Le 13 avril dernier, Libération publie sur son site une enquête au titre saisissant : « Dialogue social empêché, démocratie interne dévoyée, au "Monde diplo" la lutte des classes est déclarée » [1]. Quelques heures plus tard, c’est Arrêt sur images qui, à son tour, met en ligne sa propre enquête, non moins à charge, au titre fracassant : « Surprofits, précariat et antisyndicalisme au "Monde diplo" ».
Avant d’en interroger brièvement certains aspects, il convient de rappeler par souci de transparence qu’Acrimed et Le Monde diplomatique partagent des positionnements (au sein de la « gauche de gauche »), des analyses (sur la critique des médias dominants) et des initiatives (comme la carte des médias français, « Qui possède quoi ? », que nous co-publions).
Aussi avons-nous lu avec attention ces deux enquêtes, qui, comme le note le communiqué de la section du SNJ-CGT du Diplo, « n’y vont pas de main morte. » Libération d’abord, qui concentre ses attaques sur Serge Halimi, en déplorant sa « raideur » et en lui imputant, sous une forme toutefois interrogative, « un coup fumeux pour garder le pouvoir », et Pierre Rimbert (dont l’auteur ne précise pas qu’il est l’auteur d’un ouvrage critique sur Libération [2]) : deux « mandarins embourgeoisés » constituant une « direction particulièrement rigide et paranoïaque qui malmène la démocratie interne du journal ». À part ces élégances ad hominem, rien de concret pour étayer les intertitres glaçants de l’article : « Non-dialogue social » ; « une succession fumeuse » ; « l’aristocratie des permanents et le prolétariat pigiste ».
Arrêt sur images ensuite, qui fait également le choix d’un titre tapageur – « Surprofits, précariat et antisyndicalisme au "Monde diplo" » – sans que ces mots lourds de sens soient étayés de manière convaincante dans l’enquête. On y trouvera en revanche une comparaison pour le moins cocasse entre les bénéfices du Monde diplo et les « superprofits réalisés par Total énergies » [3]. D’autre part, si enchaîner les CDD (la situation d’un ex-salarié du Diplo, au cœur de l’article) ou être pigiste est en effet facteur de précarité, titrer sur le « précariat » quand le tarif de pige pratiqué est « parmi les plus élevés de la profession » (dixit la section du SNJ-CGT du Monde diplomatique) semble pour le moins exagéré. Ce qui ne veut pas dire que les revendications des pigistes pour être mieux rémunérés au Monde diplomatique ou ailleurs ne sont pas légitimes. Quant à l’« antisyndicalisme » supposé du Diplo, disons simplement qu’une accusation aussi grave aurait mérité de bien plus amples développements pour justifier son emploi...
Mais en réalité, pour Acrimed, l’essentiel est ailleurs et explique sans doute en partie les faiblesses de l’enquête : comme le journaliste d’Arrêt sur images l’a lui-même reconnu – et cela est d’autant plus surprenant de la part de ce média –, il s’est empressé d’en terminer la rédaction pour pouvoir la publier le plus tôt possible, alors que Libération venait de faire paraître la sienne. Une pratique journalistique pour le moins problématique, a fortiori lorsque le journaliste analyse ce phénomène comme relevant d’une « saine concurrence », une phrase qui a été supprimée de l’article depuis, mais que l’auteur assume dans l’émission « Proxy » diffusée sur Twitch [4]. Et ce d’autant que dans la charte de déontologie d’Arrêt sur images, il est précisé que « la notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources ».
Par ailleurs, Serge Halimi et Pierre Rimbert n’ont été contactés qu’« à 24 heures de la publication » : une pratique d’autant plus discutable qu’elle montre que l’auteur n’a manifestement pas jugé digne d’attention le point de vue d’une « partie » pourtant essentielle du dossier, dans le cadre d’une enquête ayant couru sur plusieurs mois, portant sur un organe de presse dans son ensemble.
Une première réponse du Monde diplomatique (Twitter, 15/04), puis trois textes du directeur Benoît Breville (une réponse aux deux, une spécifique à Libération et une spécifique à Arrêt sur images, 18/04), soulèvent de nombreuses inexactitudes, erreurs, déformations et lacunes. Pourtant, et contrairement à Arrêt sur images, Libération n’en fera aucune mention sur son site.
Le 18 avril, l’auteur de l’article et directeur d’Arrêt sur images Loris Guémart revient pendant 1h30 sur son enquête et la défend. Et presque un mois après sa parution (12/05), Arrêt sur images met à jour (mais à la marge) son article. Enfin, le 19 mai dernier, le médiateur d’Arrêt sur images donne son point de vue sur l’enquête et tente de répondre aux réactions qu’elle a suscitées sur le site. À plusieurs reprises, ce dernier soulève les « erreurs » ou les « errances » de son directeur et note que « globalement, Loris regrette d’avoir pris en main cette enquête : notamment parce que cela nous aurait permis de la sortir plus tôt. » Toujours comprendre : avant Libération...
Disons-le : il ne s’agit pas de nier les conflits qui ont pu exister ou existent au sein de la rédaction du Monde diplomatique, ni de décréter qu’il serait illégitime d’enquêter sur le mensuel. La précarité et les inégalités, l’exercice du pouvoir et les conflits dans les rédactions sont des enjeux qui traversent tous les médias, médias indépendants et « de gauche » compris. Le documenter est nécessaire. Mais en publiant à la hâte leurs articles, en ne considérant pas toutes les parties prenantes, en tronquant des faits, et en extrapolant des informations incomplètes, force est de constater que les journalistes de Libération et d’Arrêt sur images sont tombés dans des travers journalistiques malheureusement assez classiques.
Acrimed