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Au nom du sport, L’Équipe célèbre le management d’entreprise : Aulas premier de la classe ?

par Mathias Roux,

Le football, comme d’autres sports, est la proie de la course au profit, avec le concours du seul quotidien sportif. La complaisance de l’Équipe envers le plus grand lobbyiste du football français est désormais officialisée. À en croire la très rigoureuse consultation interne organisée au journal, Jean-Michel Aulas représente l’avenir du football. Les petits clubs et les tribunes populaires peuvent trembler : le quotidien sportif ne pleurera sans doute pas leur dépérissement. Adaptation à la modernité footballistique oblige.

Le vendredi 18 janvier 2008, L’Équipe a publié un classement des présidents des vingt clubs de football de l’élite professionnelle (la première division, rebaptisée il y a quelques années Ligue 1 Orange…). Les suffrages des journalistes de la rubrique « football » ont permis d’établir une hiérarchie fondée sur l’attribution de notes et de mentions comme pour les examens : félicitations du jury, très bien, bien, assez bien, passable, rattrapage, recalés. Loin devant les autres, le président de l’Olympique Lyonnais, Jean-Michel Aulas reçoit la plus haute appréciation avec un 18/20. L’auteur de l’article de présentation de ce sondage interne ne cache d’ailleurs pas que « pour tout avouer, [les journalistes l’avaient] couronné avant même d’entamer la consultation collective.  » - ce qui suppose bizarrement qu’ait eu lieu une consultation avant la consultation…

A la lecture des résultats et de leurs commentaires, le lecteur du journal comme l’amateur de football ne peuvent qu’être surpris : comment l’unique quotidien sportif français (plus de 360000 exemplaires diffusés pour 2 350 000 lecteurs estimés) a-t-il pu ainsi mettre à l’honneur un homme honni par nombre de spectateurs (et supporters) dans tous les stades de France [1]. Connu pour son chantage permanent à la privatisation des compétitions par l’intermédiaire du lobby qu’il préside (Football Avenir Promotion) et sa remise en cause des mécanismes de solidarité entre professionnels et amateurs, J. M. Aulas se signale aussi par sa volonté de limiter l’aléa sportif qui risque de nuire à la rentabilité de sa marque et au cours de l’action du club [2].

Une consultation « façon » doigt mouillé

pour bien capter le sens du vent de la modernité...

L’Équipe, contrairement aux règles en vigueur dans le cas d’un sondage ou d’une notation, ne donne ni le nombre de votants ni le barème ayant permis d’attribuer des points. Pourtant, l’aspect ludique de ce genre de consultation ne justifie pas l’absence d’indication sur la méthode suivie. Ainsi, pour la désignation annuelle du Ballon d’Or (qui « récompense » le meilleur joueur européen), France Football précise toujours avec soin les modalités du vote (effectués par des journalistes professionnels représentant tous les pays de l’UEFA (Union européenne de football association)). Quand cette hiérarchie a explicitement pour but de récompenser ou de blâmer la gestion tant financière et entrepreneuriale que sportive des présidents de club, le moins que l’on puisse exiger est d’en connaître les critères. L’Équipe se contente de mentionner allusivement les éléments d’appréciation très subjectifs de ses journalistes :

« Globalement, nous avions bien classé les présidents qui appliquent les principes de bonne gestion déclamés à longueur d’interview. C’est-à-dire ceux qui évitent de s’immiscer dans les choix de leur entraîneur ; ceux qui s’imposent une gestion financière saine, ceux qui ont un projet lisible pour leur club ; ceux qui ont bâti sur le long terme. Et, enfin, ceux qui ne houspillent pas les arbitres au premier hors-jeu sifflé
 [3]. »

Les principes managériaux et entrepreneuriaux sont donc les critères fondamentaux de l’évaluation, bien avant les « valeurs sportives » que l’on se plaît par ailleurs à invoquer. Pour L’Équipe, un club de football semble être, avant toute chose, une entreprise [4]. La formation de jeunes footballeurs n’est, par exemple, absolument pas prise en compte et évaluée alors que c’est, en France, une obligation faite aux clubs professionnels. La participation ou l’implication des présidents dans l’organisation de manifestations contre le racisme ou la violence dans les stades non plus. Seule compte leur capacité à présenter des bilans équilibrés en fin d’exercice (c’est-à-dire de saison).

A ce titre, il ne viendra à personne l’idée de contester à Jean-Michel Aulas le leadership : brillant patron de l’OL, PDG de la Cegid (son entreprise personnelle de progiciels), sa « gestion » (pour parler comme l’Équipe) est en tout point remarquable. Dans un domaine où la concurrence est effrénée, il s’occupe aussi des comptes des clubs adverses… en essayant de les plomber : le quotidien sportif avait ainsi relaté avec gourmandise les efforts du président de l’OL pendant l’été 2007 pour débaucher la star vieillissante du Paris Saint Germain, Pauleta, à seule fin de faire monter les enchères au moment où celui-ci renégociait son contrat avec son club. Les dirigeants du PSG avaient été obligés de céder aux énormes prétentions salariales du seul joueur encore adulé au Parc des Princes, celui-ci ayant exploité le chantage au départ que lui permettait d’effectuer l’offre de l’OL. Pour tous les observateurs, le seul but de la manœuvre de J.M. Aulas était d’assécher un peu plus les finances du club parisien…

Comme tout grand industriel, J. M. Aulas est un visionnaire et il a un projet « à long terme » bien « lisible » qui semble ravir l’Équipe. Il s’agit d’un nouveau stade qui portera le nom d’une marque commerciale ; financé avec des fonds privés, la gestion sera uniquement et pour la première fois en France du ressort d’acteurs privés eux aussi. Ce dont s’enorgueillit J. M. Aulas qui oublie souvent de préciser qu’il profitera des lourds investissements des pouvoirs publics en matière de transports et d’accessibilité du public (on parle de 250 à 500 millions d’euros). Les Cahiers du football (n°40) soulignent ainsi qu’« en bon libéral. Jean-Michel Aulas s’accommode aisément de ce recours très sélectif aux pouvoir publics. » Et Les Cahiers de préciser : « Dans une interview accordée aux Echos (16 novembre 2007) cela ne l’a pas dérangé de déclarer : “Ce n’est pas au privé de subventionner l’Etat” à propos de la taxe Buffet de 5% sur les droits télé (redistribués au football amateur), puis : “Il serait bon que les infrastructures publiques d’accès soient garanties quand le stade est financé par le privé” »… Ce stade comportera un centre commercial mais, surtout, comme en Angleterre, un nombre très important de loges ou de sièges VIP (autant dire coûteux) afin de faire « cracher » toujours plus de cash à la billetterie. Rappelons qu’en Angleterre, le prix moyen d’une place en Premier League est de 60 euros et que les classes populaires ne peuvent maintenant plus se rendre au stade… Ce qui s’appelle sans doute un projet lisible pour la rédaction de la rubrique « football » de L’Équipe qui consacre ainsi la subordination total du sport à la logique du profit.

Un capitaine (d’industrie) très mauvais perdant

L’Équipe, selon ses propres dires, récompense aussi la gestion des ressources humaines de J. M. Aulas et sa capacité à ne pas mélanger les rôles en laissant à l’entraineur la politique sportive. Pure allégation que les faits tendent plutôt à démentir. Certes, les résultats du club depuis sept ans semblent plaider en faveur du « management » de J. M. Aulas. Mais en vingt ans de présidence, celui-ci a connu dix entraîneurs différents. Ce turn-over permanent des techniciens du terrain situe l’O. L. dans la moyenne des clubs professionnels. Il n’autorise donc pas les journaliste à exonérer J. M. Aulas de toute forme d’intrusion dans les choix du responsable du jeu, source de conflits dans tous les clubs du monde et première cause de l’usure qui pousse présidents et entraîneurs à se séparer plus vite que dans beaucoup d’autres métiers. [5]

Le quotidien sportif, enfin, honore J.M. Aulas au prétexte qu’il fait « partie de ceux qui ne houspillent pas les arbitres au premier hors-jeu non sifflé »… alors qu’il est connu pour être le plus mauvais perdant qu’on puisse imaginer. Comme l’écrivent Les Cahiers du football, « sa hargne anti-arbitral digne d’un supporter de virage » est légendaire auprès de tous ceux qui suivent, de près ou de loin, le Championnat de France et s’intéressent non seulement aux matchs, mais aussi aux commentaires et aux déclarations qui les accompagnent. En février 2001 par exemple, J.M. Aulas est suspendu un mois de vestiaires pour des propos tenus envers un arbitre, accusé de favoriser un concurrent direct pour le titre. Mauvais perdant, il est persuadé que la France entière, détestant les vainqueurs, ne lui veut que du mal. Au lendemain d’une défaite à Caen, il recourt à un huissier de justice pour faire constater l’état de la pelouse. Après un revers en Ligue des Champions, il déclare aux journalistes du Parisien (novembre 2002) venus l’interroger : « Je vois bien de la satisfaction dans vos yeux de nous voir éliminés… » Récemment encore, il agitait le spectre du complot (dont les médias seraient partie prenante) à la suite d’une contre-performance : « Il y a un climat pervers autour de l’O.L. » (L’Équipe, 24 septembre 2007).

Sans états d’âme, L’Équipe a donc choisi de distinguer un patron d’entreprise qui ne se cache pas de vouloir faire du football un secteur à part entière de l’industrie du spectacle et qui use pour cela d’un lobbying acharné et efficace : il a, ainsi, réussi à convertir Jean-François Lamour à l’introduction des clubs en bourse alors que ce dernier y était, au départ, farouchement opposé..

Avouant ainsi les « valeurs » qu’il défend, le quotidien de sport, sous couvert d’information, couronne l’un des principaux artisans de la subordination croissante du sport à des visées financières. Cette normalisation du sport passe, entre autres, par la restriction maximale de l’aléa sportif – le charme de l’inattendu, quand David renverse Goliath – afin de garantir une qualité permanente de jeu et de télégénie : « Désormais, le mot d’ordre va être : plus d’élite et moins de football de masse » (Le Parisien, mai 2003). Ce qui signifie, en clair, l’éviction à terme des petits clubs dont le public aime pourtant tellement suivre les épopées, chaque année en Coupe de France. L’Équipe semble avoir tracé le portrait idéal du président de club du futur. Dans une nov-langue parfaitement calibrée, il sera par exemple capable d’exprimer ce genre d’idées fortes : « Les flux générés par l’O.L. dans la consommation de produits dérivés sont au départ liés aux matchs. Mais ils tiennent ensuite à la marque véhiculée. » (Libération, septembre 2001).

La lecture de la suite du palmarès permet de comprendre la logique qui a prévalu au moment du vote. Le plus vieux président en exercice, Carlo Molinari, dirigeant historique du FC Metz depuis 1967 (excepté entre 1979 et 1980), est classé 15ième sur 20 avec un modeste 10/20 et une mention passable : « La durée des mandats, elle, est une forme de ticket modérateur (sic). Elle justifie la moyenne accordée à Carlo Molinari… » Curieusement, la rédaction ne se demande pas ce que signifie cette longévité pour un club qui connaît des grandes difficultés sportives et financières depuis plusieurs saisons. Cette longévité, pourtant, indique que, dans un contexte économique sinistré et malgré des revers importants, tout le conseil d’administration du FC Metz lui garde sa confiance. Mais ce critère – l’assurance qu’il reste, du moins pour les cadres de son club, l’homme de la situation pour affronter les problèmes – ne compte, visiblement, pour pas grand-chose. La réputation locale d’un Carlo Molinari ne vaut pas beaucoup face au prestige managérial et aux ambitions internationales du tycoon lyonnais.

Qui peut croire qu’en soutenant, à travers J.M. Aulas, la concentration et la financiarisation capitalistes du sport, L’Équipe ne contribue pas à assécher la source qui le nourrit quotidiennement : à savoir, le sport et les composants du plaisir que peuvent y prendre pratiquants et spectateurs ? On pense à la gratuité épique du geste, à la grâce de l’événement et, surtout, à l’incertitude du résultat qui - dans quelle mesure ? - incitent aussi les gens à se déplacer en nombre pour aller voir des compétitions.

L’Équipe baigne dans l’air du temps gouvernemental et se soumet à l’impératif « moderne » qui imposerait d’évaluer tout et n’importe quoi afin de dispenser des satisfecit ou des coups de règles sur les doigts. La dénégation maladroite de la rédaction du journal est une forme d’aveu : « Depuis ce matin, les ministres de la République se sentent moins seuls : les présidents de Ligue 1 aussi sont publiquement évalués. […][La rédaction] a été mandatée par elle-seule, indépendamment de toute pression sarkozyenne. » Pourtant, les participants au scrutin ne sont pas très à l’aise et semblent avoir voté à contre cœur, comme en témoigne la conclusion pour le moins ambiguë de l’article : « J. M. Aulas, qui a de gros défauts […] est un champion hors catégorie. Avec toute la mauvaise foi du monde, nous aurions rencontré d’extrêmes difficultés à ne pas porter le président lyonnais tout en haut de notre hiérarchie {{}} [6] .  » Les amateurs de sport qui refusent encore d’intégrer la nouvelle vision du football représentée par J. M. Aulas cherchent sans doute toujours quelles difficultés déontologiques effrayaient les journalistes de L’Équipe au moment de se livrer à ce plébiscite…

Mathias Roux

 
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Notes

[1Le rédacteur en chef du mensuel Lyon Mag, Thomas Nardone rappelle, dans un entretien aux Cahiers du football (n° 31, décembre 2006), que « quand Lyon joue à l’extérieur, les banderoles ne sont pas tournées contre l’OL [Olympique Lyonnais], mais contre son président ». Sauf mention contraire, les citations sont extraites du magazine Les Cahiers du football n°31, 36, 39. Voir aussi : Thomas Nardone Aulas, l’enquête interdite, Danger public, 2007.

[2Rappelons qu’à ce jour, l’Olympique Lyonnais est le seul club français côté en bourse : au vu des échecs répétés dans les autres pays européens, aucun autre club ne semble vouloir lui emboîter le pas…

[3L’Équipe, 18 janvier 2008.

[4A ce sujet, lire « L’Équipe, l’épique et l’éthique » de Johan Harscoët, Le Monde diplomatique, septembre 2007. Repris ici même.

[5L’Équipe se fait d’ailleurs périodiquement le relais de la chronique des relations ombrageuses entre présidents et entraîneurs tout au long de la saison, à commencer par celles entre J. M. Aulas et son entraîneur Alain Perrin. Le récit, dans le journal, des rumeurs installant A. Perrin sur un siège éjectable à l’automne 2007 avait d’ailleurs entraîné une réaction très violente de J. M. Aulas à l’égard de L’Équipe (qui n’est pas rancunier) : « Quand un journaliste se permet d’appeler Alain Perrin PPH ( “Passera pas l’hiver”), alors que l’équipe est ce soir 4e au classement, c’est une faute professionnelle et déontologique qui ne correspond pas à l’esprit de ce qu’on doit faire quand on est journaliste. Aucune source n’est citée, n’importe qui peut dire ça. N’est-ce pas le journaliste lui-même qui a inventé cette histoire ? Et quand cette information est parue dans France Football, je ne l’ai pas vue mais si je l’avais vue, j’aurais réagi de la même manière […] Ce qui est écrit aujourd’hui, jour de match, dans L’Équipe est inadmissible et scandaleux. Si j’étais directeur de rédaction de ce journal, je prendrais des sanctions ».

[6En gras : souligné par nous.

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