La contestation de l’ordre médiatique gagne un nombre croissant de pays [1]. Elle prend pour cibles la concentration des médias, la prostitution de l’information et de la culture aux marchés financiers. En France même, depuis plusieurs années, les réunions publiques se multiplient. Chaque semaine, les salles sont presque toujours pleines, les débats fiévreux [2]. Au cœur des mobilisations contre les régressions néolibérales, les médias de la morgue et du mépris social sont pris à partie.
Simultanément, les actions contre la pollution publicitaire de l’espace public mettent en question l’emprise des annonceurs sur l’espace médiatique (lire " L’« antipub », un marché porteur "). Confrontés à une production audiovisuelle soumise aux actionnaires et aux publicitaires, les combats des intermittents du spectacle [3] et des précaires de la culture (lire " Le grand retour des intermittents du spectacle "), des documentaristes et des scénaristes tracent en pointillé des convergences possibles [4] avec les résistances des journalistes réfractaires [5] et avec celles des médias indépendants et associatifs [6].
De cette contestation multiforme, les médias dominants préfèrent ne rien savoir. Aux yeux de leurs dirigeants, le pire étant toujours ailleurs (ou derrière nous), tout va - presque - pour le mieux ici. Ils s’emploient donc à conforter leur propre pouvoir (sous couvert de défendre l’indépendance du journalisme), à promouvoir la concurrence des « marques » (sous prétexte de promouvoir le pluralisme) et à se réserver le quasi-monopole du droit d’informer et de débattre [7].
Et force est de constater qu’ils bénéficient de silences complaisants. Du côté des forces politiques installées, quand, libéralement de droite, elles « pensent » que les marchés proposent et que les politiques disposent ; ou quand, discrètement de gauche, elles limitent leur ambition à vouloir réguler une prétendue fatalité. Mutisme encore du côté de nombre de contestataires qui, hélas, préfèrent tenter de se tailler une petite place dans les médias dominants plutôt que de les prendre pour ce qu’ils sont : des acteurs et des propagandistes de l’ordre qu’ils contestent.
Ces silences suffiraient à justifier la multiplication des publications et des associations qui, à un titre ou un autre, interpellent les grands médias, ceux qui les dirigent, ceux qui les financent... et ceux qui laissent faire. Les enjeux de ces interpellations peuvent être aisément définis : informer sur l’information et la culture (au lieu d’abandonner le quasi-monopole des enquêtes sur le journalisme aux médias eux-mêmes), contester l’ordre médiatique (au lieu d’en accompagner les dérives de quelques soupirs), proposer des alternatives (au lieu de se réfugier dans de pieux silences).
Les tentatives de désamorcer protestations et contestations ne manquent pas. La plus courante consiste à transformer la critique des médias en produit médiatique ordinaire, mis à la disposition de discussions convenues et conformes, « responsables » et stériles, dont la principale « efficacité » est d’obtenir une accréditation auprès des tenanciers des médias. Mais la réaction la plus virulente a été précipitée par la constitution de l’Observatoire français des médias. Pour se protéger de toute critique indépendante, quelques journalistes l’ont immédiatement dénoncée comme une tentative d’instaurer un ordre pétainiste de contrôle des journalistes, voire comme une police de la presse. La critique des médias constituerait à leurs yeux une menace contre la démocratie [8] [9] .
Une telle outrance laisse perplexe. Cette défense belliqueuse de la bienséance médiatique vise à protéger la critique des pratiques du journalisme contre toute ingérence « extérieure », y compris quand elle vient de journalistes indisciplinés, qui sont alors immédiatement licenciés ou menacés de procès [10] [11]. Les gardiens de l’ordre médiatique prétendent ainsi réserver la critique aux seuls professionnels de la profession, aux chercheurs qu’ils consacrent et aux... courriers des lecteurs.
Cette critique « interne », indispensable quand elle émane de syndicats rebelles ou des quelques sociétés de rédacteurs encore autonomes [12], menace, par conséquent, d’être confisquée par les chefferies éditoriales et les capitaineries financières, qui voudraient faire oublier que les entreprises médiatiques sont des entreprises comme les autres, souvent pires que bien d’autres [13]. Hiérarchie toute-puissante (mâtinée par le « management » moderne), répression antisyndicale, chantage à l’emploi : les défenseurs d’un tel fonctionnement - on les comprend - refusent d’être traités en « boucs émissaires » d’un système qu’il ne contestent pas, puisqu’ils n’en sont que les rouages et les porteurs. Avec le concours de quelques essayistes multimédias, ils se posent alors en victimes d’une prétendue « théorie du complot » qu’il attribuent généreusement à quiconque - de Noam Chomsky [14] à Pierre Bourdieu [15] [16] - ose appeler par leurs noms les institutions et leurs gardiens [17] [18].
Qu’ils se rassurent : l’analyse des médias n’a pas pour objectif de les persécuter ! Et les résistances à l’ordre médiatique ont des enjeux qui les dépassent. Pendant qu’ils ferraillent contre leurs critiques, Dassault et Lagardère s’emparent de nouveaux pans de la presse et de l’édition. De son côté, l’audiovisuel public fait payer son sous-financement à ses salariés précaires [19], et, parce qu’il est assujetti à la publicité, rivalise avec le secteur privé sur son propre terrain : l’audience instantanée et quantitative à n’importe quel prix [20]. Quant à la presse écrite réputée « sérieuse », elle court après les publicitaires (et après un lectorat qui s’étiole) avec les armes de la presse ouvertement commerciale [21]. Qui peut croire que quelques ajustements mineurs pourraient suffire, quand c’est un remodelage de l’ensemble de l’espace médiatique qui est nécessaire ?
Depuis 1981, un énorme trou noir a englouti les projets de transformation et d’appropriation démocratiques des médias, alors même que leur concentration, leur déploiement multinational et multimédia, leur financiarisation et leur soumission à la logique du profit [22] en faisaient des acteurs et zélateurs de la mondialisation libérale. Les résistances à l’ordre médiatique ont pour objectif de redéfinir de tels projets.
Henri Maler
Enseignant à l’université Paris-VIII, co-animateur d’Action critique médias (Acrimed).