Une fois n’est pas coutume, Éric Brunet aboyait en plateau de « Questions directes » contre un collègue animateur-éditocrate, successeur de David Pujadas au 20h de France 2, Julian Bugier. En cause ? Un écart de langage particulièrement déplaisant aux oreilles d’Éric Brunet, qui donnera lieu à un échange entre les deux journalistes dont nous vous livrons l’intégralité :
- Julian Bugier : C’est vrai qu’il y a une colère sociale, on entendra tout à l’heure, qui seront avec nous, des retraités, des travailleurs précaires, des chômeurs, Isabelle est là aussi pour en témoigner. Il y a une colère aujourd’hui sociale parce que la politique du gouvernement est tournée vers les riches : 10 milliards, je crois, de cadeaux fiscaux, dit la France Insoumise, sur le budget 2018…
- Éric Brunet : Mais pourquoi utilisez-vous ce mot du « cadeau fiscal » ? Non, non, non… [Ironique :] J’aime bien ce mot moi de « cadeau fiscal »… C’est pas un cadeau fiscal !
- Julian Bugier : C’est un élément de langage, vous le savez Éric !
- Éric Brunet : Non, non, non, juste une chose parce que, quand même… L’honnêteté nous oblige quand même à dire que les grosses boîtes étaient beaucoup plus fiscalisées en France que dans le reste de l’Europe et que Hollande, à la fin, à travers le CICE, et Macron désormais, ont baissé la fiscalité. Vous, vous vous permettez de reprendre une terminologie utilisée par l’ultra-gauche qui dit « c’est un cadeau fiscal ».
- Julian Bugier : C’est pour ça que je cite la France Insoumise !
- Éric Brunet : Vous interrogez beaucoup de chefs d’entreprises, ils vous diront pas « c’est un cadeau fiscal », c’est la fiscalité qui ne s’est même pas encore alignée sur les autres fiscalités…
- Julian Bugier : Bon, c’est ma fête ce soir…
- Éric Brunet : Non mais laissez-moi terminer. La fiscalité des entreprises françaises ne s’est même pas encore alignée sur le niveau moyen des entreprises européennes donc il y a beaucoup de gens qui n’utilisent pas le mot de « cadeau fiscal ».
Anecdotique ? Pas tellement. Car cet extrait montre à quel point les tenants de l’idéologie libérale, déguisés en éditorialistes, ne cèdent pas une once de terrain sur la question du langage, et ne tolèrent qu’aucun discours n’empiète un tant soit peu sur le pré-carré lexical – et donc politique – qu’ils déroulent en permanence dans les grands médias. Éric Brunet aurait plutôt dû se réjouir du cadeau qui lui fut gracieusement offert par le service public et qui lui permit de tranquillement distiller sa haine… de l’impôt à une heure de grande écoute, aux frais du contribuable.
Mais parler de « cadeau fiscal » induit une vision du monde qui n’est évidemment pas celle promue par Éric Brunet. C’est précisément ce que l’éditocrate dénonce en rappelant Julian Bugier à l’ordre et en expliquant publiquement à quel point cette expression est « située » politiquement. Lequel plaide coupable avant de se justifier. D’abord en arguant que c’est un « élément de langage » puis en expliquant à quel point l’expression est effectivement connotée politiquement : « c’est pour ça que je cite la France Insoumise ». On attend avec impatience du présentateur du JT qu’il apporte à l’avenir autant de clarifications lorsqu’il reprendra les « éléments de langage » du gouvernement pour parler, au hasard, des futures réformes de santé ou de « l’assurance chômage ».
Passé ce préambule, Éric Brunet tente de rétablir sur cette question un discours qu’il estime plus adéquat. Un discours tout aussi politique, mais qu’il ne va, évidemment, pas décrire comme tel. Car en prétendant rétablir une « vraie » et « honnête » description des réalités sociales à travers un langage « neutre », ou en sous-entendant opposer le « réel » dépouillé de toute connotation politique à ce qui relèverait de la « propagande », Éric Brunet ne fait qu’opposer un langage tout aussi engagé… à droite, et respectueux de la vision du monde et du point de vue… des patrons d’entreprises.
L’enjeu de la bataille médiatique réside précisément dans la naturalisation de la doxa libérale dans la bouche des éditocrates, et, plus largement, des dominants. Que dire des désormais canoniques « plans sociaux » ou « plans de sauvegarde de l’emploi » ? Du fameux « dialogue social », de la « masse salariale », du « coût du travail » et autres « charges sociales » ? Autant d’expressions largement connotées qui se sont imposées comme les seules possibles – tout à la fois normales et neutres – à force d’avoir été rabâchées dans les médias dominants et qui, par leur omniprésence, ont contaminé les discours et les représentations du monde social [1].
Sur toutes les questions, les dominants ont en effet forgé un lexique à l’image de leur vision du monde et de leur politique ayant largement colonisé les grands médias – que l’on pense à l’immigration, à la culture, à la politique internationale, aux conditions de travail, aux relations entre les femmes et les hommes, etc. C’est précisément parce que la question du langage est à ce point transversale et qu’elle participe des phénomènes de domination à l’œuvre dans les médias que notre association cherche à la décortiquer. Un travail que nous mettons en valeur dans nos propres « lexiques », qu’ils concernent la vie politique, les mobilisations sociales, l’Europe, les guerres, mais également à travers de nombreux articles.
Une manière de ne pas céder aux injonctions des grands pontes de l’espace médiatique, qui s’arrogent le droit de décréter ce qu’il est possible de penser, et en quels termes…
Pauline Perrenot