Avant d’en venir à l’interview de France Info, il nous faut faire un détour par l’exposition médiatique récente de la CFDT. Europe 1 le 2 mars, RTL le 4, France Info le 11, « Le Téléphone Sonne » (France Inter) le 16, « Le 7/9 » de France Inter le 18, la matinale d’Europe 1 le 20, celle de Radio Classique et « L’interview éco » de France Info le 24 mars, BFM Business le 25 mars, « Vous avez la parole » (France 2) le 26. La matinale de France Info le 2 avril, à nouveau BFM Business le 8 avril, « L’invité d’Yves Calvi » (RTL) le 10, l’invité du 20h de France 2 le 12, « L’invité d’Élizabeth Martichoux » (LCI) le 14, Europe 1 le 20, « RTL Soir » le 22, Radio J le 26, « L’invité de Ruth Elkrief » (BFM-TV) le 27, le JT de 23h de France Info le 30. Et puis la matinale de RCF à 8h10 suivie de celle de France Info le 1er mai, « Questions politiques » sur France Inter le 3, Boursorama le 5, « Les quatre vérités » (France 2) le 6, la matinale d’Europe 1 le 7, France Inter (encore) le 8, la matinale de France Culture le 11 et celle de France Inter le 13 [1]… sans oublier de nombreuses interviews dans la presse écrite : face au Covid-19, Laurent Berger est encore apparu comme le syndicaliste préféré des journalistes et des grands médias.
Rien de nouveau ni de vraiment surprenant du reste : il n’y a pas si longtemps, la mobilisation contre la réforme des retraites donnait une illustration implacable de la capacité des médias – moyennant des pratiques réflexes et une certaine dose d’idéologie – à surexposer le « personnage Berger », dont le rôle médiatique varie en fonction des conjonctures. Mis sur le devant de la scène à un instant T, ses prises de position devenaient l’alpha et l’oméga du débat social dans les médias. Et ce quand bien même ces positions demeuraient – dans le mouvement social précisément – marginales (la focalisation sur la question de « l’âge pivot » fut, à ce titre, un cas d’école.) Un reflet de la réalité ? Non. Sa construction…
C’est que le secrétaire général de la CFDT est un bon client, dont la parole, toujours respectueuse du « dialogue social », entre dans les clous du périmètre médiatiquement acceptable. Laurent Berger ne dépasse pas, et ça, les médias aiment bien. On l’encense d’ailleurs à ce titre (« Il est modeste, fait quasiment l’unanimité autour de lui », disaient de lui Les Échos en mars 2017) quand son homologue de la CGT, Philippe Martinez, est tout aussi souvent accusé « d’être un très très dur » (Yves Thérard, sur Europe 1, le 21 décembre 2019), de représenter « la poupée qui dit non tout le temps » (Wendy Bouchard, toujours sur Europe 1, le 4 janvier 2020) quand ce n’est pas carrément de pouvoir, à lui tout seul, « bloquer la France » (JDD du 1er avril 2018… et ce n’était pas un poisson !).
Un traitement équitable en toute circonstance, que les Unes de presse n’oublient jamais d’illustrer à chaque mouvement social !
Bref : depuis toutes ces années, on l’aura compris : Martinez = blocage = méchant ; Berger = dialogue = gentil.
Dans le monde (à part) des éditorialistes politiques, chaque « crise » pose ainsi la question de la « bascule » potentielle de la CFDT du mauvais côté (soit de la contestation sociale), qui serait perçue comme déterminante (et ensuite commentée comme telle). Un curseur qui jamais ne change. La séquence actuelle est loin d’y couper, tant la crainte du désordre fait frémir la bulle médiatique. L’alignement de certains médias sur le discours officiel, gouvernemental et patronal, est devenu tel qu’ils souhaitent donc s’assurer que leur « chouchou » ne sente pas trop le soufre…
Dans cette démarche, les chaînes de l’audiovisuel public font figure de pionnières. C’est que, le 5 mai, Laurent Berger a provoqué l’émoi en exposant, dans une interview au Monde, ses propositions frissonnantes pour « le monde d’après ». Il y affirme notamment : « Nous aurons besoin d’une autre répartition des richesses et d’une contribution accrue des plus riches. Ça veut dire appliquer aux revenus du capital le même barème que celui des revenus du travail. » [2]. En recevant Laurent Berger le lendemain dans « Les quatre vérités » (émission actuellement commune à France 2 et France Info), l’éditorialiste Gilles Bornstein veut donc en avoir le cœur net : Laurent Berger est-il devenu un dangereux gauchiste ?
Activant son logiciel d’éditorialiste, il s’y emploie, et passera d’emblée une bonne partie de l’interview à jauger le degré d’accord du responsable syndical avec le gouvernement [3]. Florilège :
- Le ministère du Travail a publié un protocole assez long, assez précis pour la reprise. 20 pages, très précises, certains disent même rigides. Est-ce qu’il fallait comme ceci codifier la reprise du travail ?
- Hier, le Président Macron, quand il a visité une école, en a appelé au « bon sens » des Français, disant implicitement : « On ne peut pas tout codifier, on ne peut pas mettre des règles sur tout ». Est-ce que finalement il n’a pas raison, que tout cela doit se faire avec un peu de bon sens ?
- Est-ce que vous avez compris que l’État interdise à des entreprises […] de tester ses salariés sur le lieu de travail ?
Le niveau de critique étant jugé tout à fait acceptable, Gilles Bornstein déroule sans remontrance. Mais arrive le dossier chaud : les propositions houleuses de Laurent Berger dans Le Monde. Et là, Gilles Bornstein fait mine de ne pas y aller avec le dos de la cuillère : « Vous réfléchissez au monde d’après […] et vous avez trouvé une solution finalement assez simple : faire payer les riches ? » lance le trublion. « Vous me caricaturez, ce qui n’est pas votre habitude », répond, un peu interloqué, le leader de la CFDT, qui n’en oublie certes pas les convenances [4]… Pas plus que l’éditorialiste, qui concède une rectification : « Un peu ! »
Le secrétaire général évoque la dette, et explique que la première proposition de son organisation, c’est d’abord d’« isoler cette dette Covid » et de la « mutualiser au niveau des pays européens. » Ah ! Que ça sent bon l’expert sérieux ! Ce que confirme d’ailleurs Gilles Bornstein : « C’est ce qu’essaye de faire le Président de la République. » Laurent Berger finit par aborder la question de « la répartition de la richesse », donc la proposition de la CFDT de « taxer le capital à la même hauteur que le travail » et d’instaurer « des tranches supplémentaires sur les très hauts revenus ».
Là, l’éditorialiste n’est pas loin de suffoquer et pique son coup de colère :
- Gilles Bornstein : Sans vous caricaturer, parce que je vous ai lu attentivement, un contribuable aisé, qui par nature trouve qu’il paye déjà pas mal d’impôts, si on vous lit, il va payer en plus quatre fois : sur les revenus du capital, sur le patrimoine, sur les revenus et sur les successions. Est-ce que ça ne fait pas quand même un petit peu beaucoup ?
- Laurent Berger : Ben… on parle de gens très très riches. Excusez-moi mais vous n’arriverez pas à m’émouvoir.
- Gilles Bornstein : Ce n’est pas une question d’émotion…
- Laurent Berger : Non, c’est une question de solidarité, vous avez raison […] [Et de froncer les sourcils :] Il ne va pas falloir oublier que les inégalités se sont creusées encore pendant ce confinement. Si on veut construire cette société d’après – on a le droit de ne pas le vouloir, c’est un débat, mais moi je le veux – il faut qu’elle soit beaucoup plus juste et qu’on s’inscrive dans la transition écologique. […] Et oui, je continue de dire que la sécession des riches doit cesser. Elle s’est un peu opérée dans les périodes précédentes [en particulier grâce à la suppression de l’ISF, NDLR], et elle doit cesser. Ils doivent contribuer aussi !
Bon, la passe d’armes s’arrête là. Fatigué de jouer le « bad cop », Gilles Bornstein fait la paix avec le dangereux gauchiste et s’assure une bonne fois pour toutes que tout va bien rentrer dans l’ordre :
- Gilles Bornstein : Vous êtes quand même assez conciliant vis-à-vis du pouvoir […]. Vous ne prononcez pas le mot « rétablissement de l’ISF » à l’inverse de la gauche. Est-ce que d’une certaine manière vous voulez redonner sa chance au produit Macron ?
- Laurent Berger : […] Moi vous savez, je ne suis pas dans la polémique stérile, ça ne m’intéresse jamais.
- Gilles Bornstein : Est-ce que vous avez envie de rebâtir, d’améliorer votre relation avec Emmanuel Macron ? [On sent poindre une certaine nostalgie du « bon vieux temps » NDLR].
Un boulevard pour l’interviewé, qui a tout le loisir de vanter le rôle éminemment constructif et démocratique d’une organisation syndicale comme la CFDT (d’ailleurs, « dialogue social » a été prononcé sept fois au cours de l’entretien ; quatre fois pour « négocier/discuter/concerter ») :
Participer à trouver des solutions. […] Pour ça, il faut faire avec les interlocuteurs qui sont en face de nous. Aujourd’hui, le président de la République s’appelle monsieur Macron.
Tout est en en place, l’éditorialiste peut dormir sur ses deux oreilles. Ouf, nous voilà rassurés ! (Presque) comme Gilles Bornstein, on a craint un temps que la CFDT ne se soit « radicalisée »… et que l’éditocrate ne se soit vraiment fâché.
Philippe Merlant et Pauline Perrenot