La presse et la télévision exercent de fait une censure préalable qui est invisible y compris des journalistes eux-mêmes, sur les opinions et déclarations qui sont diffusées. Dans le fort contexte émotionnel qui accompagne la médiatisation, en direct de surcroît, d’un attentat aussi spectaculaire et meurtrier, la seule information qui paraît " décente " et " convenable " aux journalistes consiste, bien sûr, à informer sur la tragédie mais aussi - ce qui est naturel et compréhensible - à diffuser des réactions qui nous invitent tous à communier avec les victimes. Mais l’horreur de l’attentat est aussi, ce qui est plus contestable, l’occasion d’une défense sans réserve de la politique américaine au nom de la civilisation. Oublions nos divergences, laissons toute lucidité au vestiaire et soutenons sans réserve notre allié qui, rappelons-le, nous a libéré du nazisme. Qu’un tel attentat réveille le nationalisme du peuple qui est directement menacé et suscite, de la part des autorités américaines un violent sentiment de vengeance est compréhensible. Mais est-ce que les journalistes français sont obligés de nous imposer cette vision unilatérale et unanimiste ? Va-t-on devoir à notre tour, comme les américains, acheter des milliers de drapeaux (américains ou français ?) ?
Condamner le terrorisme n’oblige pas ceux qui fabriquent l’information à l’aveuglement de la colère et de l’émotion. Dans les émissions de radio du type " les auditeurs ont la parole ", quelques rares auditeurs, malgré le filtrage des appels, ont essayé d’exprimer prudemment quelques réserves. Certains ont dit qu’ils trouvaient que l’émotion, sans doute justifiée, étaient peut-être très sélective. L’horreur de l’attentat doit-il faire oublier que les américains sont aussi responsables de crimes (car comment expliquer qu’ils soient l’objet d’une haine aussi forte). N’ont-ils pas aidé autrefois leur ennemi d’aujourd’hui lorsqu’il se battait en Afghanistan contre les soviétiques ? La C.I.A. n’est-elle pas, elle aussi, à l’origine de certaines opérations douteuses et meurtrières ? Ne peut-on pas prendre quelques distances avec le discours très manichéiste de Bush qui prétend incarner " Le Bien " et lutter contre " Le Mal " et " La Barbarie " (on se croirait dans une production hollywoodienne) ? D’autres auditeurs tentent de s’interroger sur les raisons d’ordre sociologique qui pourraient nous aider à comprendre (et par là à agir utilement) ce qui peut conduire des individus à des comportements fanatiques aussi extrêmes. Or, toutes ces réactions qui tentent de garder, ce qui n’est guère aisé, une petite distance à l’événement, qui essaient de sortir de l’indignation qui elle, est très facile et relève de la réaction immédiate et spontanée (on ne compte plus ces témoignages dans les médias qui disent, de manière répétitive, leur émotion et leur indignation) sont violemment dénoncées par les journalistes et par leurs invités - experts et hommes politiques - qui voient, dans ces timides réserves au discours ambiant, une scandaleuse entreprise de justification du terrorisme, une approbation du principe selon lequel " la fin justifie les moyens ", un soutien aveugle à la cause palestinienne, etc.
De même que la médiatisation de la violence dans les quartiers en difficulté conduit à la percevoir à travers le seul prisme de la répression - il s’agit de comportements " inexcusables ", tous ceux qui essaient de comprendre pourquoi et comment ils se développent étant violemment dénoncés comme " laxistes " voire comme complices de ces jeunes délinquants qu’il ne faut pas excuser mais punir - de même, le seul discours audible sur les grands médias est celui qui est résumé dans le slogan " nous sommes tous des Américains ", l’horreur de l’attentat ayant pour effet de suspendre, espérons-le momentanément, toute réserve à l’égard de la politique américaine passée, présente et future. Faut-il laisser tous ceux qui cherchent politiquement à profiter de la situation pour faire avancer en catimini leur cause que ce soit en Israël, en Tchétchénie ou ailleurs ?
Une fois de plus, soyons patients et attendons, comme lors de la guerre du Golfe ou de l’intervention militaire au Kosovo, que le temps de l’émotion et de la mobilisation passe pour que certains journalistes fassent timidement leur autocritique et portent un regard un peu plus lucide sur leur manière de faire de l’information.
Les notes qui suivent n’ont d’autres prétentions que de relever quelques symptômes.
(Première parution : 15-09-2001- sous le titre « Choc des images, censure de l’émotion, et opportunisme politique »)