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EN BREF

Bourdieu assassin ?

par Jean Pérès,

Dans Le Canard enchaîné du 11 février 2015, Jean-Michel Thénard, qui fut pendant plusieurs années directeur adjoint de la rédaction du quotidien Libération, présente le livre de son ancien patron Serge July, Dictionnaire amoureux du journalisme. Sans surprise, l’article de Thénard est élogieux, et même encourageant, comme l’indique son titre d’une rare élégance : « Fais péter le dico, coco ! » [1].

Le premier paragraphe dudit article sent bon l’amalgame douteux.
Citons :

Son Dictionnaire amoureux du journalisme arrive à point pour rappeler que les fous de Dieu ne sont pas les seuls à avoir les plumitifs dans leur ligne de mire. Mitterrand et Sarkozy les ont traités de "chiens" et les sommités de tout poil, de Chateaubriand à Bourdieu, n’ont eu que mépris depuis trois siècles pour ces écrivants de l’éphémère, sinon blasphématoires, du moins jamais assez respectueux à leur endroit. De là à les tirer comme des lapins…

C’est dire, sans ambigüité, sans le moindre humour, que les hommes politiques et les intellectuels cités ou évoqués sont, par leurs déclarations et leurs écrits, les équivalents des fous de Dieu… et donc les alliés objectifs des auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo. Rien de moins. Que signifie cette association surréaliste de Sarkozy, Mitterrand, Chateaubriand et Bourdieu, sinon que les politiques comme les intellectuels devront désormais être plus gentils avec les journalistes s’ils ne veulent pas être accusés d’armer la main des assassins ?

Faudra-t-il mettre des gants pour parler des bêtises de Jean-Michel Thénard et de ses confrères ? Faudra-t-il lui signifier avec douceur qu’il n’y a pas trois siècles mais deux entre Chateaubriand et Bourdieu ? Lui dire avec ménagements que Chateaubriand, qui fut plusieurs années journaliste, est plutôt connu pour son ardente défense de la liberté de la presse et des journalistes [2] ? Lui expliquer que Pierre Bourdieu a dit et redit qu’il ne critiquait pas « les » journalistes en tant que tels, et les méprisait encore moins, mais dévoilait les contraintes d’un univers qu’il les invitait à combattre [3] ? Si l’accusation de Thénard s’adresse à des intellectuels aussi hostiles aux journalistes que Chateaubriand et Bourdieu, alors la liste des « sommités de tout poil » doit être longue de la révolution à nos jours. On l’attend avec curiosité (Hugo ? Zola ? Jaurès ?).

Si Jean-Michel Thénard craint tant le mépris, il devrait s’appliquer à moins le mériter.

Jean Pérès

 
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Notes

[1Acrimed rendra compte prochainement de cette somme de 918 pages… dès que l’un de nos rédacteurs aura eu le courage de les lire.

[2Ainsi dans ses Mémoires d’outre-tombe : « J’ai aidé à conquérir celle de vos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse », ou encore cela : « Ainsi les journalistes politiques, à leur naissance, n’ont point été, chez nous, , comme partout ailleurs, de simples raconteurs de nouvelles. Voilà pourquoi il est si injuste d’oublier leur noble origine, de les insulter d’un ton superbe. » (Mémoires éditées par Pourrat Frères en 1838, vol. 28, p. 44). Comme attitude méprisante, il y a pire !

[3« Je peux souhaiter, mais sans me faire beaucoup d’illusions, que mes analyses ne soient pas reçues comme des "attaques" contre les journalistes […] j’espère qu’elles pourront contribuer à donner des outils ou des armes à tous ceux qui, dans les métiers de l’image même, combattent… » (Sur la télévision, Raison d’agir, 1996, p. 8) ou encore : « Dévoiler les contraintes cachées qui pèsent sur les journalistes et qu’ils font peser à leur tour sur tous les producteurs culturels, ce n’est pas, - est-il besoin de le dire ? - dénoncer des responsables, mettre à l’index des coupables. C’est tenter d’offrir aux uns et aux autres la possibilité de se libérer, par la prise de conscience, de l’emprise de ces mécanismes et proposer peut-être le programme d’une action concertée entre les artistes, les écrivains, les savants et les journalistes […] » (Sur la télévision, p. 94).

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