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Comment le « Petit Journal » maltraite l’actualité internationale

par Julien Salingue,

Le « Petit Journal », diffusé chaque soir de la semaine sur Canal plus, propose régulièrement des sujets d’information internationale, avec en vedette, depuis deux ans et demi, le reporter Martin Weill, dont le rôle est, selon ses propres termes, de « couvrir l’actualité partout dans le monde » [1].

Informer sur l’international ? Noble préoccupation. Au vu du francocentrisme des télévisions françaises, on ne peut en effet que se réjouir, a priori, de la volonté affichée par le « Petit Journal », depuis 2013, de consacrer le temps et de mettre les moyens nécessaires à la réalisation de reportages aux quatre coins du monde.

Mais malheureusement, les nobles intentions ne suffisent pas toujours, et le cas du « Petit Journal » est à cet égard emblématique. Car le moins que l’on puisse dire est qu’une étude un tant soit peu attentive du type d’« information internationale » proposé dans le programme présenté par Yann Barthès nous révèle que cette information est loin d’être satisfaisante, et c’est un euphémisme.

NB : Cet article a été publié dans le numéro 18 de notre magazine Médiacritique(s) (janvier-mars 2016), dont le dossier est consacré à l’information internationale, et que vous pouvez commander sur notre boutique.

Troublant mélange des genres

Le « Petit Journal » est une émission d’infotainment, qui entend mêler information et divertissement, sketchs et reportages « sérieux », parodies et interviews de responsables politiques, sujets d’actualités et vignettes humoristiques, sujets « actu » et sujets « people », etc. L’objet de cet article n’est pas de discuter en profondeur les implications de ce type d’émission [2], mais de questionner la place qu’occupent des sujets d’actualité internationale au sein d’un tel dispositif télévisuel, et dans quelle mesure la nature de l’émission influe sur les sujets eux-mêmes.

En ce qui concerne la première interrogation, nulle surprise : les reportages internationaux s’insèrent dans le dispositif général de l’émission, ce qui ne manque pas de provoquer, parfois, un certain trouble. En effet, quelle que soit la gravité des sujets évoqués dans les reportages de Martin Weill (guerres, situation des réfugiés, conflits, violences policières ou militaires, etc.), ceux-ci sont immanquablement « pris en sandwich » entre des séquences à vocation humoristique. Par exemple :

 Le 18 décembre 2015, le reportage sur la question du port d’armes (et de ses dégâts) aux États-Unis est inséré au milieu d’une interview de Michael Kael et Jules-Édouard Moustic (de l’émission « Groland »), autant dire entre une blague potache et un fou-rire.

 Le 10 novembre 2015, le sujet consacré aux premières élections libres en Birmanie depuis 1990 fait suite à un reportage ironique consacré à la récupération politique de l’anniversaire de la mort du général de Gaulle, ponctué par des plaisanteries de Yann Barthès en plateau. Il est suivi d’une page de publicité, que le présentateur annonce en précisant que la suite de l’émission sera notamment consacrée à l’actualité de l’équipe de France de football.

 Le 28 octobre 2015, le reportage réalisé en Israël et dans les territoires palestiniens au sujet de l’hypothèse d’une « troisième Intifada » est précédé d’un « live » du groupe musical Pentatonix. Ce qui donne l’enchaînement suivant : « Une pause musicale fait du bien parfois [Applaudissements]. Depuis un mois les affrontements entre Palestiniens et Israéliens ont fait plusieurs dizaines de morts… » Et après la « troisième Intifada », le « Petit Journal » enchaîne avec… la dernière « petite phrase » de Nadine Morano.

 Le 8 octobre 2015, le sujet de Martin Weill sur la situation en Syrie est précédé d’un reportage sur la campagne régionale de Jean-Yves Le Drian, alimenté de plaisanteries reprenant les divers clichés sur la Bretagne. Ce qui donne cette fois : « Qui gagnera : le biniou, ou l’Élysée ? Mystère ! [rires et applaudissements] En Syrie, les bombardements s’intensifient. Martin Weill est justement en Syrie. » Le reportage dans la ville kurde de Kobané est en outre interrompu par une page de publicité, lancée en plateau par Yann Barthès : « On retrouve Martin dans deux minutes et on continue avec l’Instant président [séquence humoristique], la Fashion Week [séquence mode] et les Salut c’est cool [invité musical]. »

 Le 9 septembre 2015, le reportage consacré au parcours des migrants qui tentent de fuir le Moyen-Orient pour rejoindre l’Europe est précédé d’une page de publicité et suivi d’un sujet consacré aux dernières actualités de… la reine d’Angleterre.

Etc, etc.

Mêler humour et information « sérieuse » n’est pas nécessairement un problème en soi. Mais il peut le devenir lorsque des questions internationales particulièrement tragiques sont présentées de la sorte, au sein d’une émission dont l’une des recettes est le rapide enchaînement des séquences (pour « donner du rythme ») et un va-et-vient permanent entre des sujets et des registres qui n’ont rien à voir entre eux, au risque de semer la confusion et de noyer les sujets « sérieux » dans un océan de divertissement. Un tel dispositif sert-il les reportages consacrés à des événements marquants de l’actualité internationale ? Nous nous permettons d’en douter.

A fortiori lorsque les reportages eux-mêmes sont « contaminés » par les recettes de l’émission, notamment les raccourcis et les caricatures destinés à faire rire tout en prétendant informer.


Faire rire… au détriment de l’information ?

Disons-le sans détour : une large part des reportages internationaux du « Petit Journal » ne tombent pas directement dans les travers du mélange des genres. Martin Weill et ses équipes ne cherchent pas systématiquement à manier l’ironie, encore moins à faire rire le téléspectateur, a fortiori lorsqu’ils traitent de questions particulièrement « difficiles ». Mais l’honnêteté nous amène également à constater que l’écueil consistant à privilégier le divertissement à l’information (tout en prétendant informer) n’est pas toujours évité.

Ainsi en va-t-il par exemple, dans la période récente, de certains reportages consacrés à l’élection présidentielle aux États-Unis. Les équipes du « Petit Journal » ont à cette occasion réalisé un jingle vidéo, dans lequel défilent rapidement plusieurs images sur fond de musique rock : la Maison blanche, des grosses voitures, du rodéo, des jeunes femmes en bikini, du football américain, une mini-miss, un homme qui mange un énorme hamburger, un bodybuilder, des individus s’exerçant au fusil automatique, et l’acteur Chuck Norris. Soit à peu près tous les clichés sur les États-Unis… Un jingle humoristique ? Pourquoi pas ! Le problème est que le traitement proposé par Martin Weill des élections états-uniennes dans les reportages eux-mêmes est parfois tout aussi stéréotypé.

Exemple parmi bien d’autres, le 15 septembre dernier, un reportage était consacré à un meeting de Donald Trump, candidat à la primaire républicaine, au cours duquel le principal absent était… le meeting de Donald Trump. Dans la première partie du sujet, la parole est « donnée » aux électeurs de Trump avant le meeting. Les guillemets s’imposent ici tant ces électeurs sont en réalité tournés en dérision par les commentaires et le montage, ainsi que par les « questions » de Martin Weill qui, quand il ne leur demande pas de « définir Trump en un mot », les invite à commenter en quelques secondes de courtes phrases (particulièrement brutales) de leur candidat.

On apprendra en outre que l’on peut acheter du pop-corn quand on va assister à un meeting de Donald Trump, que la réunion publique de Dallas à laquelle Martin Weill s’est rendu se tient dans la même salle que celle où joue habituellement l’équipe professionnelle de basket de la ville et que les organisateurs ont distribué des centaines de drapeaux des États-Unis aux spectateurs.

C’est au bout de 4’40 que les premières images de Donald Trump en meeting nous sont proposées. Mais, alors que Martin Weill nous annonce que « c’est parti pour une heure de show à l’américaine », les seules phrases de Trump que l’on entendra sont : « Si vous aimez les médias, applaudissez-les, et si vous ne les aimez pas, huez-les » et « Rendons à l’Amérique sa grandeur » (le slogan de campagne de Trump). Soit 5 secondes au total sur un sujet de 5’30. Et, lorsque Martin Weill a l’occasion de poser une question au candidat, voici ce qu’il lui demande :




No comment.

Qu’aura-t-on appris au final ? Pas grand-chose…

Et le pire est à venir avec l’échange qui suit le reportage et clôt la séquence :
- Yann Barthès : « Martin, un dernier truc qui me démange, tu t’es approché à moins d’un mètre de Donald Trump, première question : sa peau est exactement de quelle couleur ? On est sur du jaune, de l’orangé, c’est quoi exactement ? »
- Martin Weill : « Bah écoute on a eu un très long débat avec Clément, pour tout te dire un débat assez violent et finalement on s’est mis d’accord sur une nuance de couleur très précise : le jaune-orangé. »
- YB : « Très bien. Deuxième question, les cheveux on est sur de la mousse, un animal mort, un élément végétal ? »
- MW : « Bah ça malheureusement on n’a pas pu toucher donc le mystère reste entier, peut-être qu’on saura la prochaine fois. »
- YB : « Merci, Martin. »

Merci… ou pas. Rire ou ironiser à propos de certains événements internationaux ? Pourquoi pas. Mais dans ce cas précis, inutile de prétendre que l’on informe… Problème supplémentaire : c’est le même Martin Weill qui présentera avec gravité le conflit syrien ou les risques pris par les migrants en Méditerranée – et ces reportages ont le même statut que ses autres sujets internationaux et figurent dans la même rubrique sur le site de l’émission. Un mélange des registres qui, de nouveau, a une fâcheuse tendance à desservir les sujets plus « sérieux »…


Vitesse ou précipitation ?

Car les reportages internationaux du « Petit Journal », au-delà de ces travers, mettent souvent en lumière des situations peu ou mal connues, livrant parfois des témoignages rarement entendus et des images rarement vues, comme récemment dans les cas de la Syrie, de l’Iran ou des réfugiés du Moyen-Orient. Le problème est que cette originalité ne fait pas toujours bon ménage avec le rythme effréné auquel les équipes du « Petit Journal » enchaînent les reportages, qui confère à Martin Weill le statut pour le moins problématique d’« envoyé spécial aux quatre coins du monde ». La liste de ses 37 (!) déplacements durant la saison 2014-2015 est à cet égard éloquente [3] :

25-28 août 2014 : États-Unis (Missouri)
2-3 septembre : Écosse
8-11 septembre : Iraq
15 septembre : Tunisie
23-26 septembre : Danemark
1-3 octobre : Hong-Kong
10 octobre : Paris (avec les migrants)
14 octobre : Syrie
15 octobre : Turquie
16 octobre : Syrie
23 octobre : Belgique
29-30 octobre : Mexique
2-5 décembre : États-Unis (Silicon Valley)
8 décembre : États-Unis (New York)
16-18 décembre : Allemagne
5-14 janvier 2015 : États-Unis (Las Vegas)
15 janvier : Grèce
19 janvier : Nigéria
20-23 janvier : Grèce
28 janvier-2 février : Syrie
10-13 février : Japon
16 février : Danemark
27 février-6 mars : Tchad
16-20 mars : Inde
24-27 mars : Tunisie
6 avril : Irlande du nord
7 avril : Allemagne
13-17 avril : Kenya
22 avril : Italie
30 avril-8 mai : États-Unis (Baltimore)
11 mai : Antilles
25 mai : Espagne
1er juin : Hongrie
17 juin : Iran
18 juin : Tchad
22-25 juin : États-Unis (Colorado)

Le constat vaut pour l’ensemble des « grands médias » : la disparition des correspondants permanents et leur remplacement par des envoyés spéciaux contribue à dégrader la qualité de l’information internationale, qui nécessite pour être fiable et sérieuse une bonne connaissance du pays sur lequel on entend informer. Symptôme de rédactions ayant progressivement fermé la plupart de leurs bureaux à l’étranger, Martin Weill incarne alors – jusqu’à la caricature – l’envoyé spécial obligé de se démultiplier pour pallier ces fermetures et ce rétrécissement à l’œuvre dans les grands médias. Or nul ne peut prétendre maîtriser, en l’espace de quelques jours, les enjeux de tel ou tel pays, a fortiori lorsqu’il s’agit de pays dans lesquels la situation politique est particulièrement instable.

Le « Petit Journal » et son « envoyé spécial » Martin Weill prétendent pourtant informer avec sérieux et fiabilité – une responsabilité d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de relater des événements peu, voire pas du tout couverts par la plupart des grands médias audiovisuels. Et malheureusement, ou logiquement serait-on tenté de dire, les reportages en question manquent cruellement de nuances, et versent souvent dans la simplicité, sinon les clichés. Ainsi en va-t-il de ces sujets où Martin Weill prétend « donner la parole » « à la jeunesse cubaine », « à la jeunesse iranienne », « aux Kurdes de Syrie », « aux migrants » ou même « aux électeurs de Donald Trump ». On parle pourtant dans chaque cas de groupes pluriels, complexes, traversés de nuances ou de contradictions, dont on peut difficilement prétendre rendre compte dans un reportage de quelques minutes tourné en quelques jours par des journalistes ne connaissant pas, ou très peu, le pays.

Exemple parmi bien d’autres, le reportage réalisé en Iran, diffusé le 17 juin 2015, est annoncé ainsi par Yann Barthès : « Comment vit-on en Iran ? Fringues, musique, sport, hommes, femmes, jeunes, vieux, liberté d’expression, religion… Une semaine dans l’un des pays les plus fermés du monde : bienvenue dans le Petit Journal. » Sont alors évoqués, dans l’ordre (et parfois en quelques secondes) : l’encadrement des journalistes étrangers, la place de la religion, les interdits vestimentaires, les interdits culturels, la culture « underground », les restrictions de la liberté d’expression, la propagande anti-États-Unis et anti-Israël, et les condamnations d’opposants.

En d’autres termes, rien de bien original et, de toute évidence, des thématiques et des angles qui étaient probablement dans la tête des journalistes avant même qu’ils ne quittent la France : « Le premier endroit dans lequel on est allés, c’est la mosquée » (sic)… Quand bien même plusieurs témoignages présentent un intérêt certain, prétendre répondre à la question « Comment vit-on en Iran ? » en ayant passé seulement quelques jours à Téhéran et sans évoquer, entre autres, le complexe système institutionnel, la variété des peuples iraniens, les rapports de forces politiques, la situation économique, les mobilisations sociales, le rôle et la place des universités, les relations avec les pays voisins, les rapports villes-campagnes, etc., n’est pas sérieux.

Comment s’en étonner ? Ces raccourcis, manques de nuance et de complexité, clichés… deviennent parfois des approximations, voire des erreurs. C’est ainsi que l’on apprend, toujours à propos de l’Iran, lors de la présentation du pays, qu’il a des frontières « avec l’Iraq et l’Afghanistan ». Certes. Mais il en a aussi avec le Pakistan, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie et le Turkménistan. Pourquoi parler seulement de l’Iraq et de l’Afghanistan ? Mystère. On apprend également qu’il est « interdit d’organiser un concert » en Iran. Voilà qui mériterait d’être clarifié : il est nécessaire d’obtenir des autorisations, souvent très difficiles, et il arrive fréquemment que des concerts soient arbitrairement annulés par les autorités, mais prétendre qu’il est « interdit d’organiser un concert » est, au mieux, une approximation et, au pire, une contre-vérité.

Le 27 octobre 2015, Martin Weill propose un reportage en Israël et dans les territoires palestiniens. Le lancement de Yann Barthès commence ainsi : « Le mot qui fait peur en ce moment c’est celui-ci [« intifada »] : ce mot est dans le dictionnaire, une intifada est “dans les pays arabes une révolte populaire menée contre un régime oppresseur”, c’est la définition du Larousse. Il y a eu deux intifadas, dans les années 1990 puis au début des années 2000, ce qu’on a appelé l’intifada des pierres. » Un drôle de gloubi-boulga, puisque la première Intifada date de 1987 (et non des années 1990) et la seconde de septembre 2000, et que c’est la première (et non la seconde) qui a été souvent appelée « guerre des pierres ». Notons toutefois que Yann Barthès ne s’est pas, ce jour-là, emmêlé les crayons dans les noms de lieux, contrairement à ce qui s’est passé le 10 novembre lorsque l’animateur a confondu le nom officiel de la Birmanie (Myanmar) et l’ex-capitale Rangoun.

Nous avions relevé, en octobre 2013 [4], d’autres contre-vérités lors d’un reportage consacré à la criminalité dans la ville de Ciudad Juarez, au Mexique, avec un Yann Barthès expliquant que « les règlements de compte ont fait depuis quatre ans près de 11 000 morts dans la ville, soit plus que la guerre en Iraq ». Rappelons que la guerre en Iraq avait déjà fait, à l’époque, plusieurs centaines de milliers de morts (et même si l’on considérait que le journaliste voulait parler du nombre de morts en Iraq « depuis 4 ans » – donc depuis 2009 –, celui-ci reste largement supérieur à 11 000). Simple erreur ou volonté d’en faire un peu beaucoup pour mieux vendre son sujet ? Peut-être un peu des deux… Comme dans le cas d’un « petit » bidonnage en septembre 2013, avec la diffusion d’une interview d’un militant homosexuel russe évoquant une agression dont il avait été victime, illustrée d’une vidéo… d’une autre agression, plus spectaculaire, survenue plusieurs semaines auparavant [5].

Nous pourrions multiplier les exemples de ces clichés, caricatures, raccourcis, approximations et erreurs, qui sont finalement la conséquence logique du principe même de « l’envoyé spécial aux quatre coins du monde » qui, quand bien même il donne parfois à voir, redisons-le, des situations et des témoignages d’un intérêt indéniable, ne permet pas au téléspectateur de saisir les véritables enjeux et la complexité de telle ou telle situation. Mais ce phénomène est tellement évident, y compris, probablement, pour les journalistes du « Petit Journal » eux-mêmes, qu’une dernière question mérite d’être posée : l’information est-elle véritablement au centre des préoccupations de ces journalistes ?


Martin, reporter

La question peut paraître abrupte, mais elle est incontournable, au vu des éléments étudiés jusqu’ici, mais aussi (et surtout) au vu de la mise en scène de ces reportages internationaux et de leur présentation par le « Petit journal ».

Un coup d’œil au site de l’émission donne ainsi un premier indice, avec l’omniprésence du reporter Martin Weill, non seulement dans les illustrations mais aussi dans les intitulés des reportages. Florilège :



En attendant Martin et les Picaros, Martin au Congo et Martin au pays de l’or noir ? [6]

Plaisanterie mise à part, il apparaît que le véritable « héros » de ces reportages est Martin Weill lui-même. Impression confirmée avec un visionnage des reportages eux-mêmes, durant lesquels « Martin » est là encore omniprésent. En réalité, les équipes du « Petit Journal » ne filment pas des situations et des individus, mais « Martin » dans ces situations ou « Martin » en compagnie de ces individus. Ainsi, lorsque des personnes sont interviewées, le journaliste est systématiquement à l’écran, au premier plan et, dans la quasi-totalité des cas, il occupe plus d’espace que celui ou celle à qui il tend son micro :




De même, lorsque des réfugiés embarquent dans un canot pour tenter de traverser la Méditerranée, « Martin » mouille la chemise – et le pantalon – pour apparaître, à l’image, à côté du bateau, même s’il ne montera évidemment pas dedans :




Même chose lorsque sont cités des extraits de documents signés de Daech :




Nous avons réalisé des chronométrages qui confirment largement cette impression visuelle. Sur un échantillon de 10 reportages (entre 4 et 7 minutes environ), Martin Weill apparaît à l’image, en moyenne, environ 75% du temps. Par exemple :

 Le 13 mai 2015 (reportage à Cuba) : 3’25 sur 4’15 (80%).
 Le 7 septembre 2015 (reportage en Turquie avec les migrants) : 4’05 sur 6’15 (65%).
 Le 7 octobre 2015 (reportage en Syrie) : 3’15 sur 4’20 (75%).

Etc.

Quelle est la valeur ajoutée, du point de vue de l’information, de cette omniprésence ? Aucune. Et elle est tellement systématique qu’il ne peut en aucun cas s’agir d’un incident : nous parlons ici d’une mise en scène – probablement destinée à renouveler le genre « reportage international » en le rendant plus « vivant » – qui valorise sciemment le journaliste, héros récurrent de la rubrique, en toutes circonstances, y compris si cela doit se faire au prix d’un appauvrissement de l’information. Un choix éditorial fort discutable, a fortiori quand les situations dans lesquelles « Martin » est mis (se met) en scène sont souvent des situations particulièrement tragiques.


***



Le 27 décembre 2015, une « spéciale » du « Petit Journal » était diffusée, avec en vedette Martin Weill lui-même, qui a ouvert l’émission dans le rôle du présentateur. En nous disant, en premier lieu, ceci :

Depuis deux ans et demi, mon boulot c’est de couvrir l’actualité partout dans le monde. Avec Félix Seger, Clément Brelet et Arnaud Bouju on a tourné des centaines de reportages, on a été dans plus de 80 endroits différents. (…) En tout on a passé 812 heures et 55 minutes en avion, soit l’équivalent de 33 jours d’affilée passés dans les airs, et on a parcouru 553.803 kilomètres, soit 14 fois le tour du monde. Ça fait beaucoup. Entre deux avions, on a été partout où l’actualité l’exigeait, on a évidemment couvert les grands conflits de ces dernières années, on a aussi vécu des moments historiques plus joyeux, comme la Coupe du monde au Brésil en 2014, on a fait des interviews avec des chefs d’État, enfin on a essayé en tout cas, on a même interviewé un ou deux jeunes artistes pas très très connus [images de Martin Weill interviewant le célèbre chanteur Pharell Williams].

Soit, une fois de plus, une mise en scène de ses propres « performances »…

Martin Weill et ses équipes sont, il est vrai, régulièrement confrontés à des situations difficiles, voire dangereuses, et ils n’hésitent pas à prendre des initiatives et des risques pour rapporter images et témoignages originaux, contrairement à certains experts qui glosent depuis les studios parisiens sur à peu près tous les sujets d’actualité internationale. Mais le « terrain » ne fait pas tout, et la séquence « information internationale » du « Petit Journal » est finalement à l’image de l’émission elle-même : absence de frontière claire entre information et divertissement (au détriment de la première), priorité accordée à la quantité et non à la qualité, recours (volontaire ou non) aux clichés, raccourcis et approximations, mise en récit et mise en scène destinées à valoriser le journaliste, etc. C’est ainsi que l’information elle-même est bien souvent reléguée au second plan, d’autant plus qu’elle est emportée par le flot des séquences que le « Petit Journal » enchaîne à un rythme toujours plus effréné.



Julien Salingue



Post-Scriptum : Alors que cet article était rédigé, nous avons découvert la « une » de Télé Obs (supplément télé de L’Obs) daté du 16 janvier, avec en une… Martin Weill :

Un portrait dithyrambique du journaliste nous est proposé, qui s’ouvre par ces mots : « À 28 ans, le globetrotteur du “Petit Journal” de Canal+ a donné un sacré coup de jeune au grand reportage télé. Malgré ses airs d’ado parfois gentiment raillé par ses collègues, il a déjà parcouru plus de 500.000 kilomètres pour couvrir le conflit syrien, les élections birmanes, la crise grecque… Avec un ton moderne et un style bien à lui, désormais copié, il réussit le tour de force d’intéresser les jeunes à l’actualité internationale ».

De toute évidence, du côté de Télé Obs, on n’est pas trop exigeant en matière de contenu, du moins en ce qui concerne l’information internationale…

 
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Notes

[1Émission « best of » du 27 décembre 2015.

[2On pourra se référer ici à l’ouvrage La politique sur un plateau, de Pierre Leroux et Philippe Riutort, paru en 2013 aux Presses universitaires de France, ainsi qu’à plusieurs articles publiés sur notre site, parmi lesquels « “Le Grand journal” sur Canal Plus : comment transformer la politique en spectacle ».

[3Les dates sont celles de la diffusion des reportages, d’après Wikipedia.

[5Voir à ce propos, sur le site d’Arrêt sur images, Sébastien Rochat, « Russie/Gays : Le Petit journal s’emmêle dans les manifs », 4 septembre 2013.

[6Parallèle également dressé, entre autres, par Daniel Schneidermann.

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