Pour la première fois dans l’histoire de France 3, la société vient d’être condamnée par les prud’hommes de Lyon pour « harcèlement moral de gestion ».
Fait rarissime dans ce type de procédure :
Le tribunal :
« Dit et juge que M. Kiefer a fait l’objet d’un harcèlement moral »
« Dit et juge que la société France 3 n’a pas exécuté de bonne foi le contrat de travail la liant à M. Kiefer »
« Déclare recevables les interventions volontaires des syndicats »
C’est une histoire, qui pourrait être banale, de harcèlement d’un journaliste par sa Direction.
Ce qui l’est moins, c’est qu’il s’agit d’un cadre en fonction dans le Service public et qu’il avait décidé d’attaquer son employeur devant les prud’hommes de Lyon (le SNJ-CGT et le SNRT-CGT intervenants dans la procédure avec les autres syndicats de journalistes de l’entreprise).
Ce qui l’est encore moins, c’est la plaidoirie de l’avocat (Me Ritouet), qui avait qualifié, lors de l’audience de jugement en juin 2005, l’attitude de la Direction de « harcèlement moral de gestion ». Une accusation rarissime dans ce type de procédure, mettant au jour un véritable système, et qui pourrait être utilisée dans maintes entreprises.
Pour l’avocate, la situation de ce confrère « est révélatrice d’une stratégie volontairement mise en place », qu’elle qualifie donc de « harcèlement moral de gestion ». Un « comportement anormal, en violation de l’exécution de bonne foi du contrat de travail ».
Thierry Kiefer est journaliste à France 3 depuis 1986, rédacteur en chef adjoint depuis 1996. Pour ses différents responsables, qui ont témoigné par écrit, c’est un « excellent journaliste ».
Ses problèmes commencent en septembre 2000, à Strasbourg, avec l’arrivée d’une nouvelle rédactrice en chef, dont les méthodes brutales seront régulièrement décriées ces cinq dernières années. Thierry voit pour la première fois une supérieure mettre en cause son travail. Les reproches, mais aussi les insultes et les humiliations de toutes sortes pleuvent. Thierry dénonce ce comportement par écrit, fin septembre. Il est aussitôt désavoué, malgré ses états de service, par l’ensemble de sa hiérarchie, et « invité » sans autre forme de procès, par sa direction générale, à quitter Strasbourg.
La situation devenant intenable, et bien qu’il ne soit pas en faute, notre camarade accepte une mutation à Lyon, mais à deux conditions. D’une part, que cette nouvelle affectation (à un poste bien moins intéressant journalistiquement, à France 3 Sat, que celui occupé à France 3 Alsace) soit provisoire ; d’autre part, que son épouse, également salariée de France 3, trouve sur le nouveau site un poste équivalent à celui qu’elle occupe à Strasbourg. La Direction générale s’engage par écrit pour l’emploi de son épouse à Lyon et oralement pour la durée de sa mutation (« un an ou deux »), qui lui est présentée comme un « tremplin » dans sa carrière. Fin janvier 2001, Thierry accepte donc définitivement la proposition. Mal lui en prend, car la Direction ne va tenir aucun de ces deux engagements.
Les ennuis commencent.
Mme Kiefer parvient à rejoindre Lyon en mai 2001, mais sur place, rien n’est prévu pour elle. D’abord cantonnée à des taches administratives sans rapport avec son activité précédente, elle se voit signifier fin septembre, par le Directeur régional, que « le poste proposé par la Direction générale n’est plus d’actualité » et elle est sommée d’accepter « soit un maintien sur le poste actuel, soit un congé sans solde, soit un... licenciement » !!!
De fait, le licenciement sera notifié en novembre 2001. Une transaction est acceptée, mais son poste, qui « n’était plus d’actualité », est mis en consultation... durant son préavis !
Mme Kiefer engage une procédure pour annuler la transaction et pour obtenir un jugement de « licenciement sans cause réelle ni sérieuse ».
En juillet 2003, la justice donne raison à Mme Kiefer ; France 3 ne fait pas appel.
Entre temps, Thierry a fait son temps à France 3 Sat. Il entreprend donc de faire respecter au moins le second engagement de la Direction générale.
En juin, il tente une candidature au poste de Rédacteur en chef à Clermont-Ferrand : candidature rejetée par la Direction. En août, il essaye de se prévaloir de la condamnation de France 3 pour obtenir un réexamen de son dossier, réexamen promis par le Directeur général adjoint dès le mois de mai précédant : le Directeur général ne donne pas suite à sa demande. L’état de santé de Thierry commence à se dégrader sérieusement.
Sous traitement médical depuis début 2002, Thierry se fait désormais suivre par un psychiatre lyonnais, spécialiste des maladies professionnelles, et en particulier des pathologies liées au harcèlement moral. Il parvient ainsi à tenir le coup, avec une femme au chômage et malgré ses déboires au travail.
Début novembre, il est enfin reçu, après intervention de la CGT, par le DRH Société ; après examen de son dossier, l’intéressé lui promet « une réponse sous quinzaine » sur l’arrangement dont ils sont convenus au cours de l’entretien. Le temps passe, rien ne vient...
En janvier 2004, après avoir adressé deux lettres de relance au DRH resté obstinément muré dans son silence, Thierry finit par craquer. Cinq mois et demi d’arrêt maladie.
Persuadé d’avoir épuisé tous les recours dans son entreprise, il saisit les prud’hommes, en juin 2004, pour « harcèlement moral » et « exécution déloyale du contrat de travail ». Parallèlement, il porte plainte, toujours pour « harcèlement moral », auprès du Procureur de la République de Lyon (une enquête préliminaire est en cours à France Télévisions)
Juillet 2004 : Thierry reprend le travail à Ecully, mais toujours avec pour objectif d’obtenir un changement d’affectation.
Echaudé par le rejet de sa première candidature à un poste de rédacteur en chef, il demande à quitter l’encadrement et à revenir sur le terrain comme grand reporteur, fonction d’accueil habituelle des anciens cadres journalistes. Afin de faciliter son retour sur le terrain, il suit une formation complémentaire de Journaliste reporteur d’images, de plus en plus de postes requérant cette double qualification. Reçu, il postule sur des postes de journaliste à Lyon, où il a effectué son stage pratique à la satisfaction de tous.
Première candidature en octobre 2004, premier rejet par la Direction. C’est un nouveau coup dur, mais Thierry tient bon et postule à nouveau.
Début décembre, il apprend que sa deuxième candidature pour un poste de journaliste à Lyon est en passe d’être rejetée elle aussi. Cette fois, Thierry comprend qu’on le maintient volontairement dans une impasse totale et il rechute. Nouvel arrêt maladie, de cinq semaines, tandis que les DP et les DS de France 3 Sat font usage de leur droit d’alerte auprès de la Direction et qu’une motion de soutien de ses collègues d’Ecully vient appuyer la démarche.
Janvier 2005. Très inquiète et mobilisée de longue date, la déléguée syndicale CGT du site d’Ecully alerte une fois encore le Directeur général de France 3 sur la situation de Thierry. Réponse de l’intéressé : « Je veux que l’on trouve une solution pour Thierry Kiefer ! » Dont acte.
Début février, Thierry Kiefer et la déléguée CGT sont reçus par un DRH du Siège qui ne cache pas ses ambitions. Mais les illusions seront de courte durée. Ce DRH conseille à Thierry d’aller voir du côté de RFO où une première solution se profile. Thierry y rencontre mi-février un DRH très étonné de sa démarche : il lui soutient ainsi qu’il n’a aucune proposition à lui faire et qu’il en a informé... son homologue de France 3 ! Ce DRH conseille également à Thierry de postuler une troisième fois sur un poste de journaliste vacant à Lyon, en l’assurant qu’il aura son soutien le moment venu. Mais le moment venu, soit en mars suivant, Thierry aura tout simplement droit à un... troisième rejet de sa candidature !
L’intervention du Directeur général se soldera donc, au final, par une seule proposition : partir dans un bureau décentralisé, à Mâcon, pour... un « essai » de 3 mois !
Et voilà donc tout ce que la Direction d’un Service public aura donc proposé (en cinq ans !) à ce cadre, « excellent journaliste », totalisant pratiquement 20 ans d’activité (sans aucun reproche professionnel) dans la société ! Un poste dans une station où l’on ne traite que l’actualité locale, le genre de postes habituellement attribués à de jeunes journalistes fraîchement recrutés !
Malgré les nombreuses interventions de la section d’entreprise SNJ-CGT France 3, la Direction refuse de trouver une solution en interne... « du fait de la procédure prud’homale » !
C’est cette accumulation de faits que l’avocate a qualifié à l’audience de « harcèlement moral de gestion ». Avec ce commentaire : « Cela se passe dans un service public qui s’adapte de plus en plus aux lois du marché ». L’avocate de Thierry Kiefer a demandé au Conseil « une sanction de la reconnaissance officielle de sa situation ». Pour elle, « le dossier Kiefer est le révélateur de la politique sociale de France 3, faite de mépris, d’absence de dialogue social et d’inaction, dans un contexte général de harcèlement moral. »
Devant ce véritable réquisitoire, quel n’aura pas été l’étonnement scandalisé des syndicats présents à l’audience (dont le SNJ-CGT et le SNRT-CGT qui a soutenu Thierry dès le début) de voir l’avocat de la Direction affirmer sans honte que « France 3 avait fait son possible, respecté ses obligations, exécuté loyalement et de bonne foi le contrat de travail », osant même, totalement hors sujet, rappeler ses « promotions financières » et, cerise sur le gâteau, « la reconnaissance dans son CDI d’origine de l’ancienneté acquise » !!!
Le harcèlement ? « Ca ne tient pas la route. D’ailleurs il n’y pas de témoignage ! »
Ce qui s’est passé à Strasbourg ? « M.Kiefer en a une appréciation subjective et comminatoire vis à vis d’un supérieur hiérarchique ! » Son affectation « provisoire » à Lyon ? « Il n’en apporte pas la preuve écrite. C’est un prétendu caractère provisoire ». D’ailleurs, « à France 3 il n’existe aucun droit acquis à la mobilité professionnelle » et de plus « selon l’article 15-4-2 de l’Avenant audiovisuel de la Convention Collective, France 3 ne peut affecter autoritairement un salarié sur un site même avec son accord » ! Quand à sa demande d’entrevue avec le Directeur régional : « Il n’avait pas à vous recevoir, il connaissait parfaitement votre dossier ».
On croit rêver, ou plutôt cauchemarder....
Et l’avocat d’en rajouter une louche : « Chaque fois que M.Kiefer a sollicité France 3, France 3 a répondu. » Il donne des exemples de « rencontres », mais oublie de préciser qu’il s’agissait souvent de rencontres fortuites, dans des couloirs, à l’occasion de déplacements sur le site lyonnais de membres de la Direction, voire lors d’une Convention Cadres à laquelle participait Thierry.... La Direction « n’a pas bloqué la carrière de M.Kiefer, d’ailleurs elle lui a accordé son stage de formation à la caméra » ! La proposition de Mâcon ? « Vous l’avez traitée par le mépris » Encore heureux !
Cette histoire s’est passée près de chez vous. Dans une Société où avait pourtant été créé en novembre 2004 un « Comité de sécurité » chargé notamment des problèmes de souffrance au travail !
Cette condamnation révèle au grand jour les souffrances subies par les salariés de l’entreprise. Une étude, sous forme d’interrogatoire des salariés, demandée par la Direction et rendue récemment, révèle que 43% des salariés de la chaîne affirment souffrir de harcèlement moral.
Face à ce constat et après cette condamnation, le SNJ-CGT et le SNRT-CGT demandent à être reçus par la Direction générale pour :
- rendre justice immédiatement à Thierry Kieffer et ne pas faire appel de la sentence ;
- décider de mesures visant à mettre fin à cette pratique de gestion.
Paris le 7 Octobre 2005
Communiqué du 14 octobre 2005 br>
France 3 définitivement condamnée, la société ne fera pas appel
La Direction de France 3 ne fera pas appel de sa condamnation par le Conseil des prud’hommes de Lyon le 6 octobre, pour « harcèlement moral » et « non exécution de bonne foi du contrat de travail la liant à Thierry Kieffer ». France 3 est donc définitivement condamnée. La Direction de France 3 accède ainsi à la demande exprimée dès l’annonce du jugement par le SNJ-CGT et le SNRT-CGT. L’heure est maintenant à la réparation des dommages subis par Thierry Kieffer et à sa réhabilitation.
Dans un courrier adressé le 7 octobre à la Direction de la société, les deux syndicats avaient demandé un entretien à la Directrice générale de France 3 afin de « discuter des modalités qui permettront à Thierry Kieffer de retrouver dans l’entreprise une situation digne ». La Directrice générale vient de répondre positivement à cette demande.
Au delà du cas présent, la Direction générale doit aujourd’hui prendre des mesures afin que les faits relevés et condamnés par les prud’hommes ne se renouvellent pas. Les motifs de la décision et les attendus du jugement se basant sur l’article L122-49 du Code du travail (harcèlement moral), la Déclaration Universelle des Droits de l’homme (dignité des êtres humains), la Charte Sociale Européenne (droit à la dignité au travail) sont en effet accablants pour la Direction :
- « propos de la rédactrice en chef déplacés sur la qualité du travail de T.K » ; br >
- « la rédactrice en chef est en infraction avec l’article 225-14 du Code pénal :le fait de soumettre une personne en abusant de sa vulnérabilité ou de situation de dépendance à des conditions de travail ou d’hébétement incompatibles avec la dignité humaine est puni » ;
- « tous les postes auxquels M.T.K. a postulé lui ont été refusés » ; br >
le poste de rédacteur avec période probatoire de 3 mois sur la ville de Mâcon est une proposition vexatoire » ; br >
- « France 3 n’a pas tenu compte des conséquences sur l’état de santé de M.K.T. » ; br >
- « absence de responsabilité et de gestion du personnel de la part de France 3 » ; br >
- « la dégradation des conditions de travail a altéré l’état de santé de M.T.K. » ; br >
- « France 3 n’a pas respecté le contrat de travail, elle n’a pas tenu compte de l’avis d’alerte déclenché par les élus et délégués syndicaux, elle n’a pas tenu compte de son état de santé qui a même touché la cellule familiale ».
Dans une société où, selon un audit interne sous forme de questionnaire adressé à tous les salariés, 43% des personnels se déclarent victimes de harcèlement moral, il est plus qu’urgent d’agir.
Paris le 14 octobre 2005.
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