islamophobie" constitue l’un des leitmotivs des Frères musulmans », prévient le rapport. La stratégie de la confrérie se manifeste « par l’usage du double discours et [par] le recours à la victimisation, à travers le concept piégé "d’islamophobie" ». Irréfutable ! Si vous niez que vous êtes fréristes, c’est que vous êtes fréristes ! Et si vous dites qu’il est islamophobe de vous soupçonner de frérisme, c’est bien la preuve que vous êtes frériste. Un très beau raisonnement circulaire, où l’on retrouve une autre chanson connue de Caroline Fourest, qui a longtemps colporté la rumeur selon laquelle le mot « islamophobie » aurait été forgé par les Frères musulmans eux-mêmes dans les années 1990 et que l’utiliser reviendrait à donner un point aux islamistes. Une fausse information encore récemment démentie – par exemple dans L’Humanité – à la suite du meurtre islamophobe d’Aboubakar Cissé, qui n’en avait pas moins donné à ce « débat » une nouvelle actualité sur les plateaux télé…
Partie prenante de toutes les séquences d’emballement médiatique, la matinale de France Inter (21/05) s’entoure pour l’occasion de Jordan Bardella. Et le président du Rassemblement National se réjouit, « conforté » dans ses opinions… et au diapason du prêt-à-penser journalistique : « Les frères musulmans mènent une stratégie d’entrisme que nous dénonçons depuis plusieurs années et qui s’appuient sur une double action, à la fois la victimisation et la culpabilisation, qui consiste à instrumentaliser les procès en islamophobie. » Les mots mêmes du « rapport choc ». Mais au bout d’une minute, l’interview si bien lancée dérape : « Les arguments de la Fra... j’ai commis un lapsus très intéressant, j’allais dire La France Insoumise. » L’occasion était trop belle pour Léa Salamé, qui relance avec la pertinence qu’on lui connaît : « Pardon de revenir sur votre lapsus : vous pensez que La France Insoumise égale les Frères Musulmans ? » La matinalière est loin d’être la seule à saisir la perche. À l’antenne de Franceinfo (21/05), c’est tout un plateau qui bascule naturellement sur « toute cette gauche qui s’est radicalisée » autour d’« un Jean-Luc Mélenchon très radical, qui fait du communautarisme un enjeu électoral » (Antoine Comte), « soupçonné de vouloir récupérer les Français de confession musulmane en en faisant une clientèle, une réserve de voix électorale » et qui « surfe sur ce communautarisme » (Axel de Tarlé).
Contribuant à nourrir la peur de l’islam, le traitement médiatique dominant ne s’embarrasse d’aucune précaution. On se demande, par exemple, à quoi servent les images d’intérieurs ordinaires de mosquées diffusées en boucle sur Franceinfo au cours de ces « débats »… Un journalisme d’amalgames, qui culmine avec l’intervention d’Audrey Goutard, « spécialiste des faits de société » (21/05) :
Audrey Goutard : C’est un problème de gestion de l’ordre public quelque part. Quand aujourd’hui vous voyez des villes ou des quartiers où les femmes sont voilées, où les hommes sont habillés avec des habits traditionnels musulmans qui laissent entendre effectivement qu’ils sont très pratiquants, eh bien ça change le paysage urbain, ça change l’espace public. Et ça heurte une partie des Français qui ont ce sentiment… C’est pour ça que le choix de Bruno Retailleau est politiquement habile, c’est-à-dire que quand on parle d’infiltration à bas bruit, etc., ça résonne évidemment dans l’esprit d’une partie des Français. […] Cette impression, et là je reprends les mots de Bruno Retailleau, de submersion par les Frères musulmans et d’infiltration dans tous les coins de la République, [elle] résonne évidemment.
« Évidemment ».

Sur BFM-TV (21/05), Benjamin Duhamel finit quand même par se demander : « Vu les chiffres du rapport, et vu qu’il y a 5 millions de musulmans dans le pays : n’en fait-on pas trop ? ». Une demi-seconde de velléité contradictoire, qui ne sera pas récompensée par son interlocuteur : « Pas du tout », le rassure Manuel Valls. Et de poursuivre : « Il y a une organisation visible, avec ces associations, ces écoles confessionnelles [...] mais l’emprise réelle est beaucoup plus puissante […] Il faudra aller très loin et très fort dans cette volonté de détruire les Frères Musulmans. » Hochement de tête. « Très loin, très fort » ? Au cours de la journée, les responsables politiques de droite et d’extrême droite vont en effet se bousculer pour tirer une partie de la couverture médiatique en redoublant de propositions radicales et racistes. La palme est sans doute pour Gabriel Attal, qui « a doublé Marine le Pen par sa droite », selon le commentaire de Roselyne Bachelot sur BFM-TV (21/05), en proposant d’interdire le port du voile avant 15 ans ou d’instaurer un « délit de communautarisme ». De son côté, celui qui avait lancé la machine, Bruno Retailleau, était le lendemain en Une du Parisien pour présenter ses idées : « LR, présidentielle, islamisme : les confidences de Retailleau ». La boucle est bouclée.
Pour trouver du contradictoire, les auditeurs devaient une nouvelle fois chercher dans les marges. Invité le lendemain sur France Inter dans la petite case de 6h20, le chercheur au CNRS Frank Frégosi, lui-même auditionné pour le rapport, s’est montré très étonné du résultat final : « Il y avait un engagement d’écouter la pluralité des analyses en la matière, mais je vois que les rapporteurs ont privilégié une approche qui a une tonalité nettement alarmiste […] Je pense qu’ils ont repris le récit qui est dans l’air du temps, selon lequel nous serions confrontés à une islamisation rampante de la société. » Mais nombre d’autres spécialistes, partageant la même ligne, sont tout bonnement laissés à l’écart du tapage médiatique. C’est par exemple sur Bluesky (21/05) que l’ancien rapporteur de l’Observatoire de la Laïcité, Nicolas Cadène, fait part de ses critiques à l’égard d’un rapport, nous a-t-il expliqué, à la « méthodologie très douteuse » et qui « contredit totalement les conclusions d’un autre rapport, scientifique celui-là ». Portant sur les phénomènes de radicalisation dans le sport, l’étude en question [4] avait d’ailleurs reçu un moins bel écho médiatique. Et pour cause, puisqu’il concluait à un phénomène « marginal ». De quoi faire voler en éclats l’une des thèses centrales… du « rapport choc » : celle de l’islamisme « associatif », « sportif » et « municipal ». Mais pas de quoi enrayer la mécanique médiatique qui s’est mise en route, à toute vitesse, dès le top départ de Retailleau.
Commandé par Gérald Darmanin dans la foulée du discours d’Emmanuel Macron sur le « séparatisme », rédigé non pas par des chercheurs mais par deux hauts fonctionnaires – un préfet en fonction et un ancien ambassadeur, proche du ministre de la Justice –, exploité à outrance par Bruno Retailleau mais dépourvu de toute « nouveauté » qui serait à même de « faire l’événement » [5], le rapport sur « l’entrisme frériste » a polarisé l’agenda journalistique. Et avec lui, le cortège d’amalgames, de raccourcis et d’inepties qui accompagnent désormais chaque séquence d’emballement médiatique. Dans la roue du Figaro, la quasi-totalité de la presse grand public se fait une nouvelle fois la caisse de résonance d’une opération de communication politique XXL, au service d’un agenda raciste. Une confiscation du débat public qui, devenu le terrain de jeu ordinaire des droites, amplifie et alimente la stigmatisation des musulmans.
Jérémie Younes