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Racisme dans les rédactions : la parole à trois concernées

Malgré de timides évolutions ces dernières années, les «  grandes rédactions   » françaises restent très homogènes en termes d’origines socioprofessionnelles et socioculturelles, et paraissent bien souvent presque uniformément «   blanches  ». Problématique en lui-même, cet état de fait a aussi des conséquences sur les orientations éditoriales des grands médias d’information. Pour prendre la mesure de ces difficultés, mais aussi explorer les voies pour les contourner, nous avons rencontré trois journalistes non-blanches qui exercent ou ont exercé dans des médias dominants.

Dolores Bakèla a travaillé en tant que journaliste pour plusieurs grandes rédactions ; elle a co-fondé en septembre  2015 le site L’Afro. Adiaratou Diarrassouba est l’autre cofondatrice de L’Afro ; elle a été freelance pour plusieurs médias, en particulier à la radio et pour Afriscope. Widad Ketfi est journaliste pigiste pour plusieurs grands médias.

NB : cet article est extrait du dossier de Médiacritique(s) n°19, consacré au(x) racisme(s) médiatique(s), toujours en vente sur notre site.

Travailler au sein de la rédaction d’un média dominant

DB : «  Quand je suis rentrée dans ce métier, j’étais encore dans l’idéologie colorblind [1], mais je voyais bien que j’étais en minorité : il y avait un autre journaliste noir, au service des sports, et il est vite parti pour d’autres raisons. Je croyais que tout le monde comprenait ce que ça impliquait d’être noire, les discriminations, le racisme… Donc pour moi, être noire ce n’était pas une question. […] Sur certains sujets, j’avais des réactions différentes des autres. On pouvait en discuter. Quand il y a eu le fameux blackface [2] d’une journaliste de Elle posté sur Instagram, ça m’a interpellée. Mais je travaillais au service culture et n’avais pas la prérogative pour écrire sur ce sujet. Je me suis demandée si je devais quand même le faire, mais je me suis empêchée d’être vocale à ce sujet car j’avais peur de passer pour la Noire qui veut imposer sa vision. J’ai pu en discuter avec une autre journaliste. Dans la rédaction il y avait des gens qui disaient que ce n’était pas raciste. Je ne pouvais pas faire grand-chose, j’étais en contrat d’apprentissage. Il y a finalement un autre journaliste qui a fait un papier d’explication sur ce qu’est le blackface. Moi de toute façon, je n’étais pas censée faire des papiers de société. Quand je suis arrivée au pôle culture, on m’a directement fait écrire sur le rap et le hip-hop. Ça ne m’a pas déplu, j’ai fait et appris beaucoup de choses, mais c’était comme me renvoyer à ma soi-disant culture.  »

WK : «  Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a du racisme au sein des rédactions, c’est rare, mais il y a des préjugés qui influent sur la manière dont les sujets sont traités. Les rédactions sont majoritairement blanches et de catégorie socio-professionnelle similaire, ça a forcément une influence sur la grille de lecture des journalistes. […] Il y a une collègue qui avait fait un sujet sur une association musulmane qui faisait des maraudes. Il se trouve qu’elle est tombée par hasard sur une association musulmane. Le sujet a été refusé, parce que, pour le rédacteur en chef, le sujet n’était pas l’Islam. Sauf que là c’était une association qui faisait des maraudes, simplement. Le musulman en France n’est finalement traité que par le prisme de la problématique de l’islam, il n’est jamais normalisé par les médias. De manière générale, le non-blanc n’est jamais normalisé dans les médias. C’est grave parce que les médias contribuent à créer un imaginaire au lieu de refléter la réalité des Français : noir, arabe, asiatique, blanc, homme, femme, jeune, vieux...  »

AD : «  [À la radio], la rédaction était principalement blanche, ça n’a pas été une surprise pour moi. On sait que c’est le réseau qui marche beaucoup, que le journalisme c’est un métier assez bourgeois. Ma cheffe était métisse, elle a permis d’ouvrir des portes. Elle a permis de faire travailler d’autres journalistes non-blancs, elle a écouté les points de vue.  »


L’influence de la blancheur de la rédaction sur le contenu journalistique

WK : «  Le vrai problème c’est le manque de personnes différentes. Tout le monde partage la même grille de lecture. Il y a des réflexes, des manières de comprendre les choses, qui sont biaisés. On le voit aujourd’hui avec le traitement médiatique de l’Islam qui est catastrophique. Dans un pays normal, Rossignol [3] ne peut pas rester ministre, elle démissionne. Il y a une telle libération de la parole. On peut dire ce qu’elle a dit sans que ce soit condamné ni par les médias ni par les hommes politiques. […] Le fait qu’il y ait peu de journalistes de confession musulmane, ça contribue au fait qu’il n’y ait personne pour dire : "Ce sujet est insultant, il est islamophobe. " […] La composition de la rédaction doit avoir un impact sur le fond, mais ça dépend qui est embauché. Il y a des personnes qui n’ont pas envie de faire de ce qu’ils sont un combat, je peux le comprendre. Le JT de M6 est présenté par une femme noire, Kareen Guiock. C’est important que les infos et le sérieux soit représentés par une femme noire, mais elle n’a pas d’impact sur la représentation des personnes noires, peut-être parce qu’elle n’en a pas envie. Est-ce que les médias sont prêts à embaucher des journalistes qui ont une grille de lecture différente ?  »

AD : «  Le problème ce n’est pas tant la quantité de journalistes non-blancs que la qualité. Il faut que les journalistes non-blancs puissent proposer des choses. Ce n’est pas toujours le cas et c’est frustrant. Le journalisme est un milieu majoritairement blanc. Quand on est en majorité, il y a des questions qu’on ne se pose pas. Si on veut faire un sujet sur le racisme par exemple, le rédacteur en chef va choisir une phrase choc pour le titre. Ou alors il va mettre une citation sans guillemets. Même si ça ne reflète pas l’article. La dénonciation du racisme est ainsi utilisée comme prétexte pour vendre. À la fin, l’article est signé par la journaliste, elle se retrouve en porte-à-faux par rapport à ce qu’elle voulait dire dans son papier, sa parole est confisquée. […] Le problème c’est qu’on ne s’adresse pas aux concernés alors que c’est eux qui pourraient le mieux en parler. Mais dès qu’on les interroge, de manière exceptionnelle, on s’en félicite, on le souligne, alors que ça devrait être normal. Il y a aussi un côté "rats de laboratoire ". Étudier ce que ce que l’on a à dire, le décortiquer, trouver des contre-exemples.  »


Les médias dit « communautaires », une alternative aux médias dominants ?

DB : «  Un média alternatif, ce n’est pas une alternative, mais c’est nécessaire. Parce qu’on étouffe de ne pas lire sur des sujets qui nous sautent aux yeux tous les jours. […] Je voulais pouvoir lire des papiers qui m’intéressent, sur des sujets dont j’ai envie de parler pendant trois plombes. En France, les Noirs sont mis dans une case sociale : la case banlieusard, avec tous les clichés que ça implique. Comme si les Noirs en France ne travaillaient pas, ne faisaient des études, n’étaient pas dans les classes moyennes. On avait l’impression que quand on parlait des Noirs on ne parlait pas de nous. On a fait L’Afro parce qu’il n’y a pas de place pour parler des Noirs en France dans les autres médias, même si on peut distinguer les rédactions traditionnelles comme Le Monde et Libération de médias plus jeunes et qui laissent plus de place comme Buzzfeed ou Mediapart. On traite des sujets qui pourraient être abordés dans n’importe quel titre, du cinéma, de la musique. Pour beaucoup de médias, il y a l’actualité générale, la culture générale officielle, et c’est tout. Mais parler des Noirs en France, c’est aussi parler de l’actualité française. […] L’appellation communautaire renvoie généralement à quelque chose de négatif. On est lues par des gens qui ne sont pas noirs, en quoi est-on communautaires ?  »

AD : «  Tous les médias sont communautaires. Prenez le magazine Elle. Le titre est au singulier, donc ils prétendent s’adresser à la femme française. Or la plupart des photos dans le magazine représentent des femmes blanches. C’est excluant. Nous, on veut parler de la société française, de l’actualité française, ce n’est pas excluant.  »


La diversification des rédactions, quelle réalité ?

WK : «  Le problème avec le terme "diversité", c’est qu’on a l’impression qu’on est du bétail, qu’on n’est pas des Français à part entière. C’est bien de signer une charte [4], mais la question c’est : quel impact les gens ont dans la rédaction ? Est-ce qu’ils sont suffisamment nombreux et écoutés ? Est-ce que ce sont des emplois précaires ?  »

DB  : «  Il faut pousser la diversité bien sûr. Quoique je ne sais pas si j’appellerai ça la diversité ou la normalité. Le mot "diversité " est insupportable. C’est quoi la diversité ? On est déjà tous divers. On nous met encore dans une case. On nous fait comprendre qu’on est différents. […] Le problème, c’est que quand tu cumules, par exemple quand tu es pauvre et noir, tu as l’impression que devenir journaliste c’est le parcours du combattant. Monter à Paris, ça peut se faire dans la violence. Ta famille peut avoir besoin de toi, que tu travailles vite. Par ailleurs il faudrait que tout le monde soit éduqué aux médias. Moi avant, Libération, je n’y comprenais rien. La structure, la pagination, le sens de lecture… […] Les chartes de la diversité, ce sont des effets d’annonce. C’est de la mise en scène. Par exemple imaginons qu’on donne une bourse à un Noir, ou un stage dans une rédaction. Il y a tout un roman qui est construit autour. Ses parents viennent de loin, il est allé à l’école de la République, et ensuite on lui a tendu la main. Ce sont des parcours individuels, qui traduisent mal les difficultés que l’on rencontre en général.  »



Propos recueillis par Emma Hugauld

 
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Notes

[1Le terme «   colorblind   » désigne le fait de ne pas (vouloir) voir la couleur de peau des personnes, malgré son influence manifeste.

[2Une «  blackface   » est le fait de se peindre le visage en noir pour représenter une personne noire.

[3Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, a dit, le 30  mars 2016 sur RMC, à propos des femmes portant le voile : «   Bien sûr qu’il y a des femmes qui choisissent, il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage.  »

[4Il y a eu deux grandes vagues de signatures de «  Chartes de la diversité  » par des groupes de médias : 15 médias audiovisuels en 2010 et 7 médias de presse écrite en 2011. Effets d’annonce ? Le CSA réalise chaque année un «  baromètre de la diversité   », où il ne peut que constater que la représentation des personnes non-blanches à la télévision n’a pas évolué entre 2012 et 2015.

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