Le 14 octobre 2021, France Stratégie, « organisme d’expertise et d’analyse prospective » travaillant auprès du Premier ministre, a publié un bilan de la réforme de la fiscalité du capital menée par Emmanuel Macron. Il s’agit du troisième rapport de ce comité d’évaluation depuis 2019, chargé de mesurer les effets de la transformation de l’ISF en IFI (Impôt sur la fortune immobilière) et de la mise en place de la « flat tax ».
Comme le souligne Le Monde (14/10) – qui a interrogé plusieurs des co-auteurs – le rapport « livre des conclusions peu encourageantes quant à l’efficacité du fameux "ruissellement" par lequel, assuraient le chef de l’État et sa majorité, les montants moins taxés iraient irriguer l’économie et, ainsi, profiteraient à tous les Français. » Et c’est un euphémisme : les dividendes se sont accrus, ont été davantage investis dans l’immobilier (et non majoritairement pour l’« investissement productif ») et ont été, de surcroît, concentrés « chez les plus aisés : en 2017, 0,1 % de contribuables (38 000 foyers fiscaux) percevaient la moitié des dividendes, soit 7,6 milliards d’euros. En 2019 comme en 2018, cette même proportion de contribuables en perçoit les deux tiers, soit, compte tenu de la forte hausse des versements, 14,9 milliards d’euros. »
Un bilan qui « risque d’être difficile à défendre dans les prochains mois » insiste Alternatives Économiques, et qui, aux dires du Monde, « ne manquera pas de faire débat à six mois du scrutin présidentiel ».
C’était sans compter nos valeureux matinaliers ! Car chez eux, point de débat… Au cours des deux semaines ayant suivi la publication du rapport de France Stratégie, ministres et représentants du gouvernement ont pourtant couru les matinales radiophoniques. Mais nos courageux matinaliers et matinalières ne leur ont pas posé une seule question à propos du bilan de France Stratégie !
Les représentants du gouvernement épargnés
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, premier concerné donc, était par exemple le 18 octobre sur Europe 1 : Sonia Mabrouk a « oublié » le rapport de France Stratégie. Même trou de mémoire chez les confrères de RTL le lendemain face à Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement.
Sur France Info, Marc Fauvelle et Salhia Brakhlia n’ont mentionné les conclusions du rapport ni face à Aurore Bergé (présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée nationale) le 22 octobre, ni face à Amélie de Montchalin (ministre de la Transformation et de la Fonction publiques) le 23.
Le 26 octobre, Gabriel Attal était encore épargné, cette fois sur Europe 1. Aux commandes de la matinale de LCI, Élizabeth Martichoux fut tout aussi intransigeante à l’égard d’Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, invitée le 27 octobre.
Le silence fut également de mise face à Élisabeth Borne (Europe 1, 14/10), Frédérique Vidal (France Info, 15/10), Emmanuelle Wargon (France Info 17/10), Roselyne Bachelot (France Inter, 18/10), Éric Dupond-Moretti (France Inter, 19/10). Si ces derniers sont de fait moins directement « concernés » par les politiques fiscales, ils restent des membres du gouvernement, que les matinaliers interrogent régulièrement sur des sujets qui excèdent leurs strictes compétences, notamment au gré de questions… « d’actualité ».
Les médias avaient-ils d’autres sujets à aborder ? Nous n’en doutons pas ! Il n’en reste pas moins que cette réforme de l’ISF est l’un des piliers de la politique économique du gouvernement. De ce point de vue, matinaliers et matinalières, qui se piquent de « faire de l’information », peuvent-ils se permettre un tel angle mort ?
Les propagandistes en mission pour sauver la politique fiscale d’Emmanuel Macron
Et ce n’est guère mieux du côté des « experts » des matinales, passablement gênés aux entournures. Sur Europe 1, « L’édito éco » n’aborde pas la question. Nicolas Barré aurait eu sans doute plus de mal à rejouer la partition propagandiste livrée l’année précédente à l’occasion de la parution du deuxième rapport de France Stratégie : « Suppression de l’ISF : le bilan est nettement positif » était le titre de sa chronique (9/10/2020), qu’il consacrait à « la chute du nombre d’exilés fiscaux », « le plus spectaculaire dans ce bilan ». Avant de conclure sur un souhait : « Il faut surtout espérer que la prochaine campagne présidentielle ne réveillera pas le vieux débat sur le rétablissement de l’ISF [...]. » Jamais mieux servi que par Nicolas Barré, le gouvernement peut dormir sur ses deux oreilles : le chroniqueur ne prendra pas part au « réveil » de ce « vieux débat ».
Idem du côté de France Info, où « Le décryptage éco » de Fanny Guinochet – ancienne journaliste à L’Opinion et squatteuse de sièges à « C dans l’air » (France 5) – n’a pas abordé le bilan de France Stratégie.
Sur France Inter, le rapport a fait l’objet du « débat éco » du 15 octobre, vendredi saint : c’est le seul jour où Dominique Seux se voit opposer un contradicteur dans la matinale. Mais face à Thomas Piketty, l’éditorialiste des Échos balaye le rapport d’une sentence : « Quand on interroge les spécialistes, ils poussent un énoooorme éclat de rire en voyant ce type de rapports. Et disent qu’évidemment, [les licornes, start-ups valorisées à plus d’un milliard de dollars] ne sont pas parties et elles seraient parties s’il y avait encore l’ISF. » C’est tout ? Quasiment. Sans argument ? Sans argument.
Un peu moins d’arrogance aurait pourtant pu conduire l’éditorialiste à reconnaître ce que son propre journal chroniquait la veille (Les Échos, 14/10) :
Mais l’éditorialiste assène, s’arrange avec les faits et ment par omission. C’est aussi ce à quoi s’attèlent François Lenglet et Yves Calvi sur RTL (15/10). Ça commençait pourtant plutôt bien : « Quatre ans après la réforme, les bénéfices ne sautent pas au visage hein. Les experts de France Stratégie […] n’ont pas constaté d’augmentation significative de l’investissement des entreprises. » Avant de valser dans la mauvaise foi :
François Lenglet : Il faut quand même préciser que l’épidémie est intervenue entre-temps, il est tout à fait possible qu’elle ait brouillé les cartes. Ensuite, la réforme n’a pas été si coûteuse pour le budget parce que les fameux dividendes pour les actionnaires, sur lesquels on avait abaissé le prélèvement, ont fortement augmenté. Comme si les entreprises, en voyant l’impôt diminuer, avaient distribué davantage de dividendes. Du coup, rentrée fiscale en hausse, malgré la baisse de l’impôt. C’est la confirmation sur ce point de la doctrine libérale qui veut que quand l’impôt baisse, le contribuable cherche moins à l’éviter et que donc l’État y perd moins qu’on le redoute. Enfin dernier point : si cette réforme a réinstallé la France dans la moyenne européenne de l’impôt sur le capital, il faut quand même du temps pour que l’image du pays change. Bercy se prévaut déjà de la forte croissance des financements de start-ups en France, c’est spectaculaire cette année, bah il est possible que ce soit un effet indirect de la réforme et c’est quand même important.
Un argumentaire qui ressemble à s’y méprendre aux éléments de langage déroulés par le gouvernement. Se félicitant ensuite du fait que « la France a importé des riches », le duo conclut dans un retournement spectaculaire :
- François Lenglet : C’est le coût politique qui est lourd, pour un exécutif accusé de favoriser les quelques dizaines de milliers de contribuables en haut de l’échelle, dans un pays où on pratique la chasse aux riches avec passion. […]
- Yves Calvi : En tout cas, je retiens cette notion : les rentrées fiscales ont été plus fortes que prévues, malgré la baisse de l’impôt.
Rideau !
Désinformer est un métier. Suite à la publication du rapport de France Stratégie de 2021, matinaliers et experts des radios se sont particulièrement illustrés en la matière. Tous les ingrédients étaient pourtant réunis pour qu’une information digne de ce nom ait lieu dans les médias : un rapport d’une institution officielle, documenté et argumenté ; une réforme majeure voulue par le président de la République ; une pré-campagne présidentielle, où le quinquennat Macron est prétendument « mis en bilan »... Et pourtant, les matinales ont choisi de détourner les yeux, l’éditocratie mobilisant son pouvoir d’agenda pour en exclure la question des inégalités et de la concentration des richesses. Ainsi va le cirque médiatique.
Benjamin Lagues, avec Pauline Perrenot