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La guerre en direct (2)

Télévisions des guerres qui durent

Quand la guerre est trop longue pourl’Audimat

Des journalistes qui s’ennuient…

Sur le site du Courrier international, le Jeudi 8 novembre 2001, on pouvait lire, sous le titre " La Grande Menace", les réflexions sarcastiques de Raymond Clarinard :

« Si les Américains et leurs alliés piétinent, l’ennui, en revanche, gagne du terrain. Implacable ennemi des médias, il s’infiltre jusque dans les moindres dépêches : le bacille de la lassitude nous grignote méthodiquement et nous pousse au désintérêt. Face à lui, un seul remède, l’escalade de la terreur. Inutile de le nier, on commence à s’ennuyer ferme. Depuis cinq semaines que les bombes tombent sur l’Afghanistan, toujours pas de résultat. Les médias vivent à ce point dans l’urgence qu’ils ne peuvent s’accommoder d’un conflit de longue durée. Pour être intéressante, une guerre doit être rapide et décisive, ce qui est rarement le cas sur le terrain, en dehors de la célèbre guerre des Six-Jours.

(…) Il ne reste que les communiqués officiels à prétendre que l’affaire sera rapidement réglée. "Donald Rumsfeld, le ministre de la Défense américain, déclare que les talibans ont cessé de fonctionner en tant que gouvernement", rapporte le "Financial Times". "Les talibans confrontés à la révolte", clame "The Guardian", qui, rassurant, reprend les propos d’une source proche du ministère britannique de la Défense dont la forfanterie n’est pas sans rappeler celle du taliban cité plus haut : "Les Etats-Unis pourraient être en guerre contre le reste du monde et gagner quand même."

Sans aller jusqu’à envisager une éventualité aussi radicale, les médias évoquent le spectre d’une nouvelle menace, et non des moindre : le nucléaire. Ainsi, l’"Intelligence Digest", publication du groupe du "Jane’s", sous le titre "Le général et la bombe", revient sur les liens inquiétants entre les spécialistes pakistanais de l’atome et les organisations locales proches des talibans. On craint, entre autres, que "l’arsenal nucléaire du Pakistan ne tombe entre les mains de terroristes ou d’éléments protalibans au sein des forces armées du pays". Rien de tel que la grande menace du nucléaire pour relancer l’intérêt défaillant du public. »

(Première publication : 9-11-2001)

Deux Lundi à 20 heures sur TF1

Où l’on commence par voir et entendre, comment, installés dans l’évidence d’une juste guerre et affligés par la banalité des bombardements, le journalisme audimateux est obligé de distraire les télespectateurs par des faits divers specaculaires, au risuqe, parfaitement assumé, de transformeer la guerre elle-même en un concentré de faits-divers.

 Lundi 29 octobre, journal de 20 h sur TF1 : Présentation Jean-Claude Narcy.

Pour ouvrir le journal, deux faits divers :

La fusillade de Tours nous vaut 6 mn 20 d’informations sur "un scénario aussi dramatique qu’inhabituel", comme le dit une journaliste. Récits des faits, témoignages, sujet sur la détention des armes à feu, reportage sur l’auteur de la fusillade. Le simulacre de l’ exaustivité au service d’un fait divers.
L’accident du tunnel du Gothard nous vaut 6 mn d’"informations" qui en enchaînent un "sujet" sur l’accident, un "sujet" sur l’ouverture du tunnel du Mont-Blanc, un "sujet" sur un autre tunnel. D’où il ressort, une deuxième fois, que la sécurité des personnes, décidément, n’est pas assurée.
Enfin, vient la guerre. La mobilisation des "islamistes" de Quetta (2mn40), les funérailles des chrétiens massacrés la veille et un reportage sur la communauté chrétienne de Josesabad (2mn 20), un très joli document de la Marine Nationale (1mn) et, "pour en revenir à la stratégie américaine" comme dit -Jean-Claude Narcy", un "sujet" sur les erreurs de tirs et les risques d’enlisement. Et, pour en finir avec la guere, des images, datées du 18 octobre, dont l’origine est incertaine, mais qui nous assure-t-on, nous montrent où pourraient se cacher les talibans. Qu’est-ce qui ressort de ce patchwork ? Presque rien qui puisse s’énoncer précisément.

Le conflit israëlo-palestinien est expédié en une phrase, avant que commence le récit sur l’accident de Régine Cavagnoud.

30 et 31 octobre : la mort de Régine Cavagnoud occupe plus de 10 minutes au début des JT de TF1. Après ce flot d’émotions, que restera-t-il des nouvelles de la guerre ?

 Lundi 5 novembre, journal de 20 h sur TF1 PPDA est de retour.

Ce qui nous vaut la prestation habituelle du "robinet d’eau tiède" (pour reprendre les termes d’un commentateur dont j’ai oublié le nom). Tout sera dit et dans cet ordre : 1. Guet-apens dans les quartiers sensibles de Nice - 2. Rebondissement dans l’affaire de la Josacyne empoisonnée - 3. Plaintes pour les souffrances infligées à la suite de l’oubli d’une compresse -4. Grève des cliniques privées - 5. Inauguration à l’hôpital Bretonneau - 6. Grève des marins pêcheurs - 7. Prévention de l’épuisement des ressources maritimes - 8. Grève des traminots- 9. Les premières pièces d’Euro chez des "commerçants pionniers" -10 Les pronostics économiques du FMI.

Viennent alors les sujets qui permettent de glisser progressivement, sans soubresauts ni trémolos vers la guerre qui continue :
11. Les new-yorkais et la succession de Giuliani, leur maire - 12. Les difficultés des familles des victimes et les controverses sur l’affectation de l’aide, et, - d’un type de souffrance à une autre- 13. "Pendant ce temps, la course contre la montre engagées par les organisations humanitaires" en Afghanistan.
Il est 20h18 et nous sommes à mi-temps du journal : le pot-pourri d’informations sur la guerre vient de commencer. Après l’humanitaire : 14. Les opérations militaires : quelques informations imprécises sur les bombardements sur fond d’images spectaculaires. Jugez-en : "Regardez bien les images et écoutez : le son et l’onde de choc vont arriver sur la caméra". La guerre comme si nous y étions. Et comme elle se prépare : " 15. Reportage sur une journée dl’entraînements des "rangers américains. 16. Reportage sur la mobilisation des troupes de l’Alliance du Nord. Fin du patchwork. On vous épargne la fin du J.T.

(Première publication : 8-11)

De l’information audimateuse par temps de guerre

Attentifs à l’exactitude des informations (et à leur contraire : les "dérapages"), nombre de critiques de la télévision se réjouissent de la sobriété et de la retenue des informations télévisées .

En l’absence d’informations et d’images "de source indépendante", comme les présentateurs ne cessent de le répéter, les informations sur le nombre des victimes données par les taliban et les images qu’ils consentent à laisser filmer, sont présentées avec toutes les réserves qui s’imposent. Ainsi le conditionnel qui permettait à Jean Pierre Pernaut (par exemple) de chiffrer à plus de 100000 le nombre des victimes civiles parmi les albanophones du Kosovo, permet aujourd’hui de se méfier du chiffre de 1500 quand il vient des autorités de Kaboul. On peut essayer de croire que cette différence correspond à un "progrès", et non au parti pris de maximiser ce qui arrange et de minimiser ce qui dérange...

Quoi qu’il en soit, c’est passer totalement à côté du travail des télévisions que de se borner à constater que les formes les plus outrancières de la propagande et de la désinformation sont plus discrètes. Restent les formes ordinaires et insidieuses, solidaires de la recherche de l’audience à tout prix : l’information pour audimat, l’information audimateuse.

La banalisation de la guerre - qui permet d’accréditer sa légitimité - est le premier effet de son inscription dans le scénario audimateux des J.T ordinaires.

Chaque JT est une succession de petits récits enchâssés dans un grand récit qui abolit toute hiérarchie effective quand elle ne répond pas à des critères émotionnels et efface toute rubrique distincte quand elle risque de briser la continuité d’un belle narration.

Le JT de PPDA est le meilleur dans ce genre. Les informations s’accumulent pour produire un simulacre d’exhaustivité. Elles se distribuent sur un même plan pour produire un simulacre d’objectivité. Elles sont liées entre elles par des transitions qui défient toute cohérence explicative pour produire un simulacre de neutralité.

Voici, en marge de la guerre, quelques exemplaires de ces transitions élégantes. Toujours, dans le JT du 5 novembre présenté par PPDA

 Après un "sujet" sur la maladie du charbon et un autre sur la protection de l’eau : "Toujours dans le domaine de la santé publique" introduit un "sujet" sur ... la grippe et les oiseaux porteurs de son virus.

 Après les oiseaux : "Autre calamité venu du ciel", introduit une brève information sur l’ouragan qui a provoqué d’immenses dégâts à Cuba (et le déplacement de 600 000 personnes), avant de se diriger vers la Floride. Ce qui nous vaut la transition suivante : "Le ciel transatlantique qui reverra bientôt voler Concorde. C’était la rubrique : "le ciel"...

Appliquez cette recette à la guerre en cours, et vous obtenez une arlequinade d’informations recousues à la hâte, de micro-reportages disparates et de brèves guerrières ou diplomatiques.

Dans un tel contexte, où le nivellement des informations et l’effacement des domaines sont la règle, la séquence consacrée à la guerre est d’avance neutralisée. Et les micro-récits qui peuplent cette séquence confirment cette neutralisation des enjeux.

Alignées sur toutes les autres informations de la journées, absorbée par le flux de nouvelles en tous genres, les informations sur la guerre sont par elles-mêmes rendues anecdotiques. La télévision permet alors de vérifier cette règle dont les JT ordinaires des guerres qui durent en sont le plus bel exemple : les informations sans explications sont une forme insidieuse de désinformation.

La banalisation de la guerre et la neutralisation de ses enjeux sont confortées par la spectacularisation. "Regardez bien les images et écoutez : le son et l’onde de choc vont arriver sur la caméra" : c’est ainsi que l’on présente sur TF1 des images de bombardements.

(Première publication : 9-11)

 De bien jolies armées

Faute d’informations suffisamment précises sur les opérations militaires et sur leurs effets, les chaînes de télévision disposent d’images des forces armées et de leurs armes. Ce qui nous vaut de bien jolis publi-reportages, relevés par quelques critiques de télévision.

Ainsi David Dufresne (Libération du 31/10, p. 42) :
"Au 20 heures de TF1, lundi [29 octobre], un excellent publireportage sur la flotte française en mer d’Oman. Un pétrolier tricolore ravitaille un croiseur américain. Mer bleue, ciel sans nuages et, "comme le veut la tradition, les Américains remercient leur fournisseur en leur offrant un petit concert de rock en pleine mer ". Elvis a vraiment tout foutu en l’air le jour ou il est parti au service."

Ou encore sur TF1, Lundi 5 novembre , journal de 13 heures : un reportage sur l’entraînement des "rangers" américains, rediffusé - agrémenté de quelques fragments complémentaires - au journal de 20 h.

(Première publication : 31-10)

 Jusqu’au soir - 9 novembre 2001 - où la prise d’une ville par l’Alliance du Nord remet la guerre à la "Une"...

 
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