Dans le modèle français de l’audiovisuel, cinéma et télévision confondus, rien n’est plus hautement glorifié que le droit d’auteur à la française, qui en est en quelque sorte le coeur palpitant. Dans la réalité de notre audiovisuel, rien ne semble aujourd’hui plus ignoré, plus généralement bafoué que ce droit.
Le législateur définit la qualité d’auteur, l’oeuvre protégeable et le principe de la rémunération due à l’auteur. Chaque fois que l’oeuvre est exploitée, l’auteur doit « percevoir » une rémunération versée sous forme de droits d’auteur. Mais le simple fait de « percevoir » ne suffit pas. Cette perception doit être calculée sur la bonne assiette. L’assiette repose sur les recettes générées par l’exploitation ou le prix payé par le public, sauf exceptions strictement limitées. Cette assiette est la seule qui offre aux auteurs une réelle visibilité sur l’exploitation de leurs oeuvres. Le taux de la rétribution est « librement » négociable par les parties. Cependant, des taux dérisoires ou qui rendent illusoire toute récupération des à-valoir versés sur la participation proportionnelle sont des fraudes à la loi. En France, l’auteur qui se consacre à l’écrit n’est pas un intermittent du spectacle : sa protection repose sur les dispositions légales du code de la propriété intellectuelle. Sans auteur, qu’il soit auteur de télévision ou de cinéma, l’oeuvre n’existe pas, et sans oeuvre, le paiement en droits d’auteur n’a pas de raison d’être.
L’audiovisuel, sensible sans doute à l’art du travestissement, a procédé à des « habillages juridiques » et transformé les rémunérations proportionnelles en paiements au forfait. Dans un paysage qui était encore, il y a à peine plus de vingt ans, réduit aux seules salles de cinéma et aux trois chaînes de télévision contrôlées par l’Etat, tout le monde s’en accommodait. Les auteurs de cinéma pouvaient par ailleurs être intéressés aux profits des producteurs, et l’esprit de la loi était préservé. Lors de l’exploitation télévisuelle, les auteurs percevaient des redevances via la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), qui gérait leurs droits de représentation télévisuelle.
Avec la multiplication des chaînes privées, câblées, terrestres, numériques, l’expansion irrésistible de la vidéo grâce au DVD (la France est le pays d’Europe où l’équipement des foyers en lecteur DVD est le plus élevé), l’apparition de nouveaux modes d’exploitation via la télédiffusion (pay-per-view et vidéo à la demande), l’Internet, la TV sur les mobiles et enfin (surtout ?) la toute-puissance de certains diffuseurs qui sont aussi vendeurs, éditeurs vidéo, distributeurs et fournisseurs de téléphonie, d’accès, de services et autres tuyaux à remplir, le monde de l’audiovisuel a radicalement changé. Et, comme toujours, l’éclipse du droit et l’oubli de la loi a profité aux puissants. On a exploité et commercialisé, au cours de ces dernières années, de nombreux vidéogrammes sans droit ou sans rémunération licite. Ces exploitations illicites ou sauvages n’ont guère soulevé d’émotion ou de réaction. A ce jour, les auteurs sont les seuls lésés. Les grands bénéficiaires de ces opérations, sous leurs multiples casquettes de diffuseurs-distributeurs-éditeurs, n’ont guère été préoccupés d’indemniser qui que ce soit.
En matière d’exploitation vidéographique, le Centre national de la cinématographie a failli à sa mission. Il n’a pas fait respecter la loi. Il a commandé, en revanche, un fort utile rapport sur la filière économique de la vidéo. On y vérifie, dans le froid langage des chiffres, que les usages contraires au droit d’auteur lèsent les auteurs et que les ventes couplées posent un problème de droit moral.
En matière d’exploitation télévisuelle, sur la durée, les chiffres montrent que les redevances liées à l’exploitation qui transitent par la SACD n’ont rien de proportionnel avec les recettes générées par l’exploitation. La proportion se réduit aux taux dérisoires que les magistrats ont toujours condamnés. L’auteur « complet » d’un film, réalisateur et seul auteur du scénario, peut très bien, dans l’état actuel des choses, ne percevoir, via la SACD, que 1 % des sommes générées par l’exploitation télévisuelle. Le producteur, qui ne verse pas un centime à la SACD de ce qui sera finalement alloué à l’auteur, s’octroie en retour 100 % des sommes en question, éventuellement amputées de la commission du vendeur. C’est le diffuseur qui paie les droits de diffusion à la SACD, sous la forme d’un forfait sur son chiffre d’affaires.
Ceux qui profitent de ces usages n’ont qu’une seule règle : la leur. La réglementation de l’activité audiovisuelle, la propriété intellectuelle, le droit des faillites leur apparaissent comme un frein à la liberté de leur commerce et une atteinte à leur marge bénéficiaire. Ils entendent exploiter les oeuvres à leur gré, les morceler et les débiter en tranches. Leur maître mot, lorsqu’on aborde la rémunération des auteurs est, comme ils n’hésitent pas à l’écrire ou à le faire écrire, de « contenir la part auteurs en accord avec la SACD ». Cette volonté de contention est très révélatrice de la façon dont l’auteur est perçu. L’auteur est lunatique. Dangereux. Contenons-le. Le moyen est tout trouvé : c’est la gestion collective. On tentera donc d’enrôler la SACD en lui faisant miroiter qu’elle pourra devenir, par la gestion collective, aussi grosse que le boeuf Sacem. Au nom de la liberté du commerce, on prône la collectivisation du seul élément qui dépend de la « libre » négociation des parties contractantes.
Fort opportunément, une décision du Conseil de la concurrence, en date du 26 avril, relative à des pratiques mises en oeuvre par la SACD, devrait permettre de mettre un terme à cette tentative d’enrôlement (www.conseil-concurrence.fr, décision n° 05 D-16 du 26 avril 2005).
La gestion collective dans l’audiovisuel est pour les diffuseurs une commodité de gestion et les redevances versées par la SACD ne peuvent plus faire office de rémunération légale. Pour le producteur, la marge bénéficiaire, ou du moins l’équilibre, se fait souvent lors du financement. Les recettes ultérieures, en particulier celles des nouveaux modes d’exploitation, constituent encore aujourd’hui dans son esprit une sorte de bonus. Que le producteur se laisse piller est regrettable. Pour les auteurs, en revanche, le non-respect des assiettes est condamnable.
Un exemple : la presse. Une vente de DVD couplée avec un magazine génère disons 350 000 euros de recettes (100 000 exemplaires du DVD vendu 3,50 €). Le producteur en percevra 10 %. Si l’auteur est assis sur la part du producteur (ce qui n’est pas la bonne assiette), il aura 10 % de ces 10 %, soit 3 500 euros. La loi n’y trouve pas plus son compte que l’auteur. D’autre part, personne n’a songé à demander à l’auteur, qu’on sous-rémunère, s’il était d’accord pour servir de produit d’appel. Nouvelle entorse au droit d’auteur, cette fois sous son aspect de droit moral. Personne ne se préoccupe du droit moral et du droit patrimonial des auteurs, en dehors de ceux dont les intérêts dépendent strictement de ceux qu’ils représentent : les agents artistiques et les représentants des intérêts individuels des auteurs. Ceux-ci sont donc la cible d’attaques violentes. Où sont passés leurs autres protecteurs, défenseurs intransigeants de l’exception culturelle et du modèle français ? La SACD ? Le ministre de la Culture ? Les éditeurs de vidéo ? La presse ? Les producteurs ?
L’Etat subventionne la profession. Il lui appartient de contenir les débordements des professionnels. Ceux-ci ne peuvent à la fois prétendre s’affranchir des contraintes de la loi et vouloir bénéficier dans le même temps de la manne de l’Etat. On peut certes expliquer que le crédit d’impôt, qui a permis de relocaliser en France les tournages, n’est pas une recette. Mais si le coût du film est moindre pour le producteur, on ne voit pas ce qui devrait s’opposer à ce qu’on en tire les conséquences purement comptables pour les acteurs intéressés aux profits ou pour les auteurs dont la loi prévoit la rémunération proportionnelle. Le crédit d’impôt n’est pas une recette et ne fait pas partie du financement récupérable : qui est spolié ? Que le ministre de la Culture et de la Communication prenne fait et cause pour les producteurs au nom des intérêts des ouvriers et des techniciens du cinéma relève de la démagogie. Il serait autrement souhaitable qu’il soit plus attentif à ceux qui permettent de faire valoir l’exception culturelle française et qu’il se préoccupe de faire appliquer le droit d’auteur.
Les auteurs et les producteurs, ceux du moins qui sont soucieux des auteurs, ont des intérêts communs. Il faut en finir avec les tricheries, au prix de procès si besoin est, et informer publiquement ceux qui ne savent pas et qu’on peut donc tromper. Plus que jamais, il importe que l’audiovisuel français cesse d’être hors la loi.
Claudine Sainderichin, juriste.
Une version complète (et donc plus détaillée) de cette contribution.