Une catégorie fourre-tout ?
Il s’agit donc de délimiter le terme. Et c’est là que les ennuis commencent – liés à la difficulté de définir ce qu’est une « communauté ». L’expression désigne généralement des médias portés et consultés par des personnes liées par une histoire et une culture commune – ou par une communauté d’intérêt. Elle recouvre ainsi une multiplicité, difficilement quantifiable avec précision, de médias de format et d’audience très divers, mais souvent réduits à une échelle très locale [1] (en langue régionale, par exemple), et parfois plus développés – ainsi JeWanda (130 000 abonnés), qui se revendique « dédié aux jeunes Africains et à tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique de près ou de loin » (et en particulier la communauté camerounaise en France), ou plus explicitement RCJ : « la Radio de la communauté juive ».
Mais elle est aussi parfois utilisée pour désigner des médias un peu pas assez blancs, ou qui se réclament d’une religion ou d’une culture non chrétienne ou non occidentale, alors même que ces médias ne s’adressent pas nécessairement à une « communauté » nettement définie – ni sociologiquement ni politiquement. Parfois le seul critère « racial » suffit, même s’il n’est pas toujours assumé, comme chez certains titres de presse féminine tel que Miss Ébène, qui s’adresse aux femmes noires mais qui, dans son sous-titre, se présente comme « le magazine de la femme moderne », sans marquer sa spécialisation dans la beauté noire (une manière, peut- être, de dénoncer l’universalisme blanc qui sévit dans les autres grands magazines beauté de Elle à Cosmo ?).
Le terme de « médias communautaires » couvre donc un large éventail, avec comme critère commun un marquage national, ethnique, culturel, religieux... (assumé ou attribué), selon son rapport à une « norme médiatique » blanche, occidentale, de tradition chrétienne – la messe passe bien sur France Culture.
Où est la communauté dans les médias communautaires ?
Selon l’Unesco, au niveau mondial les médias communautaires sont « en général de petites structures gérées par la communauté, qui dépendent de soutiens locaux, parfois sous forme de publicité, mais qui se manifestent plus fréquemment par les dons et le bénévolat ». On voit que cette définition ne s’applique guère, sauf exceptions, aux médias désignés comme tels en France. Massivement, ces grands médias communautaires fonctionnent selon un modèle commercial, ajusté à leur format, d’abonnements freemium [2] (Asialyst, Zaman France [3]) aux recettes publicitaires (BeurFM [4], BET France [5]). Certaines plates-formes choisissent une formule mixte, comme c’est le cas de Nofi [6] : à la fois média participatif et régie publicitaire qui met en avant « l’audience ethnique » [7] qu’elle touche.
Alors, les médias dits communautaires se placeraient-ils simplement sur un créneau marchand ? Et si c’était le cas, cela les rendrait-il moins légitimes ?
Le cas s’est posé autour de Black Entertainment Television (BET) qui, très attendue en France du fait du succès de sa maison-mère états-unienne, a programmé sa première grille sans personne noire pour présenter ou animer d’émission. Un choix qui a donné lieu à une forte mobilisation (victorieuse) des personnes concernées qui se sentaient exclues de leurs « propres » médias. De manière générale, les médias « communautaires » se montrent en général moins maladroits, et cherchent à associer et à rendre visible leur audience par des témoignages, des contributions, des reportages valorisant leur public.
Un miroir moins déformant
Car c’est bien là que réside la grande force de ces médias. Aux populations minorisées, invisibilisées, stigmatisées, ils redonnent une dignité, une légitimité : ils valorisent leur actualité, répondent à leurs problématiques spécifiques, et offrent même un contre-pouvoir, ou au moins un refuge quand s’abattent dans les médias dominants les campagnes de dénigrement. Dans la pratique, c’est le plus souvent de médias communautaires que proviennent les informations notamment sur les agressions racistes et xénophobes, ou sur les crimes d’État (en particulier les violences policières) [8].
C’est que le « sujet » des médias dominants reste encore et toujours l’homme blanc (hétérosexuel). Les chiffres sont clairs : selon le Baromètre de la diversité du CSA (vague 2015), 13 % de personnes non-blanches apparaissent dans les programmes d’information. De plus, leur représentation médiatique est pour le moins sélective : « leur proportion à exercer des activités marginales ou illégales est quatre fois supérieure à celle des individus perçus comme “blancs” », pointe encore le CSA.
Cela pose la question de la représentation que se font les médias dominants de leur audience. S’il ne semble pas y avoir de cohérence directe entre le public visé et les personnes présentes à l’antenne (puisque la fameuse « ménagère de moins de 50 ans », cible privilégiée des publicitaires, est fort peu présente sur les plateaux), la manière dont on parle de certaines populations est cependant caractéristique. Rejeter dans une altérité menaçante des pans entiers de la société n’est jamais sans conséquence. On sait le rôle que peuvent jouer les grands médias pour attiser les préjugés xénophobes et racistes. On a moins étudié, en revanche, l’impact que peut avoir sur les personnes concernées leur exclusion de l’espace majeur de représentation sociale que sont aussi ces grands médias, en particulier sur la construction de leur identité.
Si les médias communautaires, pas plus que les médias de minorités politiques, ne sauraient constituer un contre-pouvoir en mesure de tenir tête aux grands médias, ils n’en offrent pas moins une soupape, une bouffée d’air, un espace pour exister. S’ils n’ont pas vocation à apparaître comme des médias consensuels – la plupart d’entre eux n’hésitant pas à faire valoir des partis pris, à défendre des normes et des valeurs, quitte parfois à faire polémique en dehors comme à l’intérieur des « communautés » auxquelles ils s’adressent préférentiellement – ils se caractérisent par une certaine bienveillance, bien absente du reste de la sphère médiatique. Celle-ci continue en effet, année après année, de produire un discours sur une identité française blanche, masculine, hétérosexuelle, CSP+, et de tradition chrétienne, au mépris de tous les indicateurs sociologiques [9].
Un décalage qui constitue un enjeu médiatique que l’on pourra résumer (à propos de l’expression de radios « africaines » aussi variées que Africa n°1, Fréquence Paris Plurielle [10], ou Mangambo FM) par « la richesse d’être porteuse d’identité des multiples, et la difficulté de la partager dans une société convaincue de son identité unique » [11].
Car s’il est de bon ton, dans un pays dont on aime célébrer la volonté d’intégration, de condamner les dérives communautaires, les médias qui les nourrissent ne sont peut-être pas ceux qu’on croit.
Chloé Jiro