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Des journalistes réactifs

Antoine Spire, critique de Pierre Bourdieu

par Henri Maler,

Sans doute ne peut-on pas juger un nouveau magazine - Médias - sur un seul numéro, surtout quand il s’agit du premier, ni ce même numéro sur un seul article, surtout quand il paraît dans la rubrique " Opinions ". Mais quand Antoine Spire, membre du Comité éditorial, donne ses "opinions" au sujet du livre de Pierre Bourdieu Sur la Télévision, on peut difficilement s’empêcher de se demander pourquoi il cède au rituel de la démarcation, fort en vogue parmi les journalistes de profession, dans le premier numéro d’un magazine dont la plupart des articles restent, pour le moins, consensuels...

L’article s’intitule : "Contre la télévision, tout contre". Mais on ne sait qui parle ainsi, puisque ce ne peut être Pierre Bourdieu qui, lui, a prononcé une conférence sur la télévision, et non contre la télévision... Encore ne s’agit-il ici que du premier d’une longue série de "rectificatifs" rendus nécessaires par les étonnantes approximations d’Antoine Spire. Des approximations qui rendent impossible toute discussion un tantinet sérieuse...

Sous le titre, ce résumé : "Pierre Bourdieu a dénoncé la "corruption de la télé" soumise, selon lui, à la dictature de l’Audimat. Un pamphlet plus qu’une critique vraiment élaborée du petit écran". Or Pierre Bourdieu n’a pas "dénoncé la "corruption de la télé" ", ni même une "corruption structurelle" de la télé, (comme le dit l’article, en plaçant cette fois les guillemets au bon endroit). Il s’est efforcé de diagnostiquer "(...) cette sorte de corruption structurelle (mais faut-il encore parler de corruption ?) qui s’exerce sur l’ensemble du jeu à travers des mécanismes tels que la concurrence pour les parts de marché, (...)" (Sur la Télévision, p. 15).

Et quand on se reporte à la page mentionnée, on comprend que Pierre Bourdieu distingue les formes superficielles de corruption et une corruption structurelle qui, parce qu’elle est structurelle, ne mérite sans doute pas le nom de "corruption"...

Pinaillage sur des détails ? Non car à présenter une analyse comme une simple dénonciation de la "corruption", on en défigure le sens.

 Reste le corps de l’article, dont la première partie s’attarde sur une présentation anecdotique des rapports personnels de Bourdieu avec la télévision. Puis, après avoir mentionné au passage que la critique de Bourdieu n’est pas originale, Antoine Spire en vient enfin à "la question de fond" :

"La question de fond à laquelle Bourdieu ne répond pas, c’est le pourquoi de cette évolution. Suffit-il d’évoquer l’interpénétration de l’univers marchand et du monde médiatique ? (...) Pourquoi les professionnels qui aspirent à créer d’autres programmes sont-ils irrémédiablement évincés de la télévision ?"

Bonnes questions assurément. Mais selon un tour rhétorique usé jusqu’à la corde, Antoine Spire après avoir décrété que la réponse de Pierre Bourdieu est inexistante, pose une question à laquelle lui-même... se garde bien de répondre. Car il lui faudrait alors concéder que les luttes concurrentielles arbitrées par l’Audimat dépendent de l’interpénétration de l’univers marchand et du monde médiatique et expliquent largement la marginalisation ou l’éviction de ceux qui "aspirent à créer d’autres programmes".

Autrement dit, que la réponse de Pïerre Bourdieu est loin d’être dénuée de pertinence.

 Mais, sans transition, Antoine Spire est déjà passé à autre chose : "Curieusement, le concept de "champ" qui structure chez Bourdieu le domaine d’une discipline et englobe des pratiques contradictoires mais aussi dissidentes, n’est pas mis en oeuvre ici."

Laissons de côté cette étrange définition du concept de "champ". Car, "curieusement", l’affirmation d’Antoine Spire est totalement fausse.

Dans l’analyse de Pierre Bourdieu, centrée sur le journalisme télévisé, le concept de "champ" est omniprésent.

Parfois, il n’est pas expressément mentionné - ne lui-a-t-on pas assez reproché la lourdeur de son style ? -, mais il est parfaitement identifiable : "On ne peut pas se présenter ce milieu comme homogène : il y a des petits, des jeunes, des subversifs, des casse-pieds qui luttent désespérément pour introduire des petites différences dans cette énorme bouillie homogène qu’impose le cercle (vicieux) de l’information circulant de manière homogène (...)" ( p.27). Ce "milieu" est un sous-espace du champ journalistique mais - sans s’y attarder, il est vrai - Bourdieu n’oublie pas ce qu’Antoine Spire appelle les "pratiques dissidentes".

Quant au concept de champ, il est encore à l’œuvre, pour qui sait lire, quand Bourdieu évoque les relations de concurrence et les relations de connivence entre les journalistes de télévision (p. 39). Mais, surtout, Bourdieu propose un exposé, certes ramassé mais précis, de ce concept appliqué aux journalismes : un exposé qui couvre deux pages que nous renonçons à citer intégralement (p. 45-47), comme nous renonçons à citer un dernier passage où le concept prétendument absent brille "curieusement"... par sa présence (p. 55-56).

 Mais Antoine Spire a déjà tranché : "Bourdieu produit un pamphlet qui fait l’impasse sur la diversité de la télévision. Celle-ci a tendance à homogénéiser, mais pas au point où il l’affirme."

Peut-être... Mais à condition de ne pas oublier la citation déjà mentionnée sur tous ceux qui "luttent désespérément pour introduire des petites différences dans cette énorme bouillie homogène(...)"

 Antoine Spire, lui, est passé d’une question à une autre... au risque de se contredire.

La question précédente suggère que les "casse-pieds" - comme dit Bourdieu - n’ont guère de place à la télé qui - selon Spire - n’est pas si homogène que ça : "Pourquoi les professionnels qui aspirent à créer d’autres programmes sont-ils irrémédiablement évincés de la télévision ?", demande Antoine Spire.

La seconde question, faussement ingénue, est toute différente : "N’assimile-t-il pas à tort les pratiques de tous les journalistes à celles de tous les animateurs de télé ?"

Bourdieu avait déjà partiellement répondu : il suffit de lire la citation mentionnée plus haut pour comprendre que Bourdieu n’assimile pas "à tort les pratiques de tous les journalistes à celles de tous les animateurs de télé", ainsi que le prétend Antoine Spire sous un point d’interrogation.

 Moins ingénues, les phrases qui suivent la question à laquelle Bourdieu, en quelques mots, avait répondu par avance, résument le propos d’Antoine Spire (et l’indignation de l’ancien producteur d’émission sur France Culture) :
"Le systématisme caricatural de son analyse le conduit à énoncer des conditions d’expression pour chaque invité d’un plateau de télévision. Comme si chacun pouvait exiger de maîtriser les moyens de production : durée, choix du sujet, organisation du plateau. Pierre Bourdieu n’a-t-il pas oublié que ce qui était envisageable pour lui, professeur au Collège de France, ne l’était pas pour n’importe quel invité ordinaire ?"

Le "systématisme caricatural" de cette critique est tel que l’on peut mettre Antoine Spire au défi de la valider par une seule citation, même tronquée. Pierre Bourdieu a si peu "oublié" qu’il lui est arrivé de bénéficier de conditions exceptionnelles... qu’il le dit lui-même. En revanche, à moins que les producteurs et animateurs de télévision entendent user sans limites d’un pouvoir discrétionnaire, voici une exigence légitime : que "n’importe quel invité", même "ordinaire" soit mis en mesure d’évaluer et de contester les contraintes qui pèsent sur ses conditions d’expression.

Que le court ouvrage de Pierre Bourdieu soit discutable, on en conviendra aisément. Encore faut-il commencer par lui faire dire ce qu’il dit...

 Antoine Spire ne se souvient pas du livre écrit par Pierre Bourdieu : il se souvient vaguement de l’impression que lui a procurée sa lecture. Et il semble avoir complètement oublié un point décisif. Si Pierre Bourdieu, aux côtés d’Acrimed, a dénoncé les dérives de France Culture, notablement aggravées avec la programmation imposée par Laure Adler, c’est qu’il avait parfaitement conscience de défendre une sorte d’exception miraculeuse, dans un océan d’asservissement : ces exceptions miraculeuses qu’Antoine Spire désormais cherche du côté d’Arte, des chaînes de cinéma du câble et de certains programmes de Paris Première.

 
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