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Enquête du Monde sur les violences policières : allô les confrères ?

par Pauline Perrenot,

Comment une enquête de qualité sur les violences policières contraste avec le pire du journalisme de préfecture.

Le 17 octobre, Le Monde fait paraître une enquête vidéo de qualité : à partir de centaines de vidéos, photos, et interviews de témoins, une équipe du quotidien a reconstitué en contexte l’intégralité de la scène ayant débouché sur l’agression d’un manifestant par la police, le 12 janvier 2019. Ce jour-là, Olivier Béziade, pompier volontaire et gilet jaune, manifestait à Bordeaux. Alors qu’il courait complètement isolé pour fuir une charge de police, des agents de la BAC tirent un, puis deux LBD, et deux autres policiers lancent une grenade lacrymogène puis, en cloche, une grenade de désencerclement. Le deuxième tir de LBD atteint Olivier Béziade en pleine tête. Les journalistes du Monde rappellent que le gilet jaune a subi un traumatisme crânien, une hémorragie cérébrale, de multiples fractures du crâne et qu’il souffre aujourd’hui d’hémiplégie. Confrontant les faits à un bulletin officiel du ministère de l’Intérieur sur l’usage des LBD, ils montrent enfin combien les policiers sont en faute de A à Z, depuis les tirs qu’ils opèrent jusqu’à la non-assistance à Olivier Béziade, à terre, la tête en sang [1].

Cette vidéo nous en a rappelé une autre. Celle d’un plateau de BFM-TV, le 8 avril. Ce soir-là, l’émission de Bruce Toussaint « Grand angle » est consacrée au commentaire d’un reportage de la chaîne intitulé « Police, au cœur du chaos ». Reportage qui revient notamment sur la journée du 1er décembre, mais également sur le cas d’Olivier Béziade. Le gilet jaune avait alors été convié en plateau, et le pluralisme façon Toussaint, c’était cela : non pas un, non pas deux, mais trois représentants des forces de l’ordre et un « spécialiste des questions de sécurité » [2] ont été invités face à Arié Alimi, avocat de nombreux gilets jaunes, et Olivier Béziade, qui arrive à la moitié de l’émission.

Un temps de parole conséquent sera ainsi offert à des représentants de la police, qui le mettront à profit pour nier les violences policières. Le tout sans que les journalistes n’insistent beaucoup, eux qui montrent pourtant tant d’acharnement vis-à-vis des manifestants, qu’ils somment régulièrement de « condamner les violences ». Après lui avoir demandé comment il allait, Bruce Toussaint lance d’ailleurs à Olivier Béziade :

Alors vous avez le réflexe de mettre des lunettes pour vous protéger, et puis, ça n’empêche pas que vous vous trouviez au mauvais endroit au mauvais moment ce jour-là.

Olivier Béziade se trouvait surtout dans son bon droit. Et si l’endroit et le moment furent « mauvais », ils ne le furent que du fait des agressions policières. Au cas où cela échapperait encore à Bruce Toussaint, l’enquête de l’équipe du Monde est là pour le lui rappeler. Mais cela supposerait de prendre un minimum de distance vis-à-vis des éléments de langage de la police. Les propos de l’animateur tombent d’ailleurs à pic pour Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat Synergie-officiers, qui ne manque pas de les reprendre, et d’enrober le tout :

Il y a une certaine aridité des images qui sont diffusées parce qu’on ne voit pas le contexte, c’est complètement décontextualisé, on ne voit pas ce qui se passe avant, on ne voit pas ce qui se passe après. On ne voit pas le danger, et notamment la limite de danger sur l’intervention de nos collègues. […] Monsieur était vraisemblablement au mauvais endroit au mauvais moment, avec en plus un masque, des lunettes, ce qui peut aussi participer à une certaine confusion. Moi je ne pense pas que mes collègues ont tiré délibérément à la tête parce que ce n’est pas du tout dans la culture policière […].

Motus en plateau. Et si Bruce Toussaint se montre par la suite un peu plus insistant, ses questions concernent la non-assistance à Olivier Béziade une fois ce dernier à terre. Mais s’agissant des tirs, il ne trouve rien à redire.

Si l’enquête du Monde rappelle qu’un journalisme de qualité est bel et bien possible dans les grands médias, elle rappelle également combien ce journalisme y est isolé et marginal. Les journalistes du Monde se sont livrés à un travail d’enquête plus sérieux que nombre de leurs confrères à propos de ces violences policières.

Plus sérieux que le « c’est la faute à pas de chance », de Bruce Toussaint.

Plus sérieux que les jérémiades d’un autre confrère alors chroniqueur à BFM-TV, Nicolas Domenach, qui sermonnait Jérôme Rodrigues, éborgné en manifestation, alors que ce dernier racontait comment la police lui avait tiré dessus : « N’employez pas des mots comme "tirer dessus". Au Venezuela on tire dessus. Ne dites pas ça ! » [3]

Plus sérieux que les interviews de Léa Salamé ou de Thomas Sotto, qui, le 17 octobre, et après avoir mentionné cette enquête du Monde, n’apportaient aucune contradiction à Christophe Castaner quand il déclarait : « Chaque fois qu’une faute sera constatée, elle sera sanctionnée, mais elle doit être sanctionnée par un juge. Pas par l’opinion publique, pas par des vidéos dont on ne voit qu’une petite partie. Mais je voudrais quand même dire que les violences ne sont pas le fait des policiers ou des gendarmes. »

Plus sérieux que les bavardages de très nombreux éditorialistes, qui n’ont eu de cesse pendant des mois de nier, minimiser, justifier et couvrir les violences policières, en redoublant de violence médiatique.

Plus sérieux que le travail de nombreux médias [4] qui, jusqu’à ce jour, ne se sont pas bousculés pour donner de l’écho à cette nouvelle enquête vidéo. Sans prétendre à l’exhaustivité, c’est surtout du côté de la presse locale que l’on trouvera un relais : France 3 Nouvelle Aquitaine, La Charente Libre, France Bleu Nouvelle Aquitaine, deux articles dans Sud-Ouest, un dans Rue 89 Bordeaux. Au niveau national, on recense un article sur le site de CNews, un autre sur ceux des Inrocks et de 20 Minutes. Ailleurs, et hormis sans doute quelques mentions dans des journaux ou revues de presse (comme ce fut le cas pour celle de France Inter le 18 octobre), difficile de trouver une trace conséquente de l’enquête du Monde… De quoi à nouveau s’interroger sur la hiérarchie de l’information à l’œuvre dans les grands médias, et sur les logiques qui président à l’exposition – et en l’occurrence ici, à la sous-exposition – médiatique d’un fait social.


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1Sur les suites données aux cas de violences policières, les journalistes rappellent un bilan sans appel : « Le 14 janvier 2019, l’IGPN a été saisie des faits. Mais neuf mois plus tard, aucune conclusion ni sanction n’a pour l’instant été prononcée. […] Depuis le début de la mobilisation, au moins 313 enquêtes IGPN pour suspicion de violences policières ont été ouvertes. Aucune n’a pour l’instant livré de conclusion. »

[2Sont en plateau le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier ; Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat Unité SGP Police-FO ; et Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat Synergie-officiers. Ajoutons la cheffe du service police-justice de BFM-TV, Sarah-Lou Cohen, et Mathieu Zagrodzki, spécialiste des questions de sécurité publique.

[3On peut revoir cet interrogatoire de BFM-TV sur le site d’Arrêt sur images.

[4Nous parlons ici des médias dominants. Dans les médias dits « alternatifs », on relèvera notamment cet article d’Arrêt sur images, dans lequel Tony Le Pennec interviewe une des journalistes du Monde ayant réalisé l’enquête.

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