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Révolutions arabes : Le Monde expertise prudemment ses intellectuels préférés

par Olivier Poche,

Dans Le Monde du 6 février 2011, Thomas Wieder revient dans un long article sur le « silence » des intellectuels « face à la contestation qui gronde dans le monde arabo-musulman ». Le chapeau de l’article, intitulé « À Paris, l’intelligentsia du silence », peut surprendre par son audace peu commune (au Monde) : « Obnubilés par l’islamisme, incapables de penser une démocratie arabe, ou juste ignorants, les intellectuels se font discrets sur les révoltes actuelles ».

La suite ne le précise pas, mais on croit le comprendre : les intellectuels dont parle Le Monde sont les intellectuels qu’on peut lire et entendre partout : les intellectuels médiatiques. Qui d’ailleurs ne resteront pas silencieux bien longtemps. Quant aux autres, ceux qui ne portent pas leurs obsessions en bandoulière et leur ignorance à leur veston – ces chercheurs de tous horizons qui savent de quoi ils parlent ou s’efforcent de s’en donner les moyens, ils n’intéressent pas Le Monde qui, à l’instar des autres médias, se contente d’en sélectionner quelques-uns et réduit au silence tous les autres.

Alors, de qui et de quoi parle-t-on ? Du « silence » – passé, présent ? – des « intellectuels » – des têtes d’affiche médiatiques, ou des autres ? Faute de le préciser, Le Monde entretient la plus grande confusion sur le sujet qu’il prétend traiter : le coiffant d’un titre accrocheur, il parvient sinon à ne rien en dire, du moins à en désamorcer le potentiel critique.

Mais commençons par tirer profit du travail du journaliste du Monde : une analyse critique – ou plutôt une synthèse de critiques – qui n’est pas totalement dénuée de pertinence.


Quelques raisons du prétendu silence des intellectuels médiatiques


L’article s’ouvre sur un résumé de l’attitude des « intellectuels français » – un peu moins va-t-en-guerre que le chapeau : « Applaudir, bien sûr. Se réjouir, évidemment. Mais éviter de s’emballer. Et surtout rester prudent. Face à la contestation qui gronde dans le monde arabo-musulman, les intellectuels français semblent tiraillés entre ces deux injonctions contradictoires ». Et pour analyser ce tiraillement, Thomas Wieder laisse la parole à un certain nombre d’intellectuels qui analysent sévèrement les errements d’autres intellectuels.

Rémy Rieffel juge ainsi que « beaucoup de nos intellectuels sont gênés aux entournures », et Régis Debray ne s’embarrasse pas pour expliquer pourquoi : « Que voulez-vous attendre de gens qui passent leurs vacances dans leur riad à Marrakech ou dans des palaces en Tunisie ou en Égypte ? […] Ils sont tétanisés parce qu’ils ont une trouille bleue de l’islamisme et qu’ils ne savent pas quoi penser de mouvements populaires qui, tôt ou tard, risquent de se retourner contre Israël ».

Et l’article de sérier les raisons, honorables ou « moins flatteuses » de la gêne des « intellectuels d’aujourd’hui » : de la « timidité » liée, pour Jean Lacouture, « à une forme d’“incertitude quant à la tournure que vont prendre les événements” et à la “peur de voir les intégristes triompher” », à l’« aveuglement » dénoncé par Olivier Mongin (« les mêmes qui défendaient les droits de l’homme en Europe de l’Est soutenaient les dictateurs du monde arabe sous prétexte qu’ils étaient des remparts contre l’islamisme »), jusqu’au « préjugé raciste » identifié par Daniel Lindenberg qui, nous prévient Le Monde, « n’y va pas par quatre chemins. “Il faut, hélas, dire ce qui est : beaucoup d’intellectuels pensent au fond d’eux-mêmes que les peuples arabes sont des arriérés congénitaux à qui ne convient que la politique du bâton” ».

Parvenu à ce point, le lecteur de l’article commencera peut-être à se demander qui sont ces « intellectuels français d’aujourd’hui », habitant manifestement « à Paris », qui pour beaucoup d’entre eux seraient mal à l’aise et dont certains posséderaient des riad à Marrakech. Mais le lecteur curieux restera sur sa faim.

Il pourra, certes, se reporter à la fin de l’article, où Thomas Wieder, s’interrogeant à haute voix (« Des intellectuels prisonniers de schémas de pensée qui les rendent peu aptes à penser la nouveauté ? »), s’en va chercher des réponses auprès d’Henry Laurens, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, qui l’éclaire ainsi : « Si les intellectuels médiatiques n’ont pas grand-chose à dire, c’est parce que la plupart d’entre eux continuent de raisonner avec des catégories issues de la guerre froide ». Information importante : les intellectuels silencieux dénoncés par Le Monde sont donc des « intellectuels médiatiques ». Mais encore ? C’est tout, car cet article refuse de nommer ces intellectuels médiatiques englués dans des « catégories issues de la guerre froide ». Il préfère rapporter leurs propos, comme si de rien n’était.


Quelques sentences des prétendus silencieux


Car de qui s’agit-il ? Qui sont ces héritiers de la guerre froide, obsédés par l’islamisme et satisfaits de leur ignorance ? Des naïfs auraient pu songer à un BHL, un Finkielkraut, ou un Glucksmann, par exemple. Et ils auraient eu tout faux, pour deux raisons : ceux-là ne sont ni « silencieux » ni « gênés ». La preuve : ils s’expriment très sereinement dans cet article.

Ainsi, ceux dont Le Monde semble dire qu’ils se taisent, mais que Le Monde se garde bien de nommer, auront à nouveau la parole, et non pour se défendre, puisqu’ils n’apparaissent pas comme accusés. Car Le Monde accomplit ici un tour de force : faire état de critiques portant sur des « intellectuels médiatiques », et donner la parole à certains d’entre eux, en feignant d’ignorer – ou en omettant de le dire explicitement – qu’ils sont, parmi d’autres, la cible de ces critiques.

Mieux : la présomption d’innocence bénéficie à ce point aux accusés qu’à la faveur d’heureuses transitions, ces intellectuels « silencieux » sont même enrôlés dans les rangs des intellectuels « critiques ». Qu’on en juge.

C’est d’abord Alain Finkielkraut qu’on voit donner la main à Régis Debray, grâce à un acrobatique passage de relais à mettre entièrement au compte de l’auteur de l’article. On se rappelle que les rafraîchissants propos de Debray se terminaient par l’évocation de « mouvements populaires qui, tôt ou tard, risquent de se retourner contre Israël ». Et le journaliste d’enchaîner : souvent en désaccord avec Régis Debray, notamment sur la question israélo-palestinienne, Alain Finkielkraut le rejoint sur ce point : “Je dis ‘admiration’, mais je dis aussi ‘vigilance’” […] ». Et d’un.

Au tour de BHL, dont la qualité de « membre du conseil de surveillance du Monde », rappelée par l’auteur de l’article [1], ne saurait garantir un traitement de faveur. Et immédiatement après les propos de Finkielkraut qui a « rejoint » Debray, et estime « maintenant qu’il faut éviter tout jugement définitif », on lit ceci : « Bannir les “slogans simples”, c’est aussi ce que prône Bernard-Henri Lévy. Mais pour le philosophe, cette “indispensable prise en compte de la complexité de la situation” ne saurait être un frein à l’engagement ». Soit dit pour ceux que le titre du Monde aurait pu induire en erreur et conduire à compter BHL parmi cette « intelligentsia » parisienne et timorée, ou « tétanisée » comme le disait Régis Debray.

Dernier exemple, assez probant là encore. C’est cette fois Lindenberg qui pointe les intellectuels ralliés, à la suite du 11 Septembre, au credo néoconservateur « qui veut que l’islam soit le terreau du terrorisme […] Obsédés par la peur de la charia, ils sont pris au dépourvu, comme s’ils n’étaient pas équipés du logiciel leur permettant de comprendre […] ».

Et Le Monde d’enchaîner : « Cet état de “confusion mentale”, André Glucksmann le perçoit également ». Le « perçoit » ou le « ressent » ? Et pourquoi pas « en est atteint » ? La suite semble indiquer que de telles formules auraient été plus appropriées, mais ce n’est pas tout à fait net : « Pour le philosophe, la “surprise” qu’éprouvent, comme lui, beaucoup d’intellectuels ne tient pas seulement au fait que “toutes les révolutions, par nature, prennent les gens de court”. Elle repose, plus fondamentalement, sur “l’idée qu’un tel souffle de liberté semblait impossible dans ce qu’il est convenu d’appeler ‘le monde arabe’” ». Mais qui partageait cette idée, et sur quoi se fondait-elle ?

La suite achève de retourner la situation, puisque le philosophe triomphe de sa « confusion mentale » pour nous offrir une leçon gratuite : « Pour André Glucksmann, cependant, les événements actuels doivent surtout nous conduire à “définitivement nous débarrasser des deux grandes théories en vogue au lendemain de la chute du mur de Berlin”. La première, dite de la “fin de l’histoire” […]. La seconde, dite du “choc des civilisations” […]. “Ce qui se passe aujourd’hui en Égypte rappelle […] que les Arabes ne sont pas condamnés par naissance ou par culture au despotisme”, explique André Glucksmann ». Rappel à destination de ceux qui, comme « nous », furent séduits par cette « idée » que Lindenberg qualifiait de « préjugé raciste », et dont Glucksmann « explique » aujourd’hui la fausseté. Un tel professeur est naturellement au-dessus de tout soupçon.

… À se demander quels sont ces silencieux dont parle Le Monde. Le suspense est insoutenable. Et Le Monde nous dissimule le dénouement.


Ces silencieux d’hier devenus bavards aujourd’hui


Si Le Monde avait voulu analyser « l’intelligentsia du silence », il aurait pu procéder d’une autre manière. Au lieu de donner la parole à des éditocrates omniprésents en leur permettant d’apparaître au-dessus de la mêlée comme s’ils n’en faisaient pas partie, le quotidien de référence aurait pu rappeler quelques-uns de leurs états de service. Qui ne sont pas brillants. Car la question est moins celle du silence actuel des intellectuels pour médias, dont la surface médiatique n’a guère varié depuis la crise tunisienne, que celle de leur silence passé, compte tenu de cette même surface médiatique, sur la réalité de ces régimes dont ils saluent la chute comme s’ils l’avaient appelée de leurs vœux depuis l’origine.

Ainsi, dans la quarantaine de tribunes qu’il a fait paraître depuis 1995 (dont 29 dans Le Monde) et dont nous avons pu retrouver la trace [2], Alain Finkielkraut n’évoque jamais ni « Ben Ali », ni la « Tunisie », ni « Moubarak ». L’« Égypte » apparaît une fois, et une seule, sous sa plume : dans un texte intitulé « Déconcertant progressisme », publié dans Le Monde du 9 octobre 2001, il entreprend de montrer que les islamistes « haïssent l’Occident non pour ce qu’il a de haïssable ou de navrant, mais pour ce qu’il a d’aimable et même pour ce qu’il a de meilleur : la civilisation des hommes par les femmes et le lien avec Israël ». Et à l’appui de cette audacieuse assertion, il évoquait alors le « lien profond, malgré toutes les vicissitudes, entre les États-Unis et Israël », qui a en effet « donné assez de crédit au président Carter pour négocier, en 1978, la restitution à l’Égypte de sa souveraineté sur le Sinaï ». CQFD. Et voilà pour l’Égypte.

On ne peut pas parler de tout ? Alain Finkielkraut trouve cependant le temps d’implorer « Pitié pour les vaches » (en faveur des vaches anglaises menacées d’un « grand massacre conjuratoire » suite à l’épidémie de maladie de la vache folle, le 2 avril 1996) ou de commenter la victoire de l’équipe nationale de football (« Vanité française », le 21 juillet 1998). C’est ce silence-là qui pose problème, bien davantage, en tout cas, que le prétendu silence d’un prétendu philosophe qui anime une émission hebdomadaire sur France Culture [3]. Alain Finkielkraut est d’ailleurs interrogé par Libération, le 3 février, avant de pouvoir se défendre, donc, dans Le Monde du 6 février, d’accusations que personne ne formule explicitement, du moins dans les médias dominants. Le lendemain, il est invité par Yves Calvi dans « Mots croisés ».

André Glucksmann, lui, est l’auteur de 93 articles, dont 10 tribunes publiées par Le Monde. Lui non plus ne cite jamais Ben Ali ni Moubarak. Mais s’il n’évoque pas la Tunisie, il parle de l’Égypte à plusieurs reprises. Pour en dire quoi ? Le 4 avril 1998, dans une tribune co-signée avec Romain Goupil dans Le Monde, il rappelle que dans le Fis, « Le i (d’islamiste) qu’invoquent les groupes mortifères sévit en Afghanistan, Égypte, Iran, Soudan... et couvre des abominations non moins innommables ». Le 1er septembre 2002, questionné par Les Echos, il s’interroge : « Oublie-t-on qu’Al-Qaeda recrute des fils de bonne famille dans les couches les plus occidentalisées d’Arabie et d’Egypte ? »

C’est presque tout : l’Égypte réapparaît deux fois, à quelques mois d’intervalle, dans un procédé typiquement éditocratique : l’autoplagiat à vocation pédagogique. Dans une tribune confiée au Figaro, le 24 septembre 2007, Glucksmann met en garde : « l’idée que la bombe iranienne serait sans conséquence pour la paix du monde relève de la plus ignare des fantasmagories, d’autant que l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Égypte n’entendent pas subir l’hégémonie nucléaire iranienne sans, à leur tour, transgresser le traité de non-prolifération (TNP). Attention aux dégâts ! » Et le 21 décembre 2007, interrogé cette fois par Libération, il revient à la charge. Détail piquant, il répond à une question portant sur la politique sarkozyste en matière de droits de l’homme : « On est quand même loin des principes martelés pendant la campagne électorale. Qu’en pensez-vous ? » Réponse : « Les principes des actions éclairées par les droits de l’homme, nous fûmes quelques rares, depuis trois décennies – Foucault, Kouchner, BHL et d’autres – à en expérimenter et analyser les méthodes. […] Nous avons besoin d’une sorte d’échelle de Richter des conflits, comme il en existe pour les séismes. Elle permettrait de hiérarchiser à partir du pire les horreurs, les risques et les urgences. Les défis immédiats : le Darfour, la Birmanie, le Liban et toujours le Caucase, entre autres crises potentiellement exterminatrices ; la prolifération nucléaire. En tête, l’Iran, qui conjugue les deux risques : volonté d’extermination d’Israël et proliférante bombe apocalyptique (ni l’Arabie Saoudite, ni l’Égypte, ni la Turquie ne laisseront l’Iran accaparer seul un tel avantage stratégique). » Juché sur son « échelle de Richter des conflits », Glucksmann aurait-il mieux perçu les « défis » posés aux défenseurs éclairés des droits de l’homme par l’Égypte ou la Tunisie ?

Peut-être, mais là n’est pas le problème. Dans une (silencieuse) tribune publiée le 7 février 2011, et intitulée « Qui dit révolution ne dit pas d’emblée démocratie », Glucksmann en pointe un autre, autrement plus grave : « Une révolution surprend le monde, ceux d’en haut pris de panique, ceux d’en bas qui n’en reviennent pas de vaincre minute après minute leur peur, ceux de l’extérieur – experts, gouvernements, téléspectateurs, moi-même – culpabilisés de n’avoir pas prévu l’imprévisible. D’où le crêpage de chignon français qui agite Clochemerle : la droite a fauté, tambourine la gauche, qui oublie soigneusement d’expliquer pourquoi Ben Ali (et son parti unique) restait membre de l’Internationale socialiste, tout comme Moubarak (et son parti monocratique). Le premier fut radié le 18 janvier, trois jours après sa fuite. Le second, le 31, sur les chapeaux de roue. Nul ne leva le lièvre. Pas la presse, négligente  ». Glucksmann lui, on l’a vu, ne néglige rien. Un médiacrate, c’est bien connu, ça ose tout.

Quant à Bernard-Henri Lévy, signataire de 474 textes parus dans les médias depuis 1995 [4], il ne se signale pas non plus par son attention au sort des peuples tunisien ou égyptien, livrés à des autocrates dont il saluera la chute avec l’enthousiasme des fraîchement convertis. Ben Ali, Tunisie ? Connaît pas, manifestement. Avant janvier 2011, en tout cas, BHL n’en parle jamais. Et puis, soudain, tout change...

Le 13 janvier 2011, le site de la revue de BHL, La Règle du jeu, diffuse le message suivant : « Hackers de tous les pays, unissez-vous, continuez à hacker et bloquer les sites officiels de Ben Ali ». Le lendemain, le dictateur s’enfuit de Tunisie. Une semaine plus tard, BHL tire les « Leçons tunisiennes » [5] : « Le moteur de cette révolution, ce ne fut évidemment pas le prolétariat. [...] Non. Ce sont les internautes. [...] Ce sont les Anonymous, ce groupe de hackers que ma revue, La Règle du jeu, a soutenus et qui, lorsqu’ils ont compris que la cyberpolice allait réduire à néant cet espace de cyberrésistance, ont attaqué les sites officiels du régime et bloqué la machine étatique ». Bref, BHL a fait tomber Ben Ali.

Après un tel exploit, il ne reste plus qu’à réécrire l’histoire, dans le bon sens… Le 10 février 2011, dans son « bloc-notes », BHL répond indirectement à l’article du Monde (qui ne le visait pas directement) : « C’est étrange, ce besoin qu’ont certains de dire que les intellectuels seraient “embarrassés” par la révolution en cours dans le monde arabe. Les intellectuels en général, je ne sais pas. Mais pour ce qui me concerne, les choses sont assez claires. J’ai salué, dès le premier jour, le vent de liberté qui a commencé par souffler en Tunisie  ». Dès le premier jour, vraiment ? Entre le 19 décembre (début des manifestations) et le 14 janvier (départ de Ben Ali), BHL a publié 10 articles sur le site de La Règle du jeu, qui signale méthodiquement toutes ses interventions. Aucun ne concerne les événements qui ont lieu en Tunisie.

Quant à l’Égypte de Moubarak, elle est régulièrement citée dans les papiers de BHL. Souvent pour évoquer « des organisations qui, de l’Égypte aux Philippines, terrorisent le monde musulman », parfois pour évoquer « l’opinion arabe éclairée » : presque toujours pour parler de l’islam, entre fanatisme et modération, selon les besoins du jour. Et jamais pour parler de la réalité concrète de sa situation politique, économique, sociale. Sauf une fois : à propos de la possible nomination de Farouk Hosni, égyptien dont BHL et quelques autres ont tout fait pour empêcher la nomination à la tête de l’Unesco. Cette campagne donne à BHL l’occasion de dénoncer « un pays où aucune œuvre de l’esprit ne peut être rendue publique sans avoir reçu le visa préalable des religieux de l’Institut théologique d’Al-Azhar ». Et même de qualifier vigoureusement Moubarak : « l’homme [Farouk Hosni] est soutenu par l’autocrate dont il chante servilement la gloire depuis des décennies ». Mais on voit aisément ce que vise la critique...

... et ce qu’elle ne vise pas : des régimes dictatoriaux que, le 3 février 2011, BHL parvient enfin à nommer comme ils le méritent, évoquant « le despotisme de Moubarak au moins aussi abject que celui de Ben Ali ». Et à la faveur d’une comparaison entre les deux autocrates, BHL enfonce le clou... dans une porte désormais grande ouverte : « Moubarak, d’abord, n’est pas tout à fait Ben Ali et, despote pour despote […] Le régime de Ben Ali, ensuite, était un régime policier quand celui de Moubarak est une dictature militaire ». Despotiques dictatures devant lesquelles l’infatigable défenseur des droits de l’homme s’est tenu coi jusqu’à la veille de leur chute.

Et si un médiacrate ose tout, on reconnaît BHL à son aplomb à toute épreuve. Le 3 février, c’est donc tout naturellement qu’il fustige le gouvernement, à propos des avoirs de Ben Ali en France : « Qu’est-ce à dire ? On savait, donc, que ces avoirs existaient ? On voyait que Ben Ali avait mis son pays en coupe réglée et le pillait ? Et on attendait, pour le dire, qu’il ait perdu le pouvoir ? ... Qu’il soit déchu, chassé par la rue, et alors oui, réveil de la vertu, haro sur le bandit. » Le vertueux BHL, qui ne savait rien, a quant à lui attendu le départ du « bandit » pour s’endormir sur ses lauriers.


***


Certes, on trouve dans cet article du Monde quelques matériaux pour une analyse et une critique de la dérive de certains « intellectuels français », ce qui est déjà beaucoup. Mais comment ne pas relever cette tendance à exonérer insidieusement de cette critique « beaucoup d’intellectuels » qui écrivent des tribunes dans Le Monde ou qui ont pour charge de le « surveiller » ? Une tendance qui s’éclaire sous un autre jour avec la conclusion de l’article. C’est encore à Henry Laurens que Le Monde donne la parole :

La « discrétion des intellectuels dits généralistes » ne doit pas faire oublier la « montée en force des experts », autrement dit des chercheurs spécialisés. « Le monde arabe », explique-t-il [Henry Laurens], « est un secteur très bien quadrillé par la recherche française. Mais il est vrai que les "academics", tout en étant ultracompétents dans leurs domaines, sont réticents à prendre position sur des aires géographiques qu’ils ne connaissent pas sur le bout des doigts. Ce sont des gens qui s’expriment de façon généralement nuancée et qui sont donc moins audibles que les "grands" intellectuels prompts à lancer des oukases à tout bout de champ. »

Et l’auteur de l’article de commenter sans vergogne : « Une façon de dire que ce sont aussi les mutations mêmes de la scène intellectuelle, et pas seulement leur louable circonspection ou leurs coupables œillères liées à l’enjeu du moment, qui incitent les maîtres à penser à se faire si discrets ».

Comme si c’était leur propre discrétion qui réduisait au silence les « experts », et non les médias dominants qui les sélectionnent, en ne retenant souvent que les pires, comme Antoine Sfeir, désormais connu… pour avoir soutenu sans réserve le régime de Ben Ali.

La « montée en force des experts » que croit déceler Laurens sera, si elle existe, de courte durée et ne risque pas d’affecter le double mouvement auquel les médias dominants nous ont accoutumés : d’un côté, promotion médiatique des intellectuels « généralistes », experts en tout et en rien, qui n’ont ni les compétences, ni les scrupules des « academics », mais à qui les portes des studios et les colonnes des journaux de référence restent grandes ouvertes. De l’autre, éviction, occultation ou relégation de ces chercheurs « spécialisés et ultracompétents » qui pourraient leur faire de l’ombre.

Mais après avoir discrètement dédouané trois « intellectuels » trop « discrets », il fallait bien se garder de tout crime de lèse-majesté, c’est-à-dire de toute mise en cause des médias – et notamment du Monde – dans la prédominance des intellectuels « médiatiques ». Quitte à donner le sentiment d’avoir été quelque peu « gêné aux entournures ».


Olivier Poche

 
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Notes

[1Qui ne va cependant pas jusqu’à préciser s’il a interrogé le philosophe « à Paris » ou dans son « riad » marocain...

[2Tous les chiffres donnés ici et plus bas ont été obtenus par recherche dans la base de données Factiva.

[3Dans laquelle, le 5 février, il recevait Michel Rocard et Alain Juppé, à l’occasion de la publication de leur livre d’entretien avec Bernard Guetta. Antoine Perraud, dans un article intitulé « Quelques intellectuels sans désir d’Égypte », publié par Mediapart, commente ainsi le début de l’émission : « Alain Finkielkraut releva qu’il n’y était guère question du débat sur l’identité nationale. Alain Juppé reconnut cette lacune. Pour cependant mieux prendre ses distances d’avec la lubie présidentielle qui, à ses yeux, avait pris le risque de figer l’esprit public en attisant “l’islamophobie”. Michel Rocard ne dit pas autre chose. Alain Finkielkraut, désappointé, mit sur le tapis la question de la “francophobie”. Alain Juppé refusa de mordre à un tel hameçon et revint sur l’islamophobie. La hauteur raisonnable était du côté des politiques, tandis qu’un intellectuel soufflait sur les braises ».

[4Dont 25 dans Le Monde, et 267 dans Le Point, où il signe une chronique hebdomadaire.

[5Titre de son « bloc-notes » du Point, le 20 janvier 2011.

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