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Actualité des médias : De pire en pire chez Bolloré, saignées dans la presse écrite, préfecture et police contre le droit d’informer…

par Benjamin Lagues, Jérémie Fabre,

Nous poursuivons notre série d’information mensuelle sur l’actualité des médias avec cette édition revenant sur le mois de mars 2021 [1].

Du côté des journalistes, des éditocrates et de leurs œuvres


- Hiérarchies sarkozystes, rédactions en colère – Lundi 1er mars, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy était condamné à un an de prison ferme pour corruption et trafic d’influence. De nombreux journaux ont alors publié des éditos complaisants, dénonçant une forme d’acharnement de la justice. À la télé aussi, le front sarkozyste était saisissant, comme l’a décrit avec humour Samuel Gontier dans sa chronique sur Télérama (4/03). Dans la presse papier, ces éditos sont restés en travers de la gorge de plusieurs rédactions, et notamment celles du Parisien, Paris Match, Le Journal du Dimanche, Ouest France, La Dépêche ou La Provence. Une réaction salutaire, mais dont nous déplorions la raretéPour Mediapart (12/03), le problème aurait pu être évité par une mesure simple : « Donner un statut juridique aux rédactions, leur conférant des droits moraux et, parmi ces droits, celui d’adouber par un vote leur directeur, ou celui de le révoquer. Lors du vote de la dernière loi sur la presse adoptée au Parlement, la loi Bloche votée sous le quinquennat de François Hollande, cette proposition a été écartée, laissant les mains libres aux milliardaires qui ont fait main basse sur la presse. Cette protection juridique aurait pourtant été précieuse par les temps présents. »

- À 20 Minutes, la rédaction inquiète pour son avenir – Après un plan de licenciement collectif, davantage de chômage partiel. C’est l’avenir qui est actuellement proposé à la rédaction du journal 20 minutes. En retour, les salariés se mobilisent. D’après Libération (12/03), « les élus du comité social et économique de l’entreprise ont voté une motion de défiance contre la direction du quotidien gratuit. Elle a été adoptée par près de 80 % de la rédaction. » Après plusieurs décisions « erratiques » de la part de la direction, le CSE ajoute : « C’est comme si la direction naviguait à vue, il n’y a aucune décision prise avec sérénité et recul. »

- BFM-TV : « L’affaire du restaurant » fait virer un journaliste de Capital Le 3 mars, Le Canard enchaîné révélait une opération de police ayant ciblé un restaurant clandestin, situé au pied du siège d’Altice (BFM-TV, RMC, Libération, etc.) et propriété de Patrick Drahi. Dans la foulée, Capital (3/03) en rajoute une couche. À la suite de cette publication, le journaliste Grégory Raymond – travaillant pour Capital et consultant régulier pour BFM Business – s’est vu interrompre sa collaboration avec la chaîne d’info. D’après Arrêt sur images (12/03), « même la chaîne n’a pas eu son mot à dire, car la décision est venue de très haut, plus précisément du directeur général d’Altice Media, Arthur Dreyfuss – ce proche de Patrick Drahi est également secrétaire général de SFR et directeur de la communication d’Altice Europe. L’entourage de Drahi a en effet une dent contre Capital, dont les enquêtes économiques sur les sociétés du magnat des médias déplaisent fortement. »

- Pression de la préfecture sur France 3, qui obéit – Nouvelle manifestation du mépris habituel du gouvernement pour la presse. Dans un communiqué commun (2/03), les syndicats CGT, SUD, et SNJ de France 3 racontent les faits : « Ce qui s’est passé le 19 février en Franche-Comté fleure bon les années 60 et l’époque où les conducteurs de JT était validés par la préfecture. Ce jour-là, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire devait notamment visiter l’entreprise Crossject d’Arc-lès-Gray. Un déplacement express, décidé au dernier moment, et dont la préfecture de Haute-Saône ne veut pas révéler le contenu aux rédactions. Impossible d’obtenir des précisions, mais le ministère et son relais préfectoral ont décidé que Bruno le Maire serait en direct dans l’édition de la mi-journée de France 3 Franche-Comté. Devant le peu d’empressement de la station de Besançon à répondre, la préfecture change de ton la veille de la visite ministérielle. Elle avertit cette fois des journalistes du bureau de Vesoul qu’elle pourrait bien s’opposer au tournage en cours d’un magazine avec les gendarmes du département, si une équipe n’était pas dépêchée le lendemain. Le 19 février, les spectateurs découvrent donc Bruno Le Maire en direct dans le journal. » Et les syndicats de conclure par deux salutaires rappels : « Les syndicats CGT, SUD, SNJ de France 3 entendent rappeler que nous ne sommes pas des valets de la préfecture. [...] Nous attendons également de notre direction régionale qu’elle rappelle à la préfecture le respect dû au travail des journalistes et à leur indépendance. »

- « Sécurité globale » : la droite et LREM d’accord pour supprimer des libertés fondamentales – La proposition de loi « Sécurité globale » – désormais rebaptisée « Pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés » ! – est sur le point d’être adoptée. La commission mixte paritaire entre le Sénat et l’Assemblée est en effet parvenue à un accord, qui doit être « examiné » par le Sénat le 7 avril. L’AFP (29/03) rappelle notamment que fut actée « la création dans le Code pénal d’un délit de "provocation à l’identification" » des policiers et gendarmes en guise de réécriture de l’article 24. Loin de répondre aux revendications portées par la mobilisation, ces reformulations maintiennent un flou juridique qui ne pourra que nuire à la liberté d’informer, et s’ajoutent à la (longue) liste des dispositions liberticides contenues dans cette loi.

- Départ de la majorité des journalistes de Science et Vie Dans un communiqué (30/03) publié sur Twitter, la société des journalistes de Science et Vie a annoncé la démission collective de la quasi-totalité de la rédaction (neuf journalistes dont cinq titulaires). Résultat : « À l’exception d’un rédacteur (le dernier en poste) nommé rédacteur en chef adjoint, [la nouvelle organisation] se caractérise par l’absence totale d’expertise scientifique au sein de la rédaction. Il n’y a plus d’autres journalistes en interne pour réaliser le travail de veille d’actualité et de cohésion éditoriale, ni pour assurer l’élaboration d’un sommaire équilibré et dynamique. Cette veille se retrouve confiée ainsi que la quasi-totalité de la rédaction des articles, aux journalistes pigistes. » Cette démission s’inscrit dans une lutte de longue haleine contre Reworld Media qui, depuis le rachat du titre en 2019, s’attèle à détruire le journalisme. Si cette décision honore les journalistes, elle consacre hélas la victoire définitive de ce groupe prédateur contre Science et Vie [2]...

- Valeurs actuelles piégé par un internaute – « À Strasbourg, le cri d’alerte d’un professeur face à la pression communautaire qui sévit dans son lycée ». Derrière ce titre de Valeurs actuelles se cache en réalité un canular, dans lequel l’hebdomadaire d’extrême droite a foncé tête baissée ! Le militant Malik Milka a dévoilé la supercherie sur Twitter : « Avec toutes ces fausses informations sur les musulmans, je me suis dit qu’il fallait faire un truc pour montrer qu’en racontant n’importe quoi, on pouvait avoir une tribune. Je me suis souvenu que j’avais un vieux compte. Je change le prénom et la bio, et c’est parti, je deviens prof en ZEP. [...] Je ponds un tweet cliché au maximum et hop ! Damien Rieu [militant d’extrême droite, assistant parlementaire d’un député européen du Rassemblement national] me retweet et me follow. Des comptes identitaires s’y mettent. En moins de 12h, Valeurs actuelles me contacte. [...] Je sors un max de fakes news bien grosses, pensant parfois qu’on allait me griller ». Mais non : l’article a bien été publié, sans que le « journaliste » n’effectue la plus petite vérification ni le moindre recoupement… Le journal a été obligé de présenter ses excuses publiques à ses lecteurs.


Du côté des entreprises médiatiques et de leurs propriétaires


- De pire en pire chez Vincent Bolloré – Encore un très bon mois de mars pour Canal+ ! Signataires d’un communiqué pour « défendre la liberté d’expression et de ton », les soutiens de l’humoriste Sébastien Thoen (viré en novembre 2020 pour avoir moqué une émission de CNews) continuent de subir des pressions de leur hiérarchie. Selon Le Parisien (2/03), « le message pour les troupes : prière de faire amende honorable et de réaffirmer leur loyauté à la chaîne. » Une demande « d’abord requise par écrit, puis finalement au cours d’entretiens individuels. […] "On nous a dit qu’ils attendaient qu’on dise regretter d’avoir signé, en chargeant si possible la SDJ en disant qu’on nous avait un peu forcé la main, explique un journaliste. On nous a signifié que si on ne le faisait pas, on pouvait être considéré comme partant." » C’est ensuite le documentaire « Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste » de Marie Portolano [3] qui est grossièrement censuré par Canal+. D’après Les Jours (21/03) qui a révélé l’affaire, les passages caviardés concernaient « toutes les séquences avec Pierre Ménès », le chroniqueur football de Canal+. Dans un premier temps la chaîne a tout fait pour défendre son chroniqueur, allant jusqu’à lui dérouler le tapis rouge chez Cyril Hanouna, sur C8, une autre chaîne du groupe… Fin mars, Pierre Ménès est finalement suspendu de son émission.

Par ailleurs, le groupe a été condamné à une amende de 200 000 euros par le CSA pour les propos tenus par Éric Zemmour à propos des mineurs étrangers isolés (CNews, septembre 2020). Libération (18/03) note que « c’est la première fois que le gendarme de l’audiovisuel inflige une amende à une chaîne d’information en continu. » Moins d’une semaine plus tard, l’AFP (25/03) rapporte que le CSA a également adressé à la chaîne de Bolloré une mise en demeure « pour ne pas avoir respecté ses obligations de financement de films et d’œuvres audiovisuelles » en 2018 et 2019. Selon les calculs du CSA pour ces deux années, ce sont 11,28 millions d’euros qui ne sont pas allés au « financement de films français et européens, et autres œuvres audiovisuelles "patrimoniales" » [4].

- Représentation des femmes dans les médias : malgré des avancées, le compte n’y est pas – D’après le CSA (4/03), « la part des femmes présentes à l’antenne – télévision et radio confondues – se stabilise à 41 % (contre 59 % d’hommes). » Concernant la présence d’ « expertes », le taux de femmes « continue de progresser significativement (41 %, soit +3 points par rapport à 2019 et +11 points par rapport à 2016). » Ceci étant : « À présence égale, les femmes s’expriment toujours moins que les hommes. Le temps de parole des femmes à l’antenne – télévision et radio confondues – est inférieur au taux de présence [...] : 35 %. »

Une seconde étude, provenant cette fois-ci de l’Ina (4/03) s’intéresse davantage aux contenus diffusés et en l’occurrence, aux sujets relatifs aux violences sexistes et sexuelles. Parmi les constats que dresse l’Ina, trois sont édifiants. Le premier : ces sujets « ne font l’actualité, la plupart du temps, que dans le cadre d’affaires judiciaires traitées comme des faits divers ». Le second : ils ont « représent[é] moins de 1 % des JT (0,89 %) » au cours des 20 dernières années [5]. Le dernier a trait aux très fortes inégalités dans la répartition de la parole : « Dans ces sujets de JT […], on constate l’écrasante domination d’une catégorie, celle des avocats et avocates, qui assurent 50 % des prises de parole. Les hommes et femmes politiques, principalement des membres du gouvernement, viennent en deuxième (16 %) — il s’agit de ministres de la Justice, et, plus récemment, de la secrétaire d’État à l’Égalité, dans le cadre de la « loi Schiappa » contre les violences sexuelles (2018). Les proches des victimes et plaignantes assurent 11 % des prises de parole, les associations militantes 8 % (elles ont surtout été visibles en 2019, grâce au collectif #NousToutes) et les plaignantes elles-mêmes, 6 % seulement. »

- Valeurs actuelles perd son procès bâillon contre le CDJM – Valeurs actuelles (avec le soutien du Syndicat des éditeurs de presse magazine) a perdu son procès contre le Conseil de déontologie journalistique et de médiation [6]. Ledit Conseil rappelle les faits à la suite du verdict (11/03) : « À la suite de saisine d’un lecteur, choqué par un article de Valeurs actuelles dans lequel la députée Danièle Obono était représentée en esclave, enchaînée, fer au cou, le CDJM avait considéré que cet article n’était pas conforme à la déontologie du journalisme. L’hebdomadaire, visé par ailleurs par une enquête préliminaire pour "injure à caractère raciste" du parquet de Paris et par une plainte déposée par la députée Danièle Obono, estimait que l’avis du CDJM interférait dans une procédure pénale. » Le tribunal de Paris n’a donc pas donné raison à Valeurs actuelles, considérant que « le CDJM se plaçait sur le seul plan de la déontologie journalistique. »

- Les Inrocks meurent en silence – Pour la direction, tout va bien. Certes, d’après Le Figaro (24/03), le magazine Les Inrocks deviendra un mensuel à partir de juin 2021. Certes, les suppressions de postes sont probables. Mais les journalistes ne seront pas touchés. Sauf que tout n’est pas dit. Arrêt sur images (27/03) dévoile une réalité différente. D’abord, les suppressions de postes ne sont pas « probables », mais actées : « Lors d’une réunion mercredi 24 mars [...], la direction des Inrocks a informé que six salariés allaient être licenciés : quatre travaillent au sein du service fabrication (maquettes, mise en page) et deux ont des postes administratifs. » Ensuite, si les postes de journalistes ne sont pas officiellement menacés, c’est peut-être parce qu’il en reste très peu : « Depuis [...] mai 2019, la rédaction des Inrocks s’est réduite comme peau de chagrin. Deux éditeurs web sont partis [...] ainsi que la rédactrice en chef du site, Marie Kirschen – en octobre dernier. Dans les trois dernières semaines, c’est la rédactrice en chef adjointe du site, Fanny Marlier, et le dernier journaliste spécialisé dans les questions de société, Mathieu Dejean, qui ont quitté la rédaction. Ces journalistes n’ont pas été remplacés. » Résultat : « Il ne reste que neuf journalistes pour faire tourner le futur mensuel. »


Du côté des publications sur les médias


Note : cette rubrique ne constitue pas une sélection, mais recense les ouvrages parus dans le mois sur la question des médias, qu’il s’agisse de bonnes ou de moins bonnes lectures.


- Brun (Josette), De l’exclusion à la solidarité. Regards intersectionnels sur les médias, Remue-Ménage, mars 2021, 312 p., 20 euros.

- Collectif, Petit manuel critique d’éducation aux médias. Pour une déconstruction des représentations médiatiques, Éditions du commun, mars 2021, 12 euros.

- Passard (Cédric) et Ramond (Denis), De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d’expression, CNRS, mars 2021, 400 p., 25 euros.

- Teret (Thierry), Balades olympiques. Les chemins médiatiques, L’Harmattan, mars 2021, 200 p., 21 euros.

- Villepreux (Olivier), Journalisme, Anamosa, mars 2021, 112 p., 9 euros.

- « Luttes sociales », revue Le Temps des Médias, n°35, mars 2021, 252 p., 25 euros.


Jérémie Fabre, et Benjamin Lagues, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed

 
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Notes

[2À ce sujet, voir notre rubrique consacrée à Reworld Media.

[3Dans lequel des femmes journalistes « Sport » dénoncent agressions sexuelles, misogynie et sexisme ordinaire au sein de leurs rédactions.

[4Le décret du 2 juillet 2010 oblige en effet les « services de télévision diffusés par voie hertzienne » à consacrer un pourcentage minimum de leurs recettes au financement de la production audiovisuelle. Selon l’AFP, qui cite le président du CSA, le manquement de Canal+ « découle d’un "désaccord persistant" entre Canal+ et le régulateur sur le périmètre servant à calculer le montant qu’il doit investir, le groupe en excluant certaines recettes. »

[5Si la tendance est à la hausse, le rythme est très lent : « L’affaire Strauss-Kahn, en 2011, constitue une exception et non un tournant. Cette année-là, si les agressions dont Nafissatou Diallo puis Tristane Banon ont déclaré avoir été victimes suscitent un pic de 1 006 sujets, l’intérêt médiatique est déterminé par la notoriété de l’accusé et le contexte de l’élection présidentielle [...]. La couverture de ces affaires retombe ensuite rapidement. La médiatisation des violences augmente légèrement depuis 2011 et surtout de 2015 à 2018, dépassant la barre des 200 sujets par an, mais à un rythme très modeste. » Et surtout, la médiatisation de « l’affaire DSK » a été une catastrophe sur le plan qualitatif. À ce sujet, voir notre (longue) rubrique.

[6Au sujet de cette instance, lire « Pourquoi Acrimed ne rejoindra pas le CDJM ».

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