En ouverture, une photo de la « reconstitution du meurtre de deux policiers avenue Trudaine, à Paris ». Le public de la scène est surtout composé de reporters entourant le juge Bruguière – qui semble sourire ? Mais ni Jean-Marc Rouillan ni aucun de trois autres membres d’Action directe cités au-dessus du cliché n’ont jamais été présents le jour des faits sur les lieux.
Dans le second paragraphe du montage, il est affirmé que l’auteur est « libre de sa parole depuis le 18 mai 2018 précisément, au terme d’une ultime peine, prononcée par la justice qui a estimé Rouillan coupable d’apologie du terrorisme (…) le 27 février 2016 ». Ce qui est faux. La date du 18 mai 2018 est celle à laquelle Rouillan est sorti de sa conditionnelle, relative aux condamnations, entre 1988 et 1994, pour ses activités au sein d’Action directe. Et c’est la raison pour laquelle il est « libre de sa parole », ou, pour être précis, que ne pèse plus sur lui l’interdit de parler publiquement des faits pour lesquels il a été condamné – en l’occurrence ceux qu’il relate dans le livre qui vient de paraître.
Décidément très mal informée, la journaliste de France culture affirme que, « en rendant hommage [dans une radio marseillaise – Radio Grenouille – le 23 février 2016] aux terroristes islamistes, Rouillan a repoussé de deux ans ses entraves » [2].
Curieuse qualification que celle d’un « hommage » quand l’ancien militant d’Action directe déclarait ce jour-là à l’antenne qu’il était « absolument contre les idées réactionnaires » de Daech, mouvement qu’il qualifiait de « très proche du capitalisme », de « basé sur le mortifère, le sacrifice, la mort ». Certes, Rouillan a bien déclaré, à propos des attentats du 13 novembre 2015 : « Ils se sont battus courageusement dans les rues de Paris en sachant qu’il y avait près de 3 000 flics autour d’eux. […] On peut dire plein de choses contre eux […] mais pas que ces gamins sont des lâches. » Toutefois, les journalistes de la radio nationale, qui n’ont vraisemblablement pas pris le temps d’écouter l’émission sur la radio locale, se sont emparés de ces phrases pour instruire un procès à charge contre leur auteur avant même que la justice ne se soit prononcée définitivement [3].
Car si Rouillan a bien été condamné pour « apologie de terrorisme » à la suite de cet entretien radiophonique, il est faux de dire que cette condamnation a « repoussé de deux ans ses entraves ». Le jugement de février 2016 a été confirmé en appel six mois plus tard et attend de passer en cassation [4]. La journaliste de France culture confond cette affaire avec la rupture de conditionnelle prononcée en octobre 2008 par le juge d’application de peine à la suite d’un entretien de Rouillan paru dans L’Express, qui renvoya l’auteur en prison pendant deux ans [5].
Non seulement personne chez France culture ne semble avoir rien lu d’autre sur ce sujet, mais même une lecture précise de l’article paru dans Libération le 12 septembre dernier semble inaccessible à ces gens de radio : Dix ans d’Action directe n’est pas « en partie constitué de textes écrits derrière les barreaux » mais a été intégralement écrit en prison [6].
Pourquoi relier le quotidien Libération à Action directe en invoquant la revendication de deux attentats en 1982 ? Toute personne même peu informée sur la période n’ignore pas que c’est plutôt auprès de l’Agence France Presse (AFP) que le groupe revendiquait alors ses actions. Si l’on voulait associer AD au Libération de cette période, on pourrait, par exemple, signaler l’entretien que Rouillan donna au quotidien en août de cette année-là [7]. Et s’il fallait parler de la « longue histoire » reliant l’ancien quotidien maoïste au groupe armé, il aurait mieux valu évoquer, par exemple, le mois de mai 1976, quand Libération s’insurgeait contre la mort d’Ulrike Meinhof (RAF), qualifiée de « crime d’État », retrouvant ainsi (une dernière fois) le ton de La Cause du peuple : « L’ennemi, notre principal ennemi, c’est l’État. »
Coincée entre les maigres archives et l’étroite culture politique qui lui a servi de base (le fabuliste des leaders de Mai 68 Patrick Rotman et un journal télévisé d’Antenne 2 qui, en 1986, évoque encore l’ORTF des années De Gaulle), la fin de ce montage est centrée sur une émission de France culture à laquelle Rouillan avait été invité à parler de « radicalisation » [8].
Au moins pouvons-nous lire quelques déclarations de l’auteur. Sans doute inquiète que ses auditeurs puissent penser qu’elle valide les propos de Rouillan, la radio d’État le qualifie de « funambule » avant de constater qu’en effet, à propos de Daech, celui-ci n’exprime « aucun soutien ni hommage explicite mais plutôt par désaccord politique » mais dit déjà sur France culture ce qu’il dira quelques jours plus tard sur la radio marseillaise : « Je n’ai pas de sympathie politique avec leurs idées qui sont, pour moi, féodales. (…) Ce qui nous [militants révolutionnaires communistes] différencie fondamentalement de ces militants islamistes, du GIA à Daech, ce qui nous différencie nous, qui avons lutté jusqu’aux armes, c’est la joie de combattre. De vouloir se libérer d’un monde qui était mortifère. Qui est mortifère. Au contraire, tous les combattants islamistes sont tenus par l’idéologie mortifère que produit ce système [9]. »
Enfin, on trouve les analyses de Rouillan qui justifient le titre du montage de France culture : « J’ai essayé de comprendre pourquoi nous, la gauche radicale, la gauche “extrémiste” comme vous diriez, l’“ultragauche” [pour utiliser un terme journalistique], on a perdu les quartiers populaires. Ma question c’est : “Comment eux ont-ils réussi à se développer, et pas nous ?” Ils ne sont pas politisés [comme on entend souvent dire], mais quand même : quand il a fallu lâcher les Adidas pour aller se battre en Syrie, ils l’ont fait ! Ces jeunes des quartiers populaires sont politisés et on les méprise, ils sont totalement rejetés dans nos périphéries et on ne leur donne même pas l’analyse de dire qu’ils représentent une idée politique [10]. »
On aurait pu s’attendre, de la part d’une journaliste de France culture, à un peu de curiosité pour l’évolution récente de l’exercice de la justice et, en particulier, pour les conditions dans lesquelles Rouillan a été condamné pour « apologie du terrorisme ». On aurait alors appris les difficultés que pose cette accusation depuis qu’en novembre 2014 elle peut être jugée en comparution immédiate : parce qu’elle met en danger la liberté d’expression ; en plus des problèmes d’application qu’elle rencontre [11].
Sans non plus fouiller bien loin, France culture aurait aussi pu découvrir comment, début octobre 2016, quelque temps après la première condamnation de Rouillan pour « apologie du terrorisme », l’essayiste Éric Zemmour donnait au mensuel Causeur son appréciation des terroristes de l’État islamique, qu’il refusait de qualifier d’« esprits faibles » avant d’affirmer qu’il « respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient » et de préciser, à propos de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice : « Quand les gens agissent parce qu’ils pensent que leurs morts le leur demandent, il y a quelque chose de respectable. » Début janvier 2017, quelque temps après la confirmation en appel de la condamnation de Rouillan, le parquet de Paris classait sans suite l’enquête qu’il avait ouverte sur Zemmour pour « apologie du terrorisme », estimant que l’infraction était « insuffisamment caractérisée » [12]. Il est difficile de ne pas se réjouir de cette décision. Et en même temps de ne pas se demander, en comparant les propos et les jugements, si l’on n’a pas affaire à une illustration exemplaire du caractère vague de l’incrimination (qui est par principe à proscrire en matière pénale), sans parler du poids de l’identité, de l’histoire et des positions sociale et politique des accusés dans l’extensibilité des jugements et des problèmes que cela pose à l’exercice de la justice.
Alors que les tribunaux peinent à appliquer la justice, les médias ont-ils besoin d’ajouter ce lot d’injustice que recèle toute inexactitude ?
Thierry Discepolo