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RER D - 3. L’info en différé : de la « sobriété » de la presse écrite... [1]

par Arnaud Rindel,

Heureux journalistes de la presse écrite, dispensés du travail d’investigation « en direct » et bénéficiaires d’une journée d’investigation dominicale... mais pour quels résultats ? A défaut d’informations précises, place à l’imagination ?


«  Chaque détail compte  »
Olivier Galzi (France 2, 12.07.2004, 8 h)



Quand viendra le temps de l’autocritique, nous le verrons, nos majestés éditoriales se battront la coulpe avec d’autant plus d’empressement (et de désinvolture...) qu’elles se déclareront victimes de l’obligation d’informer et du devoir de s’indigner.

Pourtant, il n’était pas impensable de prendre quelques précautions. Un quotidien - et un seul, à notre connaissance - fit preuve de la retenue minimale en ce genre de circonstances, démontrant au passage que ce n’était pas impossible... Il s’agit de La Croix.

La Croix , un quotidien dissident ?

Le compte rendu de ce quotidien tranche réellement avec le vacarme assourdissant entretenu par les médias ce lundi 12 juillet. Le premier paragraphe, qui résume l’affaire (les deux suivants évoquant les réactions politiques et associatives) devrait être un modèle à méditer pour les responsables éditoriaux. Il mérite d’être reproduit intégralement (les passages surlignés en gras le sont par nous) :

« “Sauvage”, “ignoble”, “intolérable” : hommes politiques et associations ont unanimement condamné hier l’agression, qualifiée d’antisémite , d’une jeune femme et de son bébé, vendredi dans le RER D. La victime, âgée de 23 ans, a porté plainte vendredi après-midi. Selon sa déposition , elle aurait été bousculée par six jeunes Maghrébins de 15 à 20 ans, montés comme elle à la station Louvres. Ils lui auraient volé son sac et découvert un papier d’identité mentionnant une adresse dans le 16e arrondissement, l’un d’eux se serait alors écrié : « Dans le 16e, il n’y a que des juifs ! » Semblant en déduire que la jeune femme était juive, ce qui n’est pas le cas, ils lui auraient ensuite coupé les cheveux avec un couteau, lacéré son tee-shirt et son pantalon, et dessiné trois croix gammées sur le ventre. Ils se seraient ensuite enfuis à la station Sarcelles, en faisant tomber le bébé de sa poussette. L’agression aurait ainsi duré dix minutes sans susciter de réaction de la part des autres passagers. Les personnes chargées de l’enquête sollicitées hier ont toutes refusé de confirmer ou de détailler les circonstances de l’agression . »

Les déclarations de la jeune femme sont clairement identifiées comme telles à plusieurs reprises, et systématiquement rapportées au conditionnel. L’article, sobre et concis, évite en outre de se perdre dans des développements hasardeux et d’encourager une quelconque fièvre sécuritaire. Ce qui ne fut malheureusement pas le cas du reste de la presse...


Premier échantillon : quelques variétés de « malinformation »

Rabat-joie, Les Dernières nouvelles d’Alsace , tout en reproduisant les informations habituelles sans plus de recul que leur confrères, choisissent néanmoins d’insister sur ce qui manque. Le quotidien titre donc sur les « Six hommes recherchés », et note que « L’enquête [...] se heurtait hier au peu d’informations disponibles  ».

Sobriété apparemment assumée pour Ouest-France qui affiche un titre discret en « une », tout en bas à gauche sous l’édito, « agression antisémite dans le RER : l’indignation ». Le quotidien n’emploie néanmoins aucun conditionnel pour nous conter (en page 2), cette « terrible agression antisémite » et reprend les thèmes habituels. L’article est accompagné d’un encadré (emprunté à l’AFP) sur l’« accélération des actes racistes ».

Sobriété tout relative pour le quotidien Sud Ouest . Pas de gros titre en « une » mais une simple mention en première page. Une sobriété de surface que contredit le contenu qui, lui, ne fait guère montre de beaucoup de distance critique. Bien au contraire, ce quotidien régional nous aura offert, pendant plusieurs jours, une telle surabondance de biais dans la présentation de l’information et la distinction entre les « faits » et les « commentaires » que nous lui réserverons un traitement privilégié. [Lire (à paraître) : « Sud Ouest prend le RER en marche  »]

Les apparences de sobriété cessent d’être sauves avec d’autres journaux qui annoncent crûment la couleur.

Le Parisien / Aujourd’hui en France consacre ainsi sa première page à cette « révoltante agression » et appelle à une « mobilisation contre l’antisémitisme », qui « avec tout ce qu’il comporte de lâcheté et de violence, est loin d’avoir disparu dans notre pays ». Le quotidien estime, que « même s’il reste encore quelques zones d’ombre, les faits qui se sont déroulés vendredi matin sur la ligne D du RER sont effrayants.. »... Car, nous affirme le quotidien « Marie n’était pas seule, et personne n’a réagi. » Heureusement, Le Parisien nous apporte une touche d’optimisme, en nous annonçant que « deux témoins se sont enfin décidés à se présenter aux enquêteurs qui les ont interrogés ». Nous verrons qu’Europe 1 consulte le même voyant que Le Parisien [1].

Un second papier détaille les « Treize minutes de cauchemar », qui commencent lorsque « la jeune femme se retrouve encerclée et bousculée  ». Cette fois-ci, l’épisode de la carte d’identité est partagé entre deux des agresseurs. Un premier « s’empare de son sac à dos » et découvrant son « ancienne adresse », il « s’exclame » : « C’est une gosse de riches ». C’est un second qui « ajoute » : « Dans le XVIe, y a que des juifs !  ».

Nous aurons à nouveau l’occasion de le vérifier : les versions proposées par les différents médias se distinguent essentiellement (et presque uniquement), par les variantes (parfois imaginaires) et les effets de style de la mise en récit des “faits” rapportés par Marie L. ; parfois, aussi, par le lyrisme de leur dramatisation...

« L’agression prend alors un tour violent et sadique, nous (ra)conte ici le journaliste/narrateur. Ils lacèrent son jean et son tee-shirt, lui griffent le ventre, le cou et les deux joues du bout de leur lame. Ils lui coupent une mèche de cheveux avec un couteau, “pour garder un souvenir”, et dessinent avec un marqueur noir [2] trois croix gammées sur son ventre. Ils poussent le vice jusqu’à faire des entailles sur la poussette..... » Le dernier paragraphe force encore la note. « L’humiliation dure treize interminables minutes », nous déclame à présent le rédacteur. Treize minutes pendant lesquelles la « victime », « tétanisée [...] n’est pas arrivée à crier et a à peine levé la tête pendant son calvaire. »

L’article se charge également de nous expliquer pourquoi ce qui pourrait intriguer est parfaitement plausible.
Ainsi, si « la victime n’a pu préciser combien il y avait d’autres passagers dans le wagon », ce serait parce qu’elle a été « choquée par l’agression ».

Reste le second problème, évoqué par les journalistes, « Ni intervention ni signal d’alarme d’un voyageur : comment est-ce possible ? ». Heureusement, un « responsable de la SNCF » est là pour nous expliquer qu’« elle a pu se retrouver isolée », car « à cette heure de la matinée, le trafic n’est pas très dense jusqu’à la gare de Garges-Sarcelles et cette rame est longue : 10 voitures et 1 600 places assises sur deux niveaux. Même s’il y avait 20 passagers dans le wagon, ils étaient peut-être loin. Et une agression peut se dérouler sur la plate-forme sans que les voyageurs puissent la voir. » D’autres agents de la SNCF diront pourtant exactement le contraire. La veille déjà, nous l’avons vu, l’un d’eux expliquait que l’absence de témoins était « d’autant plus incompréhensible qu’à cette heure et sur cette ligne, il y a forcément du monde dans les trains. » (Le Parisien Dimanche, 11.04.2004). Ce sera également l’avis du responsable interrogé par L’Humanité (voir plus bas).
Quoi qu’il en soit, l’article du Parisien se termine sur une note optimiste en signalant à nouveau que « deux voyageurs ont [...] été entendus hier soir », avant de relayer l’appel à témoins. Enfin, deux autres articles complètent le tableau. Le premier - « Les gens ne réagissent plus  » - confirme que la passivité supposée des passagers ne serait au fond pas si surprenante. Le second nous explique qu’« A Paris, la communauté juive a peur. »

Les quotidiens gratuits Métro et 20 minutes portent eux aussi la bonne parole (avec l’aide de Sainte AFP), aux usagers. Le premier résume en titre : « Une agression sauvage dans un wagon de RER ». Une agression perpétrée « sous les yeux des autres voyageurs », mais « Aucun passager n’est venu en aide à la jeune mère ». Plus concis encore, 20 minutes choisit de privilégier les « symboles », et titre : « Marquée de la croix gammée ». Ce dernier quotidien fait d’ailleurs du zèle en publiant une autre brève, « RATP et SNCF interpellées sur l’insécurité des trains  », où sont rapportés les propos de Roger Karoutchi, président du groupe UMP au conseil régional, qui en échos à Frank Carabin, estime qu’« il faut d’urgence dégager des crédits pour installer des caméras de vidéosurveillance dans les rames ».

La dramatisation excède le drame, réveille des fantasmes, révèle des options politiques... et quelques pratiques journalistiques. A droite, toute ?


Que nous offre donc Le Figaro  ? Cela pourrait se titrer : « Journalisme mesuré, éditorialistes déchaînés »

Le premier article consacré en pages intérieures à ce fait divers, signé Thierry Portes, est rédigé à l’indicatif. Mais le titre - « RER D : la police à la recherche de témoins » - est relativement sobre, tout comme l’ensemble du papier. Ici pas de témoins imaginaires, pas d’enjolivement systématiques, pas de citations fantaisistes, pas de précisions hasardeuses (aucune couleur n’est mentionnée pour le « marqueur », par exemple) et un minimum d’effet de style.

Thierry Portes prend la peine - à la différence de l’ensemble de ses confères, la Croix excepté - de préciser d’emblée que « le récit de cette agression tient au témoignage de la victime et aux constatations effectuées par les policiers qui ont enregistré la plainte », constatations qu’il détaille plus loin. « A Aubervilliers, elle porte plainte. Les fonctionnaires constatent alors ses vêtements lacérés, ses éraflures et les croix gammées sur son ventre. La victime se voit prescrire un arrêt de travail de dix jours. »
Même si son récit ne comporte aucun conditionnel, et n’est pas exempt de toute critique [3], force est de reconnaître que son travail est néanmoins relativement honnête. Il précise même, dès ce lundi, que la police « recherche des témoins, pour confirmer ou infirmer les dires de la jeune femme et pour permettre l’arrestation des voyous. » [souligné par nous]
Cette dernière précision atténue certes fortement l’hypothèse d’une invalidation du témoignage de Marie L., mais il a le mérite de la mentionner, ce qui devrait être le strict minimum, mais devient en l’occurrence exceptionnel.

Le deuxième article - un reportage de Marie-Estelle Pech, intitulé « Vols, bagarres et racket au quotidien » - est nettement plus tendancieux. L’auteure de ce reportage se livre en effet à de curieuses considérations sur l’origine ethnique des passagers - nous y reviendrons - et offre une oreille attentive aux usagers et aux agents de la SNCF blasés et à ceux qui peste contre « l’individualisme et la peur » (cela reste le Figaro...). Ainsi, son article propose, entre autres au lecteur, ce condensé : « Dans la rame, chacun a une histoire d’agression en tête. Vols de portables, d’ordinateurs et de blousons, agressions verbales, bagarres, racket, sont monnaie courante, à en croire les voyageurs. Ce tronçon nord a “mauvaise réputation”, confirment les policiers. D’ailleurs, le conducteur du train où c’est déroulée l’agression antisémite n’a pas l’ai surpris  : “le RER D c’est un HLM en longueur (...) »

Mais Marie-Estelle Pech respecte quand même un minimum diversité dans les témoignages rapportés, et conclut sur celui-ci : « De son côté, Djamel Dous, aide-soignant à Louvres, craint les amalgames au sujet de cette agression “ignoble” : “est-ce vraiment une agression antisémite et pas plutôt un vol qui a dégénéré ? Ces jeunes voleurs sont des pauvres gars envieux des gens qui ont de l’argent. Ils sont souvent sous l’effet de l’alcool, du shit, dégoûtés de leur vie dans la cité”, dit-il, s’agaçant que l’on évoque un “groupe de jeunes maghrébins pour mettre de l’huile sur le feu. Il faut rester prudent. Dans ces groupes, il y a toujours un ou deux Noirs, un ou deux Blancs. C’est mélangé. J’aimerais avoir plus de détails”. »

Difficile de citer cet article en exemple. Mais, nous verrons qu’il en est de pires !

Ces deux premiers article sont complétés par deux autres : « Concert d’indignations des milieux politiques et religieux », et « Les précédents les plus marquants depuis 2002  », encadré tiré d’une dépêche AFP (« agressions antisémites : des précédents depuis 2002 », AFP, 12.07.2004).

Cependant, si l’on peut concéder une relative sobriété à ce que nous venons de mentionner, celle-ci s’arrête incontestablement aux frontières du corps des articles.

Car le titre choisi pour la première page est, lui nettement, moins “sobre”. «  Le train de la haine  » s’étale ainsi en « Une », rehaussé de ce surtitre : « A la lâcheté des voyous antisémites a répondu la lâcheté des passagers du RER D ».
Et la présentation de l’article principal, qui évoque la « violente agression antisémite » d’une « jeune mère de famille », est accompagné d’une photo du RER en gare de Louvres.
De même, si l’article sur les précédents d’agression antisémites reprend plus ou moins le titre de la dépêche AFP, cet encadré est annoncé en « une » sous le titre nettement plus sensationnaliste d’« Agressions antisémites en série depuis 2002 ». Et si, en page intérieure (comme dans la dépêche AFP), l’article indique que « l’agression à caractère antisémite du RER D a connu des précédents en France ces deux dernières années », en première page, cela devient : « L’agression du RER D a connu de nombreux précédents depuis 2002. » [souligné par nous]

Même traitement pour le reportage de Marie-Estelle Pech, qui de « Vols, bagarres et racket au quotidien » se transforme en « Violence au quotidien sur la ligne D » [souligné par nous], ce qui n’est pas tout à fait équivalent. Et l’on pourrait citer d’autres exemples de mise en forme qui déforment. Comme cette autre phrase de l’article, « Dans la rame, chacun a une histoire d’agression en tête », devenue en “une” en « chaque passager a des histoires de violence à raconter. Vols de portables, d’ordinateurs (...) » [souligné par nous]

Pas de doute, nous sommes bien au Figaro  ! L’angle qui intéresse la direction est clair. Tout comme celui qui préoccupe les éditorialistes. Nous y reviendrons, mais leurs titres sonnent déjà comme des promesses de “sobriété” : « Il faut punir plus » écrit Georges Suffert, tandis qu’Alain-Gérard Slama se répand sur « Le trouble attrait de la francophobie »...

Mais qu’a fait la presse qui n’a pas la réputation d’être réactionnaire ?

Arnaud Rindel

 Lire la suite : « RER D - 4. L’info en différé : de la « sobriété » de la presse écrite... [2] »

 
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Notes

[1Lire (à paraître) : « L’info en direct : de la « rigueur » des radios et télévisions »

[2Notons au passage que la plupart des journalistes vont nous marteler deux jours durant que ce feutre - ou ce marqueur - est « noir »... Il se révèlera par la suite être « bleu » selon les propres déclarations de Marie rapportée dans Le Monde (25.07.2004) et Libération (27.07.2004). Détail certes, mais pourquoi le mentionner si l’on en sait rien ?

[3Le chapô de l’article, par exemple, affirme que « cette violente agression antisémite est un défit lancé aux autorités et à tout le corps social », mais sa rédaction ne dépend pas toujours du journaliste, et peut aussi relever du secrétariat de rédaction.

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