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« Banlieues » et transformations du journalisme

par Julie Sedel,

Suite et fin de la mise en ligne du dossier du numéro 15 de notre magazine trimestriel Médiacritique(s), consacré aux rapports entre les médias et les classes populaires, après la publication de l’article d’introduction, d’un article du sociologue Vincent Goulet et d’une interview de l’historienne Ingrid Hayes.

Dans cet article, la sociologue Julie Sedel propose une analyse de l’organisation du travail rédactionnel, qui fait apparaître une marginalisation des journalistes de la question sociale au profit des «  faits diversiers  » : symptôme d’une redéfinition des pratiques journalistiques  [1] ?

La position des banlieues dans la hiérarchie des rédactions

Si la «  banlieue  » ne constitue pas, dans tous les journaux ni à toutes les périodes, une spécialité journalistique, le vocabulaire employé pour caractériser le travail en banlieue – «   Terrain miné  », «  bizutage  » – renvoie bien à l’idée qu’elle ne fait pas partie des tâches les plus nobles à accomplir  [2]. Dans la plupart des journaux, ce sont ceux «   qui ont le moins d’expérience  » qui y sont envoyés. Or, parce qu’ils sont jeunes justement, ces journalistes n’ont pas la maîtrise du produit final, celui-ci étant souvent reformulé par la rédaction en chef.

Dans son étude de la rédaction de France  2, Jacques Siracusa a souligné que, de façon générale, les chefs définissaient l’importance d’une information, «  moins parce qu’ils ont les moyens d’abstraire une connaissance du terrain (ou des sources) que parce qu’ils occupent une position de définisseurs de perspective à appliquer au terrain » [3]. Ce principe se retrouve aux différents maillons de la production journalistique. Cela explique, au moins partiellement, qu’à 40  ans passés, couvrir «  la banlieue   » soit considéré comme un échec professionnel par beaucoup de journalistes [4].

La situation des «  banlieues  » dans les rédactions tient aussi à la hiérarchisation des spécialités journalistiques. Le prestige d’une rubrique étant associé aux caractéristiques de l’univers traité et des publics, il n’est guère étonnant de constater que les services dominants sont souvent ceux qui sont dédiés à la politique et à l’économie. Or, les quartiers d’habitat social de banlieue se singularisent par une faible concentration de capital économique, politique et culturel. Aussi, l’absence de profits matériels ou symboliques que les journalistes peuvent retirer de ces sujets et l’intériorisation des routines et des hiérarchies internes, éclairent-ils sur le «   désintérêt   » dont ils pâtissent en dehors des événements exceptionnels. «   Alors, toujours dans tes banlieues ?   », demande non sans dédain à une journaliste chargée de ces questions, un collègue du service politique dans un grand quotidien national.


Deux modèles professionnels ?

On sait que «  les frontières entre services renvoient plus généralement aux orientations éditoriales des entreprises de presse, à la densité des effectifs et à la division du travail, aux rapports de force entre et au sein des services  » [5]. Le découpage des rubriques et des services renvoie également à des principes de vision et de division du monde social particuliers. Les services «   Société  » regroupent une grande diversité de secteurs – le logement, la famille, l’immigration, la police, la justice, le sport, la science – permettant aux rédacteurs de faire valoir leur «  expertise critique  » autour d’une spécialisation d’ordre thématique  [6]. Les Informations générales ou faits divers regroupent ordinairement les départements Police, Justice. La position occupée par ces services dans la hiérarchie rédactionnelle varie en fonction des titres et des périodes. Par exemple, le service «   Société  » a longtemps été le fer de lance de Libération. Inversement, au Parisien, ce sont les informations générales qui constituent le service stratégique.

En fait, la domination des services «  Société  » n’est pas clairement fixée. À la rédaction de TF1, par exemple, les services «  Informations générales  » et «  Étranger   » sont regroupés dans un même service «  Événement   ». À France  2, c’est le service «   Enquête-Reportage   » qui regroupe les anciennes Informations générales  [7]... Certains journaux ont créé leur propre dénomination, comme Le Parisien, à travers son service «  Vivre mieux   » qui rompt avec la vision pessimiste (ou sociale justement) contenue dans le terme «  Société   ». «   Depuis une dizaine d’années, il y a ce que j’appelle "Jean qui rit et Jean qui pleure". "Jean qui rit", c’est "Vivre mieux", avec l’Éducation, la Santé, "Jean qui pleure", c’est nous, les Informations générales. La définition s’est élargie depuis six ans, on a touché de plus en plus de sujets de société ». 

Si l’appartenance à un service «   Société   » ou «   Faits divers   » n’est jamais figée, les journalistes pouvant passer de l’un à l’autre, elle oriente la façon de travailler en banlieue et fonde (au moins partiellement) l’identité des journalistes. Tout se passe comme si les spécialistes des faits divers incarnaient le pôle «   viril  », tant au regard des sources d’information (justice, police, cf. infra) que du vocabulaire et des pratiques utilisées. A contrario, les journalistes de la question sociale représenteraient plutôt les «  aspects “maternels”, protecteurs de I’État-providence  » [8] (au Parisien, le service «  Vivre mieux   » est surnommé «  le service des mamans   »). Aux premiers, la débrouillardise, le goût du risque, aux seconds, la distance, la compréhension.

C’est surtout à travers la façon dont les journalistes accèdent au terrain qu’ils se distinguent. Le fait d’entrer dans les cités HLM dans des circonstances particulièrement dramatiques et de recourir à des méthodes contestées, comme, par exemple, «  mettre le pied dans la porte  », caractérise les préposés aux banlieues, au prisme des «   faits divers  ». Les relations avec les populations sont d’autant plus difficiles que les sources des faits-diversiers (police et justice) ont tendance à ne percevoir ces lieux de vie qu’en fonction de la délinquance. Inversement, les journalistes qui travaillent hors des événements exceptionnels privilégient les élus, les associations et de façon générale, les acteurs qui participent de l’encadrement des classes populaires. L’accès au terrain y est moins un problème dans la mesure où l’information émane davantage de ces acteurs.


Le journalisme en banlieue : un révélateur des transformations du métier ?

Circonscrites aux médias, plusieurs explications permettent de rendre compte de la façon dont les services «   Faits divers   » ont progressivement imposé leur définition de ce qui fait «   événement  » en banlieue et ceci, y compris dans la presse dite «   de qualité  ». L’introduction des techniques de managements au sein des entreprises de presse, et en particulier dans les rédactions télévisées, particulièrement soumises aux impératifs d’audience, ont conduit les dirigeants à réduire la durée des reportages. Ce règne de l’urgence pousse les journalistes à recourir à une information délivrée clé en main par les institutions avec lesquelles ils travaillent, sans procéder à des vérifications élémentaires. Les exigences de réduction des coûts ont également poussé les rédactions à recourir aux «  pigistes   » (ils représentaient presque 20 % des détenteurs de la carte de presse  [9], tous supports confondus), ce qui, comme le souligne Erik Neveu, «  fait peser sur le journalisme une pression salariale à la baisse    » [10].

Ces contraintes, sur fond de dégradation des conditions de travail, poussent les journalistes à adhérer souvent «  par défaut  » au consensus  [11]. Dans le même temps, la population des journalistes a changé : plus nombreux sur le marché du travail (entre 1955 et 1999, le nombre de titulaires de la carte de presse a été multiplié par 4,6 passant de 6.836 à 31.902 journalistes  [12]), ils sont plus jeunes (la moitié des détenteurs de la carte de presse a moins de 50  ans), plus féminins  [13] et plus diplômés. Ils sont également, aujourd’hui, deux fois plus nombreux à sortir d’écoles de journalisme  [14] que leurs aînés. Que le passage par un Institut de science politique constitue la voie royale pour intégrer ces écoles (entre 20 et 60 % des élèves reçus selon les sites et les années contre 7,6 % en 1983) qui alimentent en effectifs la presse nationale politique et parisienne, confirme la proximité (réelle ou souhaitée) du journalisme dominant avec le centre (économique, politique, symbolique) et sa distance (réelle ou souhaitée) à l’égard de la périphérie.

Tire également à conséquence la tendance au journalisme «  polyvalent  » disposant d’un savoir-faire lui permettant de traiter de sujets différents, au détriment d’un journalisme plus spécialisé. L’organisation du travail a en effet été marquée par une désectorisation et la mise en place de pools de journalistes moins spécialisés, en particulier dans les rédactions télévisées  [15]. Le journalisme en banlieue se caractérise par un important turnover empêchant les journalistes de connaître leur sujet, de se constituer et d’entretenir des relations sur le terrain et, ainsi, de se familiariser avec ces lieux et leurs populations. Parallèlement, on observe le fort recul d’un journalisme «   engagé  » au profit d’un modèle «  professionnel  », en même temps que la dimension technique du métier a pris le pas sur la dimension «  intellectuelle  » [16].

Ce processus de «  dépolitisation   » au sens de positionnement par rapport à un parti, à un syndicat (qui n’est pas réductible au secteur du journalisme) oriente le choix des interlocuteurs dans les quartiers d’habitat social, où les «  tranches de vie  » sont préférées aux analyses et aux discours de portée plus générale. Une façon, pour les journalistes, de conserver le monopole de «  l’interprétation des banlieues  » ?

Julie Sedel

 
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Notes

[1Cet article est une version remaniée par l’auteure, Julie Sedel, du troisième chapitre de son livre, Les médias et la banlieue, INA/Le bord de l’eau, 2009. L’ouvrage a été récemment réédité en livre de poche.

[2Everett Hugues a montré comment dans chaque activité professionnelle existaient des tâches plus ou moins nobles à accomplir (Le Regard sociologique, EHESS, 1996).

[3Jacques Siracusa, Le JT, machine à écrire. Sociologie du travail des reporters à la télévision, De Boeck/INA, 2001, p.  44.

[4Sauf pour ceux qui, sortis de leur rédaction pour des postes de contrôle des moyens de production entrent «   dans l’univers de la production personnalisée et signée   » (Siracusa, op. cit., p.  43).

[5Nicolas Kaciaf, Les Métamorphoses des pages politiques dans la presse écrite française (1945-2000), Thèse de science politique, Université Paris-I, 2005, p.  21-22.

[6Jean-Gustave Padioleau, «   Systèmes d’interaction et rhétoriques journalistiques  », Sociologie du travail, 1976, p.  276.

[7Sur le traitement journalistique des sujets «  banlieue   » à France  2, cf. Jérôme Berthaut, «  La mise en images du "problème des banlieues" au prisme de la division du travail journalistique   », Agone, n° 40, 2008, p.  109-130.

[8Érik Neveu, «   Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession  », Politix, vol. 13, no°51, 2000, p.  179-212.

[9Leur part est en réalité bien supérieure : beaucoup d’entre eux ne pouvant effectuer le nombre d’heures suffisant pour obtenir la carte de presse ne sont pas comptabilisés dans ces statistiques.

[10Érik Neveu, Sociologie du journalisme, La Découverte, 2004. Sur la précarité dans l’audiovisuel, cf. Alain Accardo et al., Journalistes précaires, Le Mascaret, 1998.

[11Sur ce point, cf. Accardo et al., Journalistes au quotidien. Outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Le Mascaret, 1995.

[12La période la plus favorable au recrutement, qui se situe entre 1978 à 1992 (15.500 à 27.000 journalistes, soit une augmentation de 57 %), correspond au renouvellement du paysage médiatique audiovisuel français et à l’extension du marché publicitaire. La plus importante progression concerne les médias audiovisuels : 13,5 % des journalistes y travaillent en 1983, 17,1 % en 1990, 20,9 % en 1999 (soit un cinquième de la profession contre un dixième au début des années 1960). Rémy Rieffel, «  La profession de journaliste entre 1950 et 2000  », Hermès, n°35, 2003, p.  49-59.

[13Les femmes représentaient 15 % des journalistes en 1965, puis 20 % en 1974, pour atteindre 39 %, en 1999. Minoritaires dans la presse de province (écrite et télévisée), dans les agences photographiques, elles sont sous-représentées dans les fonctions hiérarchiques et dans certains secteurs.

[1414,8 % des détenteurs de la carte de presse possédaient, en 1999, un diplôme des onze écoles de journalisme reconnues par la convention collective.

[15Guillaume Garcia, Les Causes des « sans   » à l’épreuve de la médiatisation. La construction médiatique des mobilisations sociales émergentes : enjeux et perspectives, Thèse de science politique, Université Paris-IX, 2005.

[16Sandrine Lévêque, Les journalistes sociaux. Histoire et sociologie d’une spécialité journalistique, Rennes, PUR, 2000.

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