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Comment la TV Bolloré sabote le pluralisme

Nous publions ci-dessous un extrait du rapport de la commission d’enquête sur l’attribution et le contrôle des fréquences audiovisuelles, constituée à l’Assemblée nationale [1], avec pour président le député Quentin Bataillon (Renaissance) et pour rapporteur le député Aurélien Saintoul (LFI). Précisément, nous reproduisons ici les parties III-C-1-a et III-C-1-b. Dans un autre article, nous revenons sur les propositions qui sont formulées dans ce rapport.


C. Un contrôle du respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion et de l’indépendance des médias dysfonctionnel et non conforme à l’esprit de la loi de 1986


Le respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion est essentiel pour garantir auprès du public la diffusion d’une information politique diversifiée.

Le Conseil constitutionnel a estimé en 1986 puis en 1989 que « le respect du pluralisme est une des conditions de la démocratie » et que, plus largement, le pluralisme « constitue le fondement de la démocratie » [2]. Le législateur s’est efforcé de mettre en œuvre cette exigence constitutionnelle notamment au travers de la loi du 30 septembre 1986 qui prévoit ainsi que le régulateur « assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale. » [3]

Les chaînes de télévision, qu’elles soient publiques ou privées, ont ainsi l’obligation d’assurer, de manière équitable, l’expression d’une diversité de courants de pensée et d’opinions sur leurs antennes. L’une des missions principales de l’Arcom vise à veiller au respect de ce pluralisme interne.

La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication impose ainsi aux chaînes de télévision, publiques ou privées, d’assurer l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinions ainsi que l’honnêteté et l’indépendance de l’information. Elle fait de l’Arcom la garante du respect par les chaînes de ces obligations.


1. Les anciennes méthodes de contrôle appliquées par le régulateur ont favorisé l’émergence de chaînes d’opinion et fragilisé le débat public


À la différence du pluralisme externe de la presse écrite, qui repose sur la diversité des titres et n’est pas assis sur la ressource publique limitée que représentent les fréquences radioélectriques, le pluralisme interne vise à garantir l’expression d’une diversité d’idées sur chaque chaîne de télévision utilisant une ressource publique. Ces dernières se doivent de proposer une programmation reflétant une pluralité de points de vue et ne peuvent en aucun cas se limiter à une position éditoriale unique.


a. Une approche restrictive et simplement arithmétique ne permet pas d’assurer l’existence d’un pluralisme interne sur les antennes


Selon les termes de M. Grégoire Weigel, avocat, ancien chef du département Pluralisme et campagnes électorales au CSA, pour l’Arcom, « le pluralisme est d’abord un chronomètre, y compris hors périodes électorales, puisque le temps de parole de toutes les personnalités politiques est chronométré, à la seconde. » [4] Chronométrage du temps de parole qui « ne s’entend pas par émission, mais par chaîne, par éditeur ». Mais comme il le précisait « le pluralisme n’est pas qu’un chronomètre. C’est aussi une liberté, qui doit avancer sur deux jambes. D’abord, la liberté du propriétaire des moyens de l’information, c’est-à-dire la liberté de l’entrepreneur, de l’émetteur, exactement comme dans la presse écrite. La matrice est ici l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 concernant la liberté d’expression. Il s’agit là du pluralisme "externe" : il faut permettre à l’entrepreneur de développer les moyens de l’information. L’autre jambe est le pluralisme "interne", une liberté construite, la liberté du récepteur, c’est-à-dire de l’auditeur et du téléspectateur. Il s’agissait, en 1986, de garantir aux récepteurs de l’information qu’ils bénéficient d’une information suffisamment diverse et variée pour se forger eux-mêmes leur propre opinion. » [5]

Les méthodes utilisées par l’Arcom pour mesurer le pluralisme interne au sein de chaque chaîne – règles qui ont été récemment remises en cause par la décision du 13 février 2024 du Conseil d’État – posaient d’importants problèmes en ne garantissant pas de manière effective l’expression de la diversité des courants de pensée et d’opinion. Pour illustrer cet état de fait, Mme Julia Cagé avait lors de son audition repris les propos contradictoires tenus par M. Roch Olivier Maistre, président de l’Arcom, qui avait estimé le 23 février 2023 devant les étudiants de l’école de journalisme de l’Institut d’études politiques de Paris que « CNews [...] se rapproche d’une chaîne d’opinion » tout en respectant « strictement le pluralisme politique » [6].

Jusqu’à présent, l’Arcom mesurait le respect du pluralisme interne en se concentrant sur les personnalités politiques, c’est à dire sur les membres des partis politiques, les candidats aux élections ainsi que les élus. Or, comme le relevait Mme Claire Sécail devant la commission d’enquête en s’appuyant sur « une lecture littérale de la loi [...] le respect du pluralisme ne doit pas s’appliquer aux seules personnalités politiques, mais doit assurer la représentation de tous les courants de pensée, quel que soit le statut des intervenants. » [7]


b. En détournant l’esprit des règles en place, certains éditeurs portent effectivement atteinte au respect du pluralisme interne


Plusieurs personnalités au cours des travaux de la commission d’enquête ont fait part de méthodes employées par certains éditeurs comme C8 et CNews du groupe Canal+ pour détourner l’esprit des règles en vigeur en matière de pluralisme. À ce propos Mme Claire Sécail a parlé « d’insincérité » pour qualifier le comportement de certaines chaînes « qui cherchent, de façon systématique et pernicieuse, à contourner des règles que personne ne maîtrise et que nous-mêmes, chercheurs, avons parfois du mal à comprendre. » [8]

M. Thibaut Bruttin revenant sur les propos tenus par les dirigeants du groupe Canal+ qui s’étaient targués devant la commission d’enquête d’être légalistes et de faire « une application bête et disciplinée des règles » [9] avait pour sa part déclaré : « tout cela dissimule une opération de tricherie et de contournement d’une partie des obligations de l’éditeur. La complexité des règles ne doit pas servir de paravent à ces pratiques. » [10]


i. En invitant des personnalités aux idées politiques affirmées mais non affiliées à un parti politique afin de privilégier certains courants de pensée et d’opinion


Le fait d’inviter des personnalités aux idées politiques marquées mais non affiliées à un parti politique a pu permettre à certains éditeurs de favoriser des courants de pensée et d’opinion au détriment d’autres, tout en respectant formellement les règles édictées en matière de pluralisme interne. En offrant une tribune à ces personnalités, non décomptés par l’Arcom, les chaînes ont pu ainsi influencer le débat public en mettant en avant certains points de vue et en marginalisant d’autres tout en se targuant de respecter les règles fixées par le régulateur.

Mme Julia Cagé a ainsi indiqué lors de son audition devant la commission d’enquête que « des chaînes comme CNews changent leur programmation, qui contient de moins en moins d’information et de plus en plus d’information-divertissement ou infotainment mettant en scène des débats opposant des éditorialistes et des "spécialistes". Cela leur évite d’inviter des personnalités politiques et elles échappent ainsi aux règles de l’Arcom tout en ayant un point de vue qui contrevient au pluralisme interne. » [11]

Pour appuyer son propos, elle avait mis en avant une étude sur l’évolution de la ligne éditoriale de l’ensemble des chaînes de l’audiovisuel français, public comme privé, entre 2002 et 2022 menée conjointement avec M. Moritz Hengel, à l’époque chercheur à l’Institut d’études politiques (Sciences Po), Mme Camille Urvoy, professeure d’économie à l’université de Mannheim et M. Nicolas Hervé, responsable du service de la recherche de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) [12]. Ces travaux, en analysant tous les invités, qu’il s’agisse de personnalités politiques au sens alors retenu par l’Arcom ou de personnalités échappant à cette définition mais tenant un discours politique marqué, avaient conduit à relever sur CNews, une augmentation du temps de parole des invités d’extrême droite de l’ordre de 20 % entre 2015 – date du rachat du groupe Canal+ par M. Vincent Bolloré – et 2022. Un tel dévoiement des règles relatives au pluralisme interne pose évidemment la question de la responsabilité du régulateur constituant l’une des motivations à l’origine de la mise en place de la présente commission d’enquête.

M. François Jost a réalisé pour RSF en 2022 une étude sur CNews [13] et a abondé dans le même sens lors de son audition en indiquant « s’agissant du comptage des personnalités sur une chaîne comme CNews [...] on voit très clairement que les gens d’extrême droite sont majoritaires dans les invitations – et ceux de droite aussi. Claire Sécail était arrivée à la même conclusion en étudiant l’émission de Cyril Hanouna. Mais il faut savoir que l’Arcom comptabilise seulement les personnes qui appartiennent à un parti politique. Ce qui fait que, par exemple, l’émission du matin de Pascal Praud a été comptabilisée comme une émission de gauche pendant un certain temps alors que les chroniqueurs sont à peu près tous à l’extrême droite. Mais Laurent Joffrin y participait, et il avait fondé un petit mouvement politique. » Il a par ailleurs précisé que « les conventions ne mentionnent pas seulement le pluralisme politique, mais aussi le pluralisme des idées. Comment peut-on accepter de ne comptabiliser que les interventions des gens politiquement encartés et pas celles des chroniqueurs ? Surtout quand on entend ceux de Boulevard Voltaire, qui se définit comme un site donnant la parole à toutes les sensibilités de la droite conservatrice. C’est donc clair. Il suffit de regarder ses déclarations d’intention ou celles d’autres pour savoir où ils se situent. » [14]

Ainsi pour garantir pleinement le respect du pluralisme interne sur les chaînes de télévision, il apparaît impératif pour le rapporteur de revoir en profondeur les règles de mesure des temps de parole édictés par l’Arcom en élargissant la notion de personnalité politique et en définissant plus précisément les conditions permettant un débat équilibré entre différentes personnalités.


ii. En respectant les temps de parole mais en reléguant l’expression de certains courants de pensée et d’opinion à des horaires très peu exposés


Certaines chaînes respectent en apparence les règles fixées par l’Arcom s’agissant notamment des temps de parole, mais uniquement d’un point de vue purement arithmétique. Des travaux ont ainsi pu démontrer qu’elles reléguaient certains courants de pensée et d’opinion à des tranches horaires de diffusion très peu exposées. Cette pratique, bien que formellement conforme aux règles du régulateur a pu entraver dans les faits le pluralisme interne et dénié la possibilité d’être pleinement informé.

Mme Claire Sécail, qui a effectué un travail similaire que M. François Jost sur la chaîne C8 et les émissions de M. Cyril Hanouna, en est arrivée aux mêmes conclusions concernant un dévoiement des règles relatives au pluralisme interne. Ainsi « une des méthodes employées est relative aux horaires de diffusion. On a vu la diffusion de zappings politiques entre trois et quatre heures du matin, à des fins de rééquilibrage des temps de parole ! » Précisant que « Hors période électorale, l’Arcom ne dispose pas des outils nécessaires pour identifier rapidement de tels agissements. En période électorale, elle est plus vigilante : au moment des élections présidentielles, les responsables du département en charge du respect du pluralisme réalisent huit échantillonnages par jour, afin de vérifier les données transmises par les chaînes. » [15]

Elle a poursuivi en indiquant qu’au cours « des quinze derniers jours de mon enquête sur "Touche pas à mon poste !" sur C8, je me suis attachée à élargir mes observations, au-delà des deux heures que durait l’émission, à l’ensemble des contenus diffusés de dix-huit heures à minuit. Je souhaitais en effet comprendre comment je pouvais percevoir de forts déséquilibres alors que les informations transmises à l’Arcom montaient un respect strict de l’égalité des temps d’antenne. De fait, il y a un fort décalage entre les deux. Durant la période de stricte égalité, la diffusion d’un zapping politique juste avant minuit permettait à la chaîne de rééquilibrer les temps de parole de candidats qui avaient été exclus de la tranche horaire où les audiences sont les plus fortes. Les membres de l’Arcom à qui j’ai fait part de cette observation étaient bien ennuyés de ne pas s’en être rendu compte eux-mêmes ! » [16]

Mme Claire Sécail a porté à la connaissance de la commission d’enquête une autre méthode employée par la chaîne C8 pour dévoyer les règles en matière de pluralisme interne et relevé par le média en ligne Les Jours : « hors période électorale, les interventions de l’une des chroniqueuses de "Touche pas à mon poste !" [Mme Ségolène Royal], rémunérée en tant que telle par l’éditeur, étaient créditées en temps de parole d’un parti politique sans même que les responsables de ce parti [le Parti socialiste] ne le sachent [17]. Ce type de méthode, plus discrète qu’un zapping politique programmé en pleine nuit, permet de rééquilibrer les temps face à d’autres sensibilités politiques. » [18]

De la même manière, certains éditeurs choisissent d’inviter des personnalités politiques pour les faire débattre avec des invités et des chroniqueurs militants mais non considérés comme représentants d’un parti politique, déséquilibrant ainsi les temps de parole comptabilisés au détriment de certaines sensibilités politiques.

Ainsi pour garantir pleinement le respect du pluralisme interne sur les chaînes de télévision, il apparaît impératif pour le rapporteur de revoir en profondeur les règles de mesure des temps de parole édictés par l’Arcom en veillant en affiner la mesure du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion par tranches horaires de référence voire par émission.

[...]


iii. En introduisant de manière démesurée l’expression de certains courants religieux ou pseudo-scientifique en contradiction avec le principe de laïcité


Le pluralisme des idées ne se cantonne pas uniquement aux seules opinions politiques mais concerne également d’autres courants de pensée, notamment les courants religieux. France Télévisions accorde ainsi traditionnellement une place dans la grille de ses programmes aux émissions religieuses reflétant de la sorte la diversité des cultes pratiqués en France. La présence de tels programmes religieux sur les chaînes de l’audiovisuel public, tout comme sur les ondes de Radio France, s’inscrit dans le cadre de missions de service public et est soumise à un encadrement spécifique.

En revanche, le rapporteur s’interroge, au regard du principe de laïcité, sur la diffusion d’émissions religieuses ou pseudo-scientifiques.

Elles représentent une part non négligeable des programmes des chaînes du groupe Altice Média avec la diffusion d’émissions documentaires pseudo-scientifiques comme « Alien Theory », diffusée sur RMC Découverte et RMC Story et centrée sur la théorie pseudo-historique des anciens astronautes, La série essaye de démontrer qu’un contact a bel et bien eu lieu sur tous les continents en observant les constructions et les mythes fondateurs de ces cultures et développe ainsi un discours pseudo-religieux. Aucune prise de parole scientifique ne vient réfuter les affirmations des présentateurs de ces émissions et mettre en lumière les explications scientifiques des phénomènes présentés comme extra-terrestres.

On note aussi la présence disproportionnée d’émissions religieuses uniquement liées au catholicisme sur les chaînes du groupe Canal+ à l’image du programme (« En quête d’esprit », « Les belles figures de l’histoire » sur CNews, les éphémérides quotidiennes sur C8 ou encore l’émission de téléréalité « Bienvenue au monastère » sur la même antenne).

Ainsi comme le note une enquête de la journaliste Élise Racque dans le magazine Télérama : « Au moindre temps fort du calendrier catholique, CNews et C8 bouleversent leur programmation. CNews avait inauguré ce choix éditorial le 1er avril 2021, en diffusant le jeudi saint de Notre-Dame de Paris. Quelques jours plus tard, C8 célébrait la fête mariale du 15 août en grande pompe, dans l’un des fiefs les plus conservateurs de France : le diocèse de Fréjus-Toulon, dont l’évêque Dominique Rey […] avait invité Marion Maréchal à ses universités d’été dès 2015. Plus récemment, le 19 mars dernier, les téléspectateurs de C8 ont pu fêter la "solennité de saint Joseph" avec le curé parisien Philippe de Maistre, qui aime commenter l’actualité dans ses homélies, fustigeant "la dictature sanitaire" en temps de Covid, ou "l’esprit de mort" tapi au cœur des lois pro avortement et euthanasie. » [19]

Une telle programmation sur la chaîne d’information en continu CNews et sur la chaîne généraliste C8 reflète les croyances et les idées exprimées par l’actionnaire principal – M. Vincent Bolloré – qui déclarait devant la commission d’enquête : « si je ne crois pas en quelque chose, je ne le mets pas sur mes antennes. » [20] Cependant le rapporteur tient à nouveau à rappeler que les fréquences sur lesquelles ces programmes sont diffusés appartiennent au domaine public soulevant des questions quant à la neutralité religieuse des médias.

Le régulateur a été saisi trois fois en 18 mois d’épisodes de l’émission « En quête d’esprit », diffusée sur CNews et Europe 1 en partenariat avec France catholique – dont au total « 179 numéros […] ont été diffusés » [21].

● À l’occasion de la fête de la Saint-Michel le jeudi 29 septembre 2022, CNews a consacré l’émission « En quête d’esprit », à l’archange Saint-Michel et au combat contre les forces du mal. Au cours de l’émission, le présentateur et ses invités ont échangé sur plusieurs questions telles que l’histoire et le culte de l’archange Saint-Michel, la reconnaissance du mal et l’existence du diable, la révolte de Lucifer, la guerre civile entre les anges ou encore le recul du christianisme et le retour du paganisme. Deux sujets, l’un consacré à la polémique autour de l’emplacement d’une statue de Saint-Michel dans la commune des Sables-d’Olonne, l’autre dédié au rôle de l’exorcisme dans la lutte contre le démon, ont par ailleurs été diffusés. Le régulateur n’est pas intervenu auprès de la chaîne au motif que « l’appréciation du respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion porte sur l’ensemble de la programmation d’une chaîne et non sur une seule émission et que la liberté d’expression permet que des croyances, qui peuvent ne pas être partagées par tous, soient débattues. » [22]

● Le 23 mars 2023, l’émission proposait un débat consécutif de l’annonce du Président de la République en faveur de l’inscription du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution. Pour commenter et échanger sur le sujet, le présentateur de l’émission, M. Aymeric Pourbaix, recevait en plateau Mme Pascale Morinière, présidente de la Confédération nationale des associations familiales catholiques (AFC), Mme Laetitia de Calbiac, membre de l’association « Mère de Miséricorde » et Mme Delphine Loiseau, avocate au barreau de Paris. Sept signalements ont jugé l’émission « déséquilibrée et reflétant un parti-pris opposé à l’avortement, sans que différentes positions n’aient été exprimées sur ce sujet sensible ». Des explications ont été demandées à CNews et le 13 juillet 2023, le directeur général de l’Arcom a ensuite saisi le rapporteur indépendant en charge de l’engagement des poursuites et de l’instruction préalable au prononcé des sanctions prises par l’Arcom [23]. Le 7 décembre 2023, le rapporteur indépendant, M. Bertrand Dacosta, Conseiller d’État, lui a répondu en indiquant avoir « pris la décision de ne pas engager de procédure de sanction à l’encontre de l’éditeur » car « Il s’agit d’une émission de débat davantage que d’information, qui vise à apporter un éclairage philosophico-spirituel sur des sujets d’actualité, et donc à exprimer des convictions sur les thèmes abordés, au-delà d’une simple vocation informative, à destination d’un public majoritairement catholique (et le dimanche). Les éléments apportés par la chaine témoignent d’un effort "d’objectivation" du débat, pour en rappeler les sous-jacents : c’est la partie informative (rappel du cadre législatif, statistiques). En revanche, les différents invités étaient tous hostiles à la constitutionnalisation de l’IVG, mais à des degrés et pour des raisons diverses, et sans remettre en cause la loi Veil dans son principe, en tout cas de façon explicite. » [24] ignorant ainsi l’objectif de pluralisme inscrit par le législateur.

● Dans l’émission « En quête d’esprit », diffusé dimanche 25 février 2024 et également consacré au droit à l’IVG, M. Aymeric Pourbaix a présenté à l’écran une infographie citant des chiffres du site Worldometer et assimilant le recours à l’IVG à une cause de mortalité. Le présentateur de l’émission a ainsi présenté l’avortement comme « la première cause de mortalité dans le monde » avec « 73 millions en 2022, soit 52 % des décès ». « Pour le cancer, c’est 10 millions ; et pour le tabac, c’est 6,2 millions », a-t-il ajouté. Le lendemain, la chaîne CNews a présenté « ses excuses » par la voix de sa présentatrice Laurence Ferrari, en déclarant au début de son émission « Punchline » que « La chaîne CNews présente ses excuses à ses téléspectateurs pour cette erreur qui n’aurait pas dû se produire. »

Lors de leur audition devant la commission d’enquête le 29 février 2024, M. Gérald-Brice Viret, directeur général de Canal+ France, en charge des antennes et des programmes est revenu sur cet incident : « Il est important de le dire, nous nous sommes réunis lundi pour comprendre et corriger. Nous nous sommes excusés le soir même dans nos émissions à grande écoute. Laurence Ferrari, Christine Kelly et Pascal Praud ont présenté nos excuses à la suite de cette erreur technique qui n’aurait pas dû avoir lieu. » [25]

M. Serge Nedjar, directeur de la rédaction de CNews, a fourni les explications suivantes : « C’est en effet une erreur inacceptable d’autant qu’il s’agit d’une émission enregistrée. Elle est enregistrée le vendredi et est soumise ensuite à une commission de visualisation – toutes les émissions enregistrées sont regardées et analysées pour s’assurer que le contenu, d’une part, est cohérent avec le sujet, et d’autre part, ne contrevient pas à nos obligations. Lors du visionnage, plusieurs problèmes ont été relevés et nous les avons corrigés. Avec le concours du rédacteur en chef de l’émission, un nouveau montage a été effectué ; nous avons fait une nouvelle version que nous appellerons V2. Il faut savoir que l’émission est codiffusée sur Europe 1 qui doit auparavant la retravailler pour l’adapter au rythme de la publicité sur son antenne. La version V2 a bien été transmise à Europe 1. C’est cette version qui aurait dû passer dans ce que j’appellerai les tuyaux de diffusion de la chaîne pour être diffusée en temps et en heure. Or il se trouve – et c’est là tout l’objet de l’enquête que nous menons depuis le début de la semaine – qu’en raison d’un problème technique, la V2 n’est pas entrée dans les tuyaux ; c’est la version initiale V1, celle que nous voulions bien évidemment bannir, qui l’a été. Le résultat, vous l’avez dit, est un choc très important pour l’ensemble des rédacteurs de la chaîne et pour le public – il y a eu énormément de réactions. C’est une erreur impardonnable d’autant plus qu’elle concerne une émission enregistrée. » [26]

Par ailleurs, il apparaît que la même émission a été diffusée une seconde fois, toujours avec le même montage présentant l’infographie, alors que le problème avait été détecté « lors de la première diffusion. Nous avons passé la journée à nous demander qui, quoi, et pourquoi ? Cela a créé énormément de confusion. C’était aussi un dimanche, un jour qui est un peu plus fragile pour nous. Et "quand ça veut pas, ça veut pas" : c’est également la V1 qui a été diffusée la deuxième fois. Quand je vous dis qu’il s’est passé quelque chose de dramatique et de catastrophique dans cet exercice particulier… Nous ne nous voilons pas la face, nous sommes en train d’investiguer pour savoir s’il a eu une erreur ou un peu plus. » [27]

Le directeur général de l’Arcom a annoncé saisir le rapporteur indépendant des signalements reçus à la suite de cette diffusion.

Le rapporteur avait demandé que tous les éléments de l’enquête annoncée lui soient communiqués. En l’absence de réponse satisfaisante, il a procédé les 25 et 26 avril 2024 à un contrôle sur pièces et sur place au sein du groupe Canal+ dans les conditions prévues par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. À cette occasion, il a pu se faire présenter certains éléments montrant qu’il y avait bien eu un premier montage, puis un second coupant cette séquence à la suite d’observations de la direction en charge de la conformité. À vrai dire, il ne pouvait en douter dans la mesure où deux montages différents avaient effectivement été diffusés. Il reste en revanche circonspect sur les conditions techniques qui pourraient expliquer que ce premier montage ait, du fait des automatismes du système de gestion des documents vidéo propre au groupe Canal+, été diffusé en lieu et place du second montage, même si la diffusion sur Europe 1 démontre que les deux versions ont bien existé.

Le rapporteur note également que l’examen préalable de la conformité du programme aux prescriptions légales et conventionnelles, effectuée par un juriste du groupe Canal+, avait mis en alerte sur plusieurs points problématiques, dont l’absence de personnes exprimant un point de vue favorable à l’IVG et l’infographie « qui pourrait nous être reproché au regard de notre obligation de traitement honnête de l’information. » Il est également stupéfait de voir que le service chargé de la conformité ait pu signaler à la direction de CNews que l’émission était non seulement problématique quant au fond, mais aussi inopportune quelques jours avant l’audition de la chaîne par la commission d’enquête au point de recommander que sa diffusion soit reportée « en apportant quelques ajustements ».

[…]

Surtout, le rapporteur constate avec indignation que le groupe Canal+, tout en faisant mine de satisfaire sa requête lors d’un entretien au siège du groupe, n’a finalement communiqué que certaines des pièces demandées et notamment pas celles qui auraient pu attester que la chaîne avait effectivement diligenté une enquête interne. En particulier, il n’a reçu aucune explication permettant de comprendre comment, après avoir réalisé lors de la première diffusion que le programme n’était pas conforme aux prescriptions légales, CNews a pourtant diffusé une seconde fois le montage fautif, sans qu’une intervention humaine cherche à éviter la réitération de cette diffusion présentée comme malencontreuse.

En l’absence de ces pièces, il est fondé à penser que les explications qui lui ont été fournies lors de sa deuxième visite au siège de Canal+ le 26 avril 2024, visaient plutôt à donner le change qu’à apporter la preuve que les dirigeants de CNews n’avaient pas menti devant la commission d’enquête. En tout état de cause, il est avéré que le groupe Canal+ a, dans le meilleur des cas, traité ce « dérapage » comme un problème technique à résoudre et non comme une enquête interne s’interrogeant sur les responsabilités éditoriales et techniques ayant abouti à cette diffusion.

En effet, au-delà de ces péripéties, le rapporteur rappelle que quarante-huit minutes de cette émission ont été dédiées à des thèses anti-avortement – « L’avortement concerne un être humain que l’on empêche de naître » ; « avorter, c’est contraire à la mission de la femme » ; « l’insatiabilité des promoteurs de l’avortement qui voient tout par le prisme de la femme comme si la femme pouvait être totalement supérieure à son propre corps, à sa propre nature » et que les chiffres et l’infographie avaient bien été préparés par les rédacteurs de l’émission, même si, postérieurement à l’enregistrement, il avait été recommandé par la direction de la conformité de ne pas les montrer cette séquence à l’antenne. Tout cela démontre ainsi une grande cohérence entre le visuel qui a été diffusé et le propos général du programme.

Pour l’ensemble de ces raisons, le rapporteur appelle l’Arcom à intervenir promptement et fermement en vue de réguler ces dérives de nature confessionnelle. Il estime qu’il faudrait ainsi faire du respect du principe de laïcité, incompatible avec de telles émissions, une condition de délivrance d’une autorisation d’émettre sur la TNT privée.

[...]

 
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Notes

[1Commission d’enquête sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre.

[2Conseil constitutionnel, décision n° 86-217 DC Loi relative à la liberté de communication, 18 septembre 1986.

[5Ibid.

[8Ibid.

[12Julia Cagé, Moritz Hengel, Nicolas Hervé, Camille Urvoy “Hosting Media Bias : Evidence from the Universe of French Broadcasts, 2002-2020”. CEPR Workshop on Media, Technology, Politics, and Society, Working Paper, 16 février 2022.

[16Ibid.

[17Selon les dossiers d’instruction et échanges de lettres entre l’Arcom et Mme Ségolène Royal, transmis au rapporteur à sa demande, cette dernière a sollicité le régulateur à plusieurs reprises afin que ses prises de parole ne soient plus créditées au parti socialiste ; ces échanges montrent que cette dernière était au courant de cette situation.

[19Élise Racque « Sur CNews et C8, l’évangile selon saint Vincent Bolloré », Télérama, 9 avril 2024.

[23Document communiqué par l’Arcom à la demande du rapporteur.

[24Document communiqué par l’Arcom à la demande du rapporteur.

[27Ibid.

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