Paradoxe
Un paradoxe ne manque pas d’étonner : l’information internationale, et les journalistes qui en sont chargés, bénéficient d’un indéniable prestige, au sein de la profession comme auprès du public. Nombre de « grands noms » du journalisme sont associés à leurs reportages à l’étranger, que l’on pense à Albert Londres, à Ernest Hemingway, à Joseph Kessel, à Jack London ou à John Reed ; les correspondants et reporters de guerre comptent parmi les personnages principaux de nombreux films, de La Déchirure à Eyes of War en passant par Harrisson’s Flowers, L’Année de tous les dangers ou Blood Diamond. Comme l’explique Dominique Marchetti, « la “politique étrangère” et, plus largement, l’information portant sur un territoire étranger, bénéficient historiquement d’un prestige important au sein de l’espace journalistique français. Comme la politique intérieure, cette matière est considérée comme noble et légitime, s’opposant, dans la hiérarchie professionnelle, aux faits divers qui sont généralement traités par des journalistes moins expérimentés et moins considérés. Qu’il s’agisse des consommateurs de presse ou des journalistes, cette opposition enferme, en fait, deux rapports au monde social entre ceux qui seraient respectivement du côté de la réflexion, de l’ouverture au monde, de l’international, et ceux qui seraient à l’inverse du côté de la sensation, du repli sur soi et du local. » [1]
Mais ce prestige, voire même cette « noblesse » de l’information de « politique étrangère » semblent être inversement proportionnels à l’attention, au temps et aux moyens que les grands médias, et notamment les grandes chaînes de télévision, semblent prêts à lui consacrer. Un premier indicateur statistique nous est donné par l’Ina dans le numéro 38 (juin 2015) de son « Baromètre thématique des journaux télévisés », qui offre un panorama exhaustif des sujets traités depuis 20 ans dans les journaux télévisés des six principales chaînes françaises (TF1, France 2, France 3, Canal +, Arte, M6). À l’exception d’Arte, chaîne binationale, où les questions internationales représentent 40 % des sujets, la proportion est particulièrement basse, avec, par ordre décroissant, Canal + (20.6 %), France 3 (16.3 %), France 2 (16 %), TF1 (13 %) et M6 (10.9 %). Pour ces quatre dernières chaînes, l’information internationale se classe ainsi derrière les « Faits de société » et, si les chiffres de l’Ina indiquent une augmentation de la place de l’international, qui passe de 4 366 sujets (tous JT confondus) en 1995 à 5 805 sujets en 2014, le constat demeure sans appel : l’actualité nationale monopolise les JT (entre 80 et 90 % des sujets).
D’autres éléments quantitatifs corroborent ce constat, avec notamment la tendance à une restriction des moyens consacrés à l’information internationale, qui s’est par exemple manifestée, au sein de TF1, par la fermeture successive, au cours des dernières années, de nombreux bureaux permanents à l’étranger (Rome, Moscou, Berlin, etc.) : la chaîne n’en compte aujourd’hui plus que trois (à Washington, à Londres et à Jérusalem). Autre exemple : une visite sur le site de la chaîne d’information i>Télé nous apprend que la chaîne emploie « 300 collaborateurs dont 200 journalistes, 19 rédacteurs en chef, 14 correspondants en région (Marseille, Lille, Bordeaux, Lyon, Nantes, Toulouse et Strasbourg) et des envoyés spéciaux à l’étranger ». En d’autres termes : aucun correspondant pour l’information internationale. France 2, service public oblige (?), conserve aujourd’hui des bureaux à Londres, Washington, Jérusalem, Berlin, Moscou, New Delhi, Dakar et Pékin, tandis que France 3 n’en possède qu’un seul, à Bruxelles.
Faire moins bien avec moins de moyens
Dans un article consacré à la fermeture du bureau de TF1 à Rome en 2012, le journaliste du Figaro Emmanuel Schwartzenberg proposait un résumé « brut » des enjeux gouvernant les choix de la première chaîne française : « Rentabilité oblige, TF1 n’a plus, à la différence des chaînes publiques, les moyens d’entretenir un réseau de correspondants à l’étranger. […] Le charisme de Jean Paul II et le rôle que le pape a joué, lors de la décomposition du bloc communiste, a justifié pendant longtemps le maintien d’un bureau permanent à Rome. La présence pendant près de 18 ans de Silvio Berlusconi à la tête du gouvernement italien exigeait également une couverture permanente. Benoît XVI et Mario Monti, président du conseil italien, ont des personnalités moins marquantes et, par conséquent, moins “vendeuses” en termes de média. Comme il suffit de deux heures à une équipe pour se rendre en Italie afin d’y réaliser un sujet, TF1 a considéré qu’il était préférable de fermer un bureau dont le budget annuel de fonctionnement serait, d’après un ancien correspondant, de 800 000 euros par an. Pour la Une, de tels investissements ne se justifient plus que pour Londres, Washington et Jérusalem. Là, où l’urgence de l’actualité l’exige. » [2]
De plus en plus de grands médias, notamment audiovisuels, suivent les mêmes orientations et ont de plus en plus recours aux envoyés spéciaux ou font appel à des agences privées qui leur vendent des sujets « clés en mains ». On sollicite également des « journalistes indépendants », rémunérés à la pige, qui tentent, bon an mal an, de survivre dans une situation marquée par la précarité, l’exploitation féroce et la mise en concurrence « libre et non faussée ». Dans un article publié sur notre site en octobre 2013 [3], des pigistes en « poste » au Liban témoignaient : « Entre mes souvenirs d’enfance des reporters sur le terrain et la réalité aujourd’hui, je me rends compte que l’international prend de moins en moins de place dans les rédactions. En tant qu’indépendants nous n’avons pas de salaire fixe, donc nous sommes tout le temps mobilisés sur le terrain pour ne rien louper et tout comprendre, mais ce travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur » ; « Dans la presse française, il n’y a parfois pas de retour pour savoir si l’article est bien arrivé. Pour n’importe quel papier commandé et non publié, il faut parfois insister pendant plusieurs mois pour être rémunéré, ou pour se faire rembourser les frais » ; « On m’a commandé un papier sur un sujet très dangereux avec une deadline d’une semaine ou deux. J’avais l’impression qu’on me demandait de partir aux Bahamas. Comment bien préparer son reportage, vérifier ses sources, ses contacts, puis financer, partir et écrire son reportage en si peu de temps dans un pays en guerre [La Syrie] ? Cela témoigne moins d’un mépris que d’une méconnaissance profonde du terrain »…
L’alternative « offerte » par les réductions de coût est donc, au final, la suivante : des envoyés spéciaux souvent peu au fait du terrain sur lequel ils sont dépêchés ou des pigistes sans réel statut, mal rémunérés et travaillant dans des conditions souvent peu propices à l’expression de leurs qualités de journalistes et de leur connaissance du terrain. Autant dire une alternative qui ne peut que contribuer à la dégradation de la qualité de l’information, puisqu’elle exprime, en dernière analyse, une mise en concurrence entre bonne connaissance du terrain et bonnes conditions de travail. Comment s’étonner, dès lors, au-delà de la sous-représentation des questions internationales dans la plupart des grands médias, et de la moindre qualité, dans la plupart des cas, des sujets proposés ? A fortiori si on les compare à certains reportages et articles produits par les quelques correspondants permanents survivants — sans que ce dernier statut ne soit nécessairement un gage de qualité, et sans préjuger de la qualité du travail de nombreux pigistes.
Pour quelle information internationale ?
Au-delà de ces constats, force est d’admettre, en outre, la pauvreté de la plupart des angles et des thèmes des sujets internationaux. En premier lieu, la rubrique « international » regroupe, par définition, des zones géographiques très diverses, et le moins que l’on puisse dire est que toutes les régions du monde ne bénéficient pas du même traitement. La fermeture des bureaux permanents participe en réalité d’un rétrécissement de la focale sur quelques pays à propos desquels nous sommes régulièrement informés tandis que nous ne savons à peu près rien de beaucoup d’autres. Dans son « baromètre thématique des journaux télévisés » numéro 33 (mars 2014), consacré au « monde dans les JT », l’Ina nous apprend ainsi qu’« au cours de l’année 2013, 151 des 197 États reconnus par l’ONU ont été cités au moins une fois dans un des JT, dont 34 avec plus de 100 occurrences et 58 à moins de 10 ». Ce qui donne la carte ci-dessous, établie par l’Ina, de laquelle nous avons fait disparaître les pays qui ont été cités moins de 50 fois, en 2013, dans les JT des six principales chaînes françaises.
Les trois grands perdants sont, de toute évidence, l’Afrique subsaharienne, l’Europe orientale et le Caucase, alors que les grands gagnants sont les pays occidentaux, a fortiori (sauf dans le cas des États-Unis) s’ils sont voisins de la France. Ainsi, comme le relève l’Ina, nous sommes face à « un monde médiatisé qui, comme dans le monde réel, est dominé par les USA, première puissance mondiale mais aussi en tête du top 10 des pays les plus présents dans les JT de ces 5 dernières années. Derrière les États-Unis (10 175 occurrences), ce sont nos proches voisins qui se glissent, avec constance, dans ce top 10 : d’abord l’Allemagne, puis le Royaume-Uni, suivi par l’Italie et dans une moindre mesure, l’Espagne ». Et de signaler qu’il ne faut pas se satisfaire de simples chiffres et que si nombre de pays « non occidentaux » sont cités dans les JT, c’est autour de thématiques bien précises : « L’autre groupe de pays qui attire l’attention des rédactions est composé d’États en crise ou terrains d’affrontements armés : l’Afghanistan, la Libye, l’Égypte, la Tunisie, la Syrie, le Mali. Enfin le dernier ensemble de pays de ce top 10 regroupe des États victimes de catastrophes naturelles ou industrielles. »
Des éléments qualitatifs qui donnent à voir les tendances dominantes quant aux thèmes et aux angles des sujets internationaux, avec une focalisation particulière, pour les pays d’Afrique et le Moyen-Orient, sur l’actualité « exceptionnelle » et « spectaculaire ». Guerres, violences, famines ou catastrophes écologiques sont en effet des sujets qui entrent dans une catégorie spécifique, celle de « l’événement ». Comme le relève en effet Dominique Marchetti dans l’article déjà cité, « l’actualité politique institutionnelle tend à se raréfier au profit des faits divers ou, plus largement, des menaces ou événements “spectaculaires” […] Alors que les journalistes des grandes chaînes proposaient auparavant un suivi de l’actualité politique institutionnelle, ils privilégient désormais beaucoup plus fortement ce type de “breaking news” qui les mobilisent ponctuellement et génèrent de meilleures audiences ».
Ce type de couverture journalistique se caractérise par un manque de suivi et de continuité, par la quasi-absence de contextualisation (économique, politique, sociale, historique) de tel ou tel « événement », que nous avions caractérisés dans un article consacré au traitement médiatique du conflit israélo-palestinien [4] comme le « syndrome de Tom et Jerry » : « Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. […] Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive. […] Les grands médias, notamment audiovisuels, nous offrent souvent, lorsqu’il s’agit du Proche-Orient, une information digne de Tom et Jerry : “le cycle de la violence a repris” ; “la trêve a été brisée” ; “la tension monte d’un cran” ; “les deux parties haussent le ton” ; etc. Mais pourquoi ces deux-là se détestent-ils ? Bien souvent, le public n’aura pas de réponse. Il devra se contenter d’une couverture médiatique qui se focalise sur la succession des événements, sans s’interroger sur les causes profondes ou sur les dynamiques à long ou moyen terme. » Un syndrome typique du traitement de la question palestinienne, mais que l’on retrouve, avec des variations locales, dans bien d’autres conflits, notamment en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient.
La prime aux « généralistes »
La réduction des moyens (humains et financiers) consacrés à l’information internationale s’est logiquement accompagnée d’une modification des rapports de forces, au sein des rédactions, en la défaveur des services de politique étrangère (quand ces derniers n’ont pas tout simplement disparu) et en la faveur des éditorialistes et des « généralistes ». C’est ainsi que s’est progressivement imposée la figure du « spécialiste des questions internationales » qui, au cours de chroniques, d’éditoriaux ou de débats télévisés, propose ses « analyses » sur à peu près n’importe quel sujet dans la mesure où il entre dans la catégorie « information internationale ». Bernard Guetta, Alexandre Adler, Olivier Ravanello… font partie de ces « spécialistes généralistes » qui peuvent intervenir, à quelques jours d’intervalle, sur la politique étrangère de la Chine, les dernières déclarations de Barack Obama, le conflit syrien ou les élections au Venezuela. Avec, immanquablement, des généralisations, des raccourcis, des approximations ou des contre-vérités qui, quand bien même elles sont avérées et démontrées, n’empêchent pas nos spécialistes du monde de continuer, chaque jour, de disserter tranquillement sur tout et sur rien, et surtout sur rien.
Dans le même temps, les reporters et « envoyés spéciaux » dépêchés ponctuellement dans les pays qui, en raison d’une guerre, d’un attentat ou d’une catastrophe écologique, « font l’actualité », sont de moins en moins spécialisés sur les questions internationales, ainsi que le rapporte Dominique Marchetti : « Si certains “anciens”, âgés entre quarante et soixante ans, restent parfois relativement spécialisés sur une zone géographique et ont une habitude de suivre tel ou tel terrain, tout particulièrement la politique institutionnelle, les reporters, grands reporters et la nouvelle génération de correspondants à l’étranger couvrant l’actualité internationale sont en grande majorité des journalistes généralistes. Autrement dit, les sujets sur les pays étrangers sont, depuis les années quatre-vingt, de plus en plus couverts par des journalistes sans spécialité particulière, qui sont issus pour la plupart du service dit des “informations générales”, c’est-à-dire qu’ils traitent tous les sujets qui ne rentrent pas dans les compétences des structures rédactionnelles existantes. » [5]
La dégradation de la qualité de l’information internationale participe donc des évolutions internes à la profession de journaliste, qu’il s’agisse du triomphe des logiques commerciales au détriment des logiques informationnelles (et de ses conséquences sur le travail des journalistes), de la précarisation du métier de journaliste, ou encore de la prime accordée à la « polyvalence » et donc à la dé-spécialisation. Ces évolutions ne sont pas sans conséquence sur les formations, les attentes et les motivations des journalistes eux-mêmes, la nouvelle division du travail journalistique produisant une homogénéisation des profils et des aspirations : pourquoi se consacrer à des questions qui, malgré le prestige de certains « grands noms », sont de plus en plus dévalorisées par les propriétaires et les directions des médias dominants ? L’information internationale devient de plus en plus une information comme les autres : on y passe, on en revient, on y retourne, sans exigence de compétences particulières, en employant des formats et des méthodes qui peuvent également être utilisés lors d’une correspondance en PACA.
L’irrésistible triomphe du théorème de Jean-Pierre Pernaut ?
« Le journal de 13 h est le journal des Français, qui s’adresse en priorité aux Français et qui donne de l’information en priorité française. Vous voulez des nouvelles sur le Venezuela ? Regardez la chaîne vénézuelienne. Sur le Soudan ? Regardez les chaînes africaines ». L’auteur de cette célèbre déclaration n’est autre que Jean-Pierre Pernaut, au cours d’une interview accordée à Télérama en décembre 1998. Le tableau que nous venons de dresser, qui témoigne d’une préoccupation de plus en plus aléatoire, de la part des grands médias, vis-à-vis de l’information internationale, semble en partie donner raison au présentateur du JT de 13 h de TF1 — à cette réserve près que si les JT vénézuéliens ou soudanais sont de la même facture que ceux de Jean-Pierre Pernaut, on risque de ne pas y apprendre grand-chose sur ces pays… Plus sérieusement, il importe au contraire d’affirmer que cette dégradation n’est pas un phénomène irréversible, à condition toutefois de le prendre au sérieux et de se doter des moyens nécessaires pour le combattre.
En premier lieu, le constat d’ensemble proposé ici mérite sans doute d’être nuancé : il existe aujourd’hui encore, y compris dans certains médias dominants (notamment en presse écrite), des journalistes géographiquement spécialisés qui produisent une information de qualité. Mais ils sont de plus en plus isolés, tant au sein de la profession que dans leur propre rédaction, et leur travail rigoureux est trop souvent noyé dans la médiocrité des points de vue des éditorialistes et autres « généralistes spécialistes ». Combien de clichés sur l’Afrique et ses incompréhensibles « guerres ethniques » pour un article ou un reportage analysant les dynamiques sociales, politiques et économiques à l’œuvre sur le terrain ? Combien d’éditoriaux sur le « cycle de la violence » entre Israël et les Palestiniens pour un article ou un reportage contextualisant les « violences » et fournissant des clés de compréhension quant aux réels enjeux du « conflit » ? Combien de « unes » tapageuses sur la « folie terroriste » pour un article ou un reportage tentant d’exposer des explications rationnelles (qui ne sont pas des « excuses ») au développement de tel ou tel groupe armé ?
L’existence de ces journalistes et de leur travail est la preuve qu’il n’y a aucune fatalité à la mal-information sur les questions internationales. Mais, pour redresser la barre, les chantiers sont nombreux, à commencer par la mise en place d’un véritable service public de l’information et de la culture, extrait des logiques concurrentielles, la lutte sans relâche contre les phénomènes de précarisation des journalistes, la dénonciation des conflits d’intérêts manifestes quand de grands groupes capitalistes sont à la fois propriétaires de grands médias et acteurs engagés dans les « affaires étrangères », vendant des armes à certains protagonistes des conflits ou obtenant des marchés publics auprès d’États peu désireux que le monde soit informé de leurs pratiques quotidiennes. Une bataille de longue haleine sans doute, mais une bataille indispensable, afin de ne plus être victimes de cette pseudo-information internationale qui en dit long sur l’état du paysage médiatique, mais finalement assez peu sur l’état réel du monde.
Julien Salingue