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Arte et la théorie du complot (suite et fin) : un « débat » à sens unique

par Arnaud Rindel, Henri Maler,

Après les documentaires à charge, le débat à sens unique. Après « le grand complot », la grande pensée. Avec Philippe Val, Rémi Kauffer (« écrivain, journaliste ») et Gunther Latsch (« Journaliste, Der Spiegel »).

II. Débat à sens unique

Daniel Leconte ouvre le débat par une question à Rémi Kauffer : « [...] Alors, vous êtes un spécialiste des services de renseignement, vous êtes professeur à Science-Po, vous faites un séminaire intitulé « De la guerre du renseignement à la guerre de l’information », vous êtes vous-même l’auteur d’un livre sur L’arme de la désinformation. Dites nous réellement, alors si réellement les services secrets passent leur temps à comploter ! »

Les secrets des services secrets
« L’expert » se lance : « [...] Je ne pense pas que la fonction principale des services de renseignement des pays démocratiques consiste à comploter contre les citoyens, à essayer de renverser les institutions. Il peut y avoir des bavures, il peut y avoir des erreurs, il peut y avoir des dérives, mais ça n’est pas leur fonction principale. » Une fonction secondaire, alors ? « Cela étant, c’est vrai que pour les services de renseignement, il y a une véritable paranoïa chez beaucoup de gens, assez incompréhensible ». L’expert conclut donc : « il y a une espèce de démission de la raison [...] » Et comme Daniel Leconte s’en prend au « délire absolu » de la thèse qui attribue la mort de Lady Diana aux services secrets, « l’expert » nous rassure : « [...] quand les services de renseignement veulent faire disparaître quelqu’un ils agissent de manière beaucoup plus organisée... [...] et dans les pays démocratiques, ils le font, euh... ils ne le font que sur instructions venant d’en haut. »

Résumons. Pour prouver que les services secrets ne complotent pas dans une démocratie ou contre la démocratie (au choix !), il suffit de résumer la question à un exemple précis (la mort de Lady Diana) et de donner la parole à un « expert », qui nous explique que, effectivement, c’est grotesque, puisque quand ils complotent ils le font de manière beaucoup plus professionnelle. Ah bon, alors ils le font ? Et notre Einstein qui ajoute : « Mais uniquement si le chef de l’Etat leur demande ! » C’est sûr, ceux qui voient des complots partout vont être parfaitement rassurés ! Quant au rôle des services secrets dans la déstabilisation de régimes démocratiques de pays tiers, comme le Chili d’Allende, il n’en sera évidemment pas question.

Enfin, Daniel Leconte, après avoir demandé des comptes à Gunther Latsch sur le succès des thèses conspirationniste en Allemagne, interroge l’un des meilleurs éditorialistes de France.

Un exercice de pensée complexe
Après un début un peu chaotique qui permet pourtant à Philippe Val d’ironiser, comme à l’accoutumée, sur le rôle d’Internet - cette invention satanique - le grand Philippe relie sans sourciller les objectifs avérés des négationnistes au ... complot et aux crimes de Thierry Meyssan :

« [...] Mais, moi, ce que je pense important, c’est que cette façon de mentir, hein, le négationnisme c’est la propagation d’un mensonge, il vise à quoi ? Il vise à actualiser - dans le cas des négationnistes de, de... la seconde guerre mondiale, hein... camps de concentration - il vise à actualiser et à rendre acceptable aujourd’hui les idées nazies. C’est... voilà, c’est le but que ça a, le négationnisme. En niant les crimes, on veut en même temps les rendre... « charmants » et reproductibles. Il faut voir dans la théorie du complot telle qu’elle se développe là dans les films, telle que Thierry Meyssan, tous ces gens la développent, cette théorie... elle a un but aussi cette théorie ! En disant ce n’est pas Al Qaïda, ils essaient d’aider Al Qaïda. Ce sont les vrais propagateurs des idées d’Al Quaïda. Ils donnent des arguments aux sergents recruteurs de Al Qaïda. Ce sont les propagandismes [sic] du terrorisme qui fait des... qui fait tant de victimes parmi les populations civiles comme on l’a vu à Madrid. Ce sont des purs criminels ! Ce sont évidemment des paranoïaques, c’est tout ce qu’on veut, mais en attendant, ce sont des criminels. Parce que leurs idées ne sont pas neutres. Elles ont un but ! »

Mais Philippe Val est un connaisseur. Daniel Leconte se charge de le lui rappeler : il a connu Thierry Meyssan ... Du coup l’enchaînement est tout trouvé et débouche en quelques échanges sur cette série fulgurante : Thierry Meyssan, extrême gauche, haine de l’Amérique, antisémitisme.

_ - Daniel Leconte : Donc il y a dans ces milieux là, j’allais dire dans votre propre camp ! il y a un certain nombre de gens qui ont... qui, qui reproduisent ces délires ! Comment vous expliquez ça ? Comment, comment, à votre avis ils se sont détachés comme ça de la réalité pour aller vers ces délires ?

- Philippe Val : Il doit y avoir beaucoup de raisons personnelles que j’ignore. On ne peut pas faire la psychanalyse d’une personne qu’on connaît pas... intimement, enfin, mais...

- Daniel Leconte : Mais je parle pas d’Meyssan là, mais du phénomène plus général. On l’a vu dans l’extrême gauche par exemple...

- Philippe Val : C’est ce que vous disiez tout à l’heure. Il y a eu, d’abord, la haine de l’Amérique. Mais la haine de l’Amérique, elle se... la rhétorique de la haine de l’Amérique, [levant sentencieusement le doigt]
qui n’a rien à voir avec la critique de la politique américaine

- Daniel Leconte : [Levant le bras en signe d’évidence] Évidemment !

- Philippe Val : la rhétorique de la haine de l’Amérique, c’est la rhétorique d’un, de, de... la haine contre un pays qui euh... s’est constitué sur une immigration... c’est un pays qui est cosmopolite ! Et ça rejoint directement, très vite, la haine du Juif qui symbolise cet homme sans terre, cet homme de diaspora, qui symbolise depuis le Moyen Age le cosmopolitisme.

Intermède sonore pour bien profier de ce qui précède :

« Tout ramène aux Juifs » ... et à l’extrême-gauche
Nouvelle intervention de Gunther Latsch qui expose le cas d’un ancien gauchiste allemand qui milite aujourd’hui à l’extrême droite et « parle du complot juif mondial ». Pourquoi cette évolution ? Gunther Latsh « explique » que, après la chute du mur, plutôt que de remettre en cause les « anciennes certitudes », « [...] on préfère se réfugier dans le confort, et on utilise les catégories d’hier pour essayer de décrypter le monde d’aujourd’hui. Et là, on les retrouve avec Ben Laden, avec les anti colonialistes, ou les anti impérialistes. ». Limpide !

- Daniel Leconte : Justement, vous disiez sur le vieux fond d’antisémitisme qu’il y a évidemment dans les théories du complot, parce qu’il y a toujours...

- Philippe Val : Tout ramène aux juifs

- Daniel Leconte : L’anti-américanisme, et puis il y a l’antisémitisme.

- Philippe Val : même Lady Di, ça ramène aux juifs. Tout ramène aux juifs.

- Daniel Leconte : D’ailleurs il y a un exemple précis, en Egypte, où le protocole des sages de Sion a fait l’objet... ce faux donc, célèbre, a fait l’objet d’une série, donc d’une cinquantaine d’épisodes de 52 minutes, ce qui est : considérable ! C’est-à-dire que c’est un faux à qui on a donné une tribune absolument exceptionnelle. Donc il y a toujours ça derrière. C’est toujours cette idée d’un complot que derrière la politique américaine il y a toujours Israel ou bien que en fait c’est Sharon qui tire les ficelles de la marionnette Bush, quoi, en gros, y a pas... y a toujours aussi cette idée qu’il y a une sorte de complot, comme ça, ou finalement dans le fond, à des années et des années de distance c’est toujours le juif qui retrouve la place centrale.

- Remi Kauffer : C’est la resucée du complot juif mondial pour le contrôle du monde, qui est au cœur du Protocole des sages de Sion, et c’est un truc qui revient en permanence. Mais n’oubliez pas [...] il s’agit là aussi d’un vrai mélange d’anticapitalisme et d’antisémitisme.

- Daniel Leconte : Justement ! Je voulais y venir, [...] dans l’anti-capitalisme - bien qu’il n’y ait pas que ça évidemment - il y a toujours évidemment, il y a souvent en tous les cas l’antisémitisme derrière. Y a ce vieux fond, dans l’anticapitalisme. Et vous nous disiez quand on a préparé cette émission, Philippe Val, avoir eu des échanges très vifs avec certains intellectuels de la mouvance dans laquelle vous êtes, [mais de qui peut-il bien parler...] qui veulent réduire l’explication du monde, comme ça à l’économie, et dans l’économie, à des... à des gens qui tirent les ficelles, quoi en gros, c’est ça ?

- Philippe Val : Oui, bien sûr. Dans les mouvements de la gauche, dite critique, il y a une idée qui est assez répandue, c’est que effectivement il y a un complot des grands intérêts, euh, capitalistes, contre les gens ! Contre leurs droits, contre la démocratie... alors qu’évidemment... il y a une lutte, il y a une conjonction de volonté de temps en temps, qui peut faire qu’effectivement des droits... mais, cette histoire est une vieille histoire à la gauche extrême. On peut le dater de l’affaire Dreyfus. Alors que la gauche s’était mobilisée en grande partie pour Deyfus, l’extrême gauche était contre Dreyfus. Elle était anti-Dreyfusarde parce que Dreyfus était un bourgeois, militaire, et je... c’est une veille histoire de l’extrême gauche.

- Remi Kauffer : Ca, c’est un démon qu’elle n’est pas parvenue à exorciser, hein, ça c’est évident.

- Philippe Val : C’est un démon qu’elle n’est pas parvenue à exorciser, c’est certain

Expliquer les théories du complot par le recours à la théorie du démon et combattre l’antisémitisme par l’exorcisme, voilà qui promet !

Et si vous n’en croyez pas vos yeux, voici la version sonore de cette bouillabaisse où la dénonciation du Protocole des Sages de Sion prépare celle de l’extrême gauche [1].

Haine de la démocratie.
Après une nouvelle intervention de Gunther Latsch sur les Protocoles des Sages de Sion, et les théories du complot juif, cet échange qui permet de boucler la boucle.

- Daniel Leconte : Enfin, il y a plus aujourd’hui seulement les juifs. Y a les juifs, Bush, les Américains, y a quand même aujourd’hui l’accumulation d’un certain nombre de repoussoirs, en fin de compte, dans cette théorie du complot.

- Philippe Val : C’est une haine de la démocratie, et je pense que c’est...

- Daniel Leconte : Alors justement ! Voilà, c’est ça la question.

- Philippe Val : C’est vraiment une haine de la démocratie. De toute façon c’est le point commun, c’est le pot commun. C’est la haine de cette confiance que l’on se fait quand on est dans une démocratie représentative, cette espèce de... ça c’est insupportable évidemment pour les gens qui sont des... les gens qui sont réceptifs à la théorie du complot ce sont des gens qui sont mécontents de leur être, de leur sort, et ce sont peut-être ce que Nietzsche appelle les hommes du ressentiment [Val, en évoquant Nietzsche, affiche un petit sourire de contentement] qui en veulent au monde entier, qui sont dans la haine...

Suit alors un dernier échange où la confusion atteint des sommets. Alors qu’il tente de rappeler que tout ne s’explique pas par la haine de la démocratie, mais qu’il faut aussi tenir compte, par exemple, des mensonges des gouvernants qui alimentent les théories conspirationnistes, Gunther Latsch est « gentiment » invité à se taire, tandis que Daniel Leconte et Philippe Val se coalisent dans la surenchère :

- Daniel Leconte : Parce que pour que ça marche, cette théorie du complot, il faut que la démocratie ne fonctionne pas !

- Philippe Val : Bien sûr.
[...]

- Philippe Val  : Le complot tend à démontrer que la démocratie ne fonctionne pas.

- Daniel Leconte : Voilà !

- Philippe Val : [Bras ouverts en signe d’évidence] Bien sûr.

- Daniel Leconte [Galvanisé par tant d’empressement] : C’est que la démocratie n’existe pas ! Ca... c’est basé quand même sur cette idée [dit-il, avec un regard appuyé à Gunther Latsch]. Sinon il n’y aurait pas de complot. Puisqu’on voit bien qu’en Espagne par exemple au bout d’deux jours !... c’est que je disais tout à l’heure, au bout d’deux jours, y a des policiers qui se sont mis à parler...

- Philippe Val : Ben évidemment ! Evidemment !
[...]

Gunther Latsch, enfin autorisé à s’exprimer, rappelle, entre autres, les « mensonges » (c’est lui qui emploie le mot...) du gouvernement américain qu’il estime être un élément déterminant de la méfiance envers le gouvernement des Etats-Unis.


Rideau !
Sont alors évoqués des émissions « d’infotainment » comme celle d’Ardisson qui a permis à Meyssan de vendre « 130.000 exemplaires » dans la semaine qui a suivi son passage, et le rôle d’Internet. Nous y reviendrons dans d’autres articles.


Puis Leconte s’apprête à conclure : « Merci. [...] Sur des informations comme celles-là, le bon sens, c’est souvent ce qui fait la différence. » Intervient alors Philippe Val, qui visiblement tient à avoir le dernier mot : « ... et puis les leaders des grandes démocraties ont un devoir de vérité. Bush a fait une... alimente cette théorie du complot [Leconte fait un signe de la main pour interrompre Philippe Val] en ayant menti, et ça, c’est assez grave. »

On l’a compris : les adversaires, voire les ennemis, sont d’abord les partisans, de préférence imaginaires, de la théorie du complot. Quant à Georges Bush, c’est un allié potentiel pour peu qu’il cesse de mentir.

Daniel Leconte peut enfin conclure cette soirée mémorable. Gros plan sur Philippe Val, qui arbore un sourire satisfait, visiblement content d’avoir réussi à se réserver la dernière intervention.

A lire également : « Arte et les alter nazis », CQFD n°12, mai 2004.

 
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Notes

[1Enregistrement réalisé sans les coupes signalées dans la transcription écrite, mais avec une coupe importante signalée par un motif sonore.

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