Depuis leur arrivée dans la vie quotidienne, télévisions et radios ont eu un impact fondamental sur la vie des gens. On commence à consommer la télévision dès la petite enfance et on le fait toute sa vie. La moyenne de consommation de la TV est aujourd’hui de près de 3 h 40 quotidiennes à quoi il faut ajouter un temps équivalent, voire supérieur devant les ordinateurs, tablettes ou Smartphones ! En temps cumulé sur une vie, le temps passé devant un écran est la deuxième activité humaine juste derrière le sommeil !
Les mauvaises raisons d’abandonner la télévision à son sort ne manquent pas.
- Les transformations technologiques récentes sont en train de changer profondément les usages de la télévision. La consommation linéaire est progressivement remplacée par une consommation « délinéarisée », c’est-à-dire affranchie de la programmation imposée. Les téléspectateurs sont en mesure de faire leur propre menu, mais cela n’implique pas la fin de la télévision.
- La concurrence entre les chaînes publiques et les chaînes privées, arbitrée par la recherche d’une audience commerciale homogénéise les programmes, notamment quand il s’agit des émissions d’information, à l’exception des documentaires et des émissions d’enquête ou d’investigation. Mais il est inexact d’affirmer qu’il n’existe aucune différence entre les chaînes et parmi tous les genres de programmes.
- Les publics réfractaires à la télévision sont de plus en plus nombreux et s’adressent à d’autres sources d’information, de culture et de divertissement, notamment du côté des médias indépendants et des chaînes de vidéos. Pourtant, si Facebook est devenu la première source d’information pour les adolescents, une grande partie des contenus qui circulent sur les réseaux sociaux proviennent des journaux ou des entreprises audiovisuelles. Surtout, des millions de téléspectateurs restent fidèles à la télévision : nous refusons de ne leur offrir comme seule alternative que les médias alternatifs, qui sont eux-mêmes une composante du service public de l’information et de la culture que nous appelons de nos vœux.
D’où les questions suivantes :
- Doit-on laisser le « temps de cerveau humain disponible » totalement sous l’emprise du seul marché et de la loi du profit ?
- Quel projet politique peut-il se dispenser de poser la question de l’audiovisuel public ?
I. Du monopole étatique à la dérégulation
Considéré au départ comme un monopole étatique, l’audiovisuel public a presque partout été considéré au départ comme un monopole public qui devait « distraire, éduquer, informer ». En France, il a d’abord fait l’objet d’un fort contrôle gouvernemental, mais il bénéficiait d’investissements massifs. À partir de l’éclatement de l’ORTF et de la victoire du libéralisme dans les années 1970-1980, il a été confronté au développement du secteur privé, à la course à l’audience et à un continuel désengagement de la puissance publique. Structurellement mal financé, l’audiovisuel public n’a aujourd’hui pas les moyens de répondre aux défis de la révolution numérique, aux nouvelles circulations des contenus exportés par des géants américains.
Il n’y a pratiquement qu’aux États Unis et dans leur zone d’influence, en particulier en Amérique latine, que les médias audiovisuels ont toujours été des entreprises privées. Dans la plupart des autres pays, la télévision et la radio se sont développées comme des monopoles d’État financés par des ressources publiques et, partiellement, par la publicité. En France, dans les années 1960, l’État a fait des investissements massifs et rapides. Outre le financement des chaînes nationales, ces investissements ont permis un maillage exemplaire de la métropole et des outremers avec les stations de France 3 et de RFO. Mais l’audiovisuel était aussi considéré comme un outil régalien et faisait l’objet d’un insupportable contrôle politique, en particulier dans le secteur de l’information.
Depuis la contre-révolution libérale des années 1970-1980 tout a été bouleversé. Un processus ininterrompu de dérégulation et de marchandisation de l’audiovisuel s’est engagé. Même si une certaine tutelle politique est maintenue, l’État n’investit plus et se désengage, quelles que soient les alternances entre la gauche et la droite.
Sans refaire toute l’histoire quelques étapes clés méritent d’être rappelées.
Éclatement de l’ORTF
En 1974 Giscard d’Estaing est élu de justesse face à la gauche et à son programme commun. Sa première grande réforme est l’éclatement de l’ORTF en sept sociétés. Si tout le monde a en mémoire la censure sur « la voix de la France », on a oublié ce qu’était l’ORTF. C’était une grande entreprise avec trois chaînes de télévision et plusieurs chaînes de radio, TDF pour la gestion des émetteurs, l’INA pour la conservation des images, et, surtout, un puissant outil de production : la SFP, ses 2500 salariés, ses studios et ses cars vidéo, capable de faire de grandes captations en direct et de tourner des émissions, des feuilletons et des fictions de qualité…
Pour ses initiateurs [1], l’éclatement de l’ORTF doit mettre en concurrence les sociétés qui en sont issues et préparer d’éventuelles privatisations plus faciles à réaliser avec des sociétés séparées. Accessoirement, ils veulent aussi en finir avec la « forteresse syndicale » de l’ORTF et la forte influence qu’avaient alors des réalisateurs, souvent communistes, dans les programmes [2].
Privatisation des fréquences
Après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, la libéralisation « politique » des ondes va rapidement coïncider avec leur marchandisation. On passe ainsi de la mainmise du pouvoir politique à la loi du profit. Alors que l’espace hertzien est un bien public rare, il est cédé gratuitement à des intérêts privés, pratiquement sans contrepartie et flanqué d’autorités de régulation et de « contrôle » – le CSA et l’ARCEP (l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) aux pouvoirs avant tout symboliques.
Canal +, la Cinq et M6 se créent sous l’égide de la gauche, la privatisation de TF1 et celle de TDF, en 1986, se font sous un gouvernement de droite. En cédant TF1 (le navire amiral de la télévision publique) à Bouygues, au nom du « mieux disant culturel », la France a fait ce que même l’Angleterre de Margaret Thatcher n’avait pas osé faire ! La BBC à laquelle les Anglais sont si attachés est toujours sanctuarisée et, au Royaume Uni, le privé s’est développé sans rétrécissement du public.
Privatisation des programmes
Depuis la publication des décrets Tasca en 1990 [3], sous le gouvernement Rocard, les chaînes publiques sont devenues de simples diffuseurs et des guichets de financement de la production privée. Véritables « vaches à lait », elles ont l’obligation de commander l’essentiel de leurs programmes à des producteurs indépendants. Les décrets ne devaient concerner que les programmes de stock (fictions, documentaires) mais, de fait, même les émissions de flux, récurrentes, comme les programmes de divertissement sont massivement achetées à l’extérieur… pour le plus grand bonheur des fameux « animateurs-producteurs ». La loi impose un minimum de 420 millions d’euros de commandes annuelles mais le total des achats de programmes représente près de 900 Millions d’euros ! Les sommes en jeu sont considérables et ceux qui bénéficient des bons réseaux s’enrichissent parfois sans contrôle. Ces producteurs ont développé un puissant lobby qui se moque des alternances politiques [4]. Pur scandale : même quand elles les ont financés à 100 %, les chaînes publiques ne sont pas propriétaires de leurs programmes et doivent parfois les racheter pour pouvoir les rediffuser [5] !
En 2001, le gouvernement Jospin finit par privatiser la Société Française de Production (SFP) qui était en difficulté depuis qu’elle ne bénéficiait plus de la redevance et des commandes obligatoires des chaînes publiques. La SFP et ses studios de Bry sur Marne sont cédés pour une somme symbolique à Vincent Bolloré. C’était la première pierre de son empire médiatique, avant qu’il ne devienne le propriétaire de Vivendi et de Canal +.
II. Des alternances, mais toujours la contrainte libérale
Quelle cohérence dégager des politiques publiques dans le domaine de l’audiovisuel depuis le tournant libéral des années 80 ?
Au premier regard, l’action de l’État semble erratique. C’est un empilement de décisions et de lois dont on cherche parfois la cohérence. Il y a pourtant des constantes, quelles ques soient les majorités : l’État se désengage et n’investit pas. Son seul horizon stratégique est la recherche d’économies. Les salariés de ces entreprises doivent sans cesse convaincre leur tutelle de leur utilité sociale. Comme dans les autres secteurs publics, l’État actionnaire ne leur adresse plus qu’une sorte de message : « Vous coûtez trop cher, vous devez faire plus d’économies, êtes-vous bien nécessaires ? »
Dans un souci de rationalisation, la société France Télévisions, avec une présidence unique pour les chaînes France 2 et France 3, est créée en 1992 sous le gouvernement Rocard. Et face aux pertes cumulées, Hervé Bourges, le premier PDG, engage très vite un plan social drastique : plus de 900 licenciements soit 18 % des effectifs.
En 1999, Marc Tessier, énarque et inspecteur des finances nommé sous le gouvernement Jospin s’était présenté à la tête de France Télévisions comme « un développeur ». Il se proposait, à l’arrivée de la TNT (Télévision Numérique Terrestre) de lancer une chaîne pour enfants, une chaîne info (déjà !) et des chaînes régionales de plein exercice. Tous ces projets seront balayés par la droite arrivée au pouvoir en 2002. L’offre nouvelle sur la TNT sera exclusivement celle du privé avec des chaînes souvent de piètre qualité. La ressource publicitaire de France Télévisions sera même diminuée avec une première réduction de la pub qui passera de 12 à 8 minutes par heure.
Après la guerre de Bush contre l’Irak, Jacques Chirac est furieux de la manière dont les chaînes d’information américaines et anglosaxonnes type CNN ont rendu compte de la position de la France. Il montre que « quand l’État veut, il peut » et impose la création d’une chaîne française internationale. France 24, une chaîne d’info en continu « low cost » en trois langues (français, anglais et arabe) voit le jour en 2006. Dans un premier temps [6], elle est détenue à part égale par TF1 et France Télévisions et mise sous la tutelle du Quai d’Orsay.
Le choc de 2008
En janvier 2008, France Télévisions va connaitre un véritable séisme. Sur une idée qui lui a été soufflée par Alain Minc, le président Nicolas Sarkozy annonce au cours d’une conférence de presse l’arrêt total de la publicité sur France Télévisions [7]. Le PDG, Patrick de Carolis, l’apprend en direct. La publicité ne sera finalement interdite qu’après 20 h et la taxe dite « Copé » de 0,9 % sur le chiffre d’affaire des fournisseurs d’accès Internet ne compensera que très partiellement la perte de recettes. En 2009, la première année de la suppression de la pub, le manque à gagner était estimé à 450 millions d’euros. Dans le budget 2017 de France Télévisions, la taxe n’est estimée qu’à 166 millions d’euros [8]. En fait, depuis la suppression de la publicité, c’est tout le modèle économique de France Télévisions qui vacille dangereusement.
Un sérieux problème de financement
Depuis les années 80, le législateur et l’État n’ont jamais réellement choisi un mode de financement qui garantisse à la télévision publique son équilibre, sa place et sa capacité d’investissement. France Télévisions est balloté entre la publicité (qui a représenté jusqu’à 50 % du budget de France 2) et la redevance. Alors qu’il s’agit, en principe, d’une taxe dédiée, elle fait l’objet d’exonérations non compensées ou sert de variable d’ajustement en étant partiellement reversée dans le budget général de l’État.
La comparaison avec les pays voisins de taille comparable est édifiante. C’est l’une des plus basses d’Europe. Elle coûte 216 € en Allemagne, 175 € au Royaume Uni et 137 € en France. Cette redevance rapporte aujourd’hui 3,7 milliards d’euros qui financent France Télévisions (80 % de son chiffre d’affaire), mais aussi Radio France (90 % de son C.A.), France Média Monde, l’INA et la moitié d’Arte. Avec la redevance et les recettes commerciales et publicitaires, le budget global de l’audiovisuel public en France (télés et radios) atteint 4,3 milliards d’€. Un total à comparer avec les ressources de l’audiovisuel public de nos voisins : 8,4 milliards d’€ en Allemagne et 6,1 milliards d’€ au Royaume Uni [9].
Et sous l’ère François Hollande ?
La fragilisation du secteur public de l’audiovisuel s’est malheureusement encore aggravée ces dernières années.
Avant son élection François Hollande avait fait plusieurs promesses dans le domaine des médias : une loi anti concentration, la fin de la fusion RFI/France 24, une chaîne pour enfants, et, surtout, l’élargissement de l’assiette de la redevance. On l’aura compris : aucune n’a été tenue.
En septembre 2012, Rémy Pflimlin, à qui on a imposé une baisse du budget, a dû annoncer 200 millions d’euros d’économies, la fusion des rédactions nationales de France 2 et France 3 et un plan de départ volontaire de 750 personnes. Comme l’a dit alors Aurélie Filippetti, ministre de la culture, il faut bien que France Télévisions participe « à l’effort commun pour redresser les finances publiques » [10].
En aout 2015, à peine nommée, la nouvelle PDG, Delphine Ernotte, ne semble pas prendre tout de suite l’entière mesure des contraintes qu’impose Bercy. Pleine d’ambition (ou d’illusions ?), elle a alors réclamé « fromage et dessert » pour France Télévisions : un élargissement de la redevance et le retour de la pub après 20 h. Ce sera pain sec [11].
Aujourd’hui, la direction de l’entreprise s’enorgueillit de la création de la chaîne France info, le premier projet de développement depuis des années. Mais cette chaîne hertzienne et pour Smartphones, mutualisée avec Radio France, France 24 et l’INA, a été lancée sans financement spécifique, presque uniquement grâce à des économies. La situation financière de France Télévisions est d’ailleurs telle que 90 millions d’euros d’économies et 500 nouvelles suppressions d’emplois sont prévues d’ici 2020 ! De son côté, Radio France qui connaît également des difficultés financières, a annoncé la suppression de 270 emplois.
Malgré les difficultés que connaissent ces entreprises, la dernière loi de finance du quinquennat Hollande votée en décembre 2016 va encore aggraver leurs difficultés. Alors qu’il était question d’augmenter la redevance de 2 € (soit un de plus que l’inflation) [12], cette proposition a été rejetée à la demande d’une députée socialiste. Quelques jours après, sur proposition d’un élu EELV, une loi a supprimé la publicité dans les programmes pour enfants… mais uniquement sur la télévision publique ! Cette idée qui serait bonne si elle prévoyait des ressources de substitution et si elle s’appliquait aux chaînes privées représentera 20 millions d’euros de recettes en moins pour France Télévisions dès 2018.
Suppressions d’emplois, économies dans l’audiovisuel public comme dans d’autres domaines, le bilan du gouvernement de François Hollande laissera un goût amer.
III. Défis et enjeux
Les défis ne manquent pas. Il serait temps de leur faire face.
Révolution numérique et concentrations capitalistes
Non seulement l’audiovisuel public subit les choix politiques liés à la libéralisation et au désengagement continu de l’État mais il est aussi confronté à d’incroyables défis technologiques et aux stratégies du capitalisme financier.
Depuis l’arrivée du satellitaire et du numérique, les modes de diffusion et de réception ont connu un véritable big bang. Les frontières entre les pays ont disparu. Les manières de recevoir du texte de l’image et du son sur toutes les sortes de supports (TV, ordinateurs, tablettes, Smartphones) ont été totalement bouleversées. Avec l’explosion de l’offre, jamais la télévision n’occupa une telle place, mais ses audiences se sont fragmentées. La consommation linéaire à heure fixe cède la place à du « sur mesure » individualisé, à la demande.
La convergence numérique s’accompagne dans le même mouvement d’un bouleversement de tout l’écosystème des médias. Avec des puissances financières inégalées, les multinationales de l’Internet, les fameux GAFA [13] sont devenus de redoutables producteurs de programmes. Ces sociétés qui sont connues pour être des championnes de l’optimisation et de l’évasion fiscales font aussi des bénéfices considérables avec des contenus qu’elles agrègent sans les avoir financés.
En 2013, à la demande des éditeurs de journaux, une taxe a été négociée avec Google… et signée à l’Élysée avec François Hollande qui a parlé d’un « événement mondial » ! Cette taxe forfaitaire et unique, limitée à 60 millions d’euros, a été versée en trois fois à la discrétion de la multinationale pour aider les journaux de son choix dans leur modernisation numérique. L’année de cet accord, selon certaines études, les revenus publicitaires de Google en France étaient d’1,4 milliard d’euros alors que l’entreprise n’a déclaré que 193 millions d’euros de chiffre d’affaire et n’a payé que 6,5 millions d’euros d’impôts sur les sociétés [14].
En France, ce sont les géants des télécoms, les propriétaires des tuyaux, qui développent aujourd’hui des stratégies de convergence pour devenir des « distributeurs de contenus ». Patrick Drahi est à la fois le propriétaire de SFR qui dispose de 18 millions d’abonnés, de BFM TV, de RMC, de Libération et du groupe l’Express. Il vient aussi d’acheter les droits de la Champions League et de s’allier avec les studios américains Discovery et NBC Universal pour développer des bouquets multimédias. De son côté Orange (dont l’État possède encore 23 % du capital) aimerait racheter Canal + mais son propriétaire, Vincent Bolloré, à la tête de Vivendi, préfèrerait une alliance stratégique.
L’enjeu pour ces joueurs de Monopoly à l’échelle planétaire est l’économie du flux avec des millions d’abonnés, cibles de la publicité. À l’heure où la télévision se regarde n’importe où, n’importe quand et sur tous les supports, l’enjeu stratégique n’est plus d’avoir des canaux de diffusion mais d’être propriétaire de catalogues de contenus avec des milliers d’heures de programmes.
Netflix, lancée en France en 2014 et présente dans 190 pays a été capable d’investir plus de 6 milliards de dollars dans des programmes originaux en 2016. Pour faire face, la télévision publique essaie de mettre en place une plate-forme SVOD (vidéo à la demande) qui correspond aux nouveaux modes de consommation, mais ses handicaps sont énormes. Elle ne dispose pas de catalogue digne de ce nom dans les fictions, séries et documentaires dont sont friands les téléspectateurs et elle ne dispose même pas des droits sur ses propres productions [15].
L’enjeu des programmes
On le voit : chez nos voisins, il y a un lien direct entre le niveau de la redevance et celui de la production audiovisuelle. Là où la France produit bon an mal an environ 700 heures de fictions (public et privé confondus), l’Allemagne et le Royaume Uni en produisent environ 2000 en moyenne.
Cette faiblesse de la production française est un paradoxe alors que les audiences sont au rendez-vous… et pourtant, le phénomène s’accélère. En 2015 les séries américaines représentaient 36 des 100 meilleures audiences des chaines hertziennes. En 2016, elles n’occupaient plus que 2 places du top 100 selon les chiffres de Médiamétrie. D’une part le public de la télévision aime les fictions qui lui permettent de s’identifier, d’autre part, à la suite de Canal+ qui a ouvert la voie, l’audace des créateurs de séries françaises a tendance à augmenter.
Alors qu’en France, 90 % de la production audiovisuelle est externalisée, en Allemagne et au Royaume Uni, les chaînes publiques disposent des moyens d’industrialiser leur processus de fabrication de séries et elles le font majoritairement en interne [16].
Parce qu’elles sont propriétaires des productions qu’elles ont financées, les télévisions publiques de nos voisins européens les exportent. C’est même une ressource considérable. Les Anglais ont sans doute un avantage linguistique, mais pour la BBC, la vente de programmes représente 1,5 milliards d’euros de recettes, soit 26 % de son chiffre d’affaire, alors que pour France Télévisions, les ventes de programmes sont marginales et ne lui rapportent que 76 millions d’euros, soit 3 % de son chiffre d’affaires !
L’audiovisuel public à la croisée des chemins
En février 2015, l’inspecteur des finances Marc Schwartz a remis un énième rapport aux divers ministères de tutelle sur l’avenir de France Télévisions [17]. Après avoir analysé le contexte technologique, concurrentiel et économique, il concluait à raison que l’entreprise publique était « à la croisée des chemins ».
Le rapport rappelait avec justesse des évidences souvent oubliées sur la place singulière de cette télévision qui nous appartient à tous :
« Parce qu’elle pénètre dans tous les foyers, éclaire les premiers âges, forme le regard sur le monde et les choses, la télévision publique, doit être, plus que jamais, la télévision de tous : une télévision unique, une télévision citoyenne, une télévision qui rassemble, qui donne envie de comprendre et d’agir, qui crée du sens. Cette mission-là est irremplaçable. (…) Si la télévision publique n’était pas là, il manquerait quelque chose d’essentiel. »
Si cette description du rôle irremplaçable de l’audiovisuel public ne peut que susciter l’adhésion, la suite est moins enthousiasmante. Dans le style neutre propre à la prose des hauts fonctionnaires, le rapport Schwartz rappelle que la France s’est engagée à respecter ses engagements européens « d’ajustements structurels » et de baisse de ses dépenses. Les ressources de France Télévisions dans les années à venir seront donc stables « sans que l’on puisse exclure, en raison des contraintes financières de l’État, un aléa à la baisse, à un rythme proche de celui constaté ces dernières années… »
Voilà les injonctions contradictoires auxquelles se confronte la télé publique. L’affichage politique d’un fort niveau d’exigence et le carcan du libéralisme qui l’étouffe ! C’est ce cadre qu’il faut faire exploser.
Quel avenir pour l’audiovisuel public ?
Fragile, l’audiovisuel public a portant d’extraordinaires potentiels.
France Télévisions, ce sont cinq chaînes nationales et, depuis peu, une chaîne d’information en continu. Elle a un rôle fondamental dans l’aménagement du territoire avec plus de 120 implantations et une trentaine de journaux régionaux en métropole et dans les outremers. Ce sont des milliers d’heures de programme produites chaque année. La télévision publique finance 50 % de la création audiovisuelle en France (60 % des fictions et des documentaires, mais aussi les émissions de flux du cinéma et des films d’animation) [18].
L’audiovisuel public, c’est aussi Radio France (6 chaînes nationales, 44 radios locales, 2 orchestres, 2 Chœurs), France Médias Monde, TV5 (chaîne internationale francophone mutualisée avec des chaînes publiques de Belgique, de Suisse, du Canada et du Québec), l’INA, la chaîne franco-allemande Arte…
L’audiovisuel public emploie plus de 17 000 salariés directs [19], mais, avec le système de l’intermittence, il fait vivre un secteur de 100 000 personnes.
Pour les plus fanatiques des libéraux, l’existence des entreprises publiques est un scandale. « Le secteur public ne doit intervenir que lorsque cela s’impose véritablement » rappelait il y a peu la « Fondation pour l’innovation politique » un organisme lié au MEDEF qui a préparé un « argumentaire » au titre provocateur : « Refonder l’audiovisuel public » en vue de la présidentielle [20]. Ses idées ? Suppression de France 3, France 4, France Ô et de la plupart des chaînes de Radio France, privatiser France 2 et ne maintenir dans le secteur public que France Culture, Arte et France 5.
Idée caricaturale que le secteur public ne doit exister que dans les domaines et à destination des publics qui n’intéressent pas le privé et sa recherche de profits ! En clair l’audiovisuel public devrait disparaitre ou, du moins, se recentrer sur une mission culturelle et purement élitiste.
Cette vision trouve aujourd’hui un écho dans les programmes sur l’audiovisuel des candidats à la présidentielle François Fillon et Emmanuel Macron [21]. Ils partagent les idées de rapprochement entre France Télévisions et Radio France, dans le seul but de faire des économies par une « réduction du périmètre ». Il s’agit pour eux de fermer ou de privatiser une des chaînes de télévision importantes. L’idée revient également de supprimer entièrement la publicité sans compensation [22]. Sur l’audiovisuel, Emmanuel Macron est même celui qui va ouvertement le plus loin dans le libéralisme. Il ne voit d’avenir que dans le développement du privé pour qui il veut « lever les freins à la croissance de la production et de la diffusion audiovisuelles ». [23].
L’enjeu est tout le contraire pour l’audiovisuel public : il faut non seulement lui redonner toute sa place, mais le développer. Il faut lui permettre de répondre à tous les défis qui sont les siens dans un pays de 66 millions d’habitants.
IV. Refonder et démocratiser l’audiovisuel public
Aujourd’hui il ne faut pas s’en étonner, les tensions sont fortes dans l’audiovisuel public. Souvent épuisé et désorienté, le personnel a le sentiment d’être mal aimé par son actionnaire. Les patrons qui se succèdent depuis des années ne semblent avoir pour seule vision stratégique que des plans d’économies. Les salariés ne demandent pourtant pas autre chose que de pouvoir remplir le mieux possible la mission à laquelle ils croient.
Dans le même temps, ces dernières années, un désamour s’est parfois installé entre le public et France Télévisions. Similitudes avec le secteur privé, course à l’audience, appauvrissement des programmes, pensée unique des chefferies éditoriales… Il faut donc refaire du lien à la fois en donnant à France Télévisions les moyens d’améliorer ses contenus et en démocratisant le fonctionnement de cette entreprise qui appartient à tous les français.
Être une référence en matière d’information et de pluralisme, diffuser les grands moments de la vie démocratique de la nation mais aussi divertir, assurer la couverture des grands événements sportifs et du spectacle vivant, financer la création et la fiction, refléter la diversité de nos concitoyens, s’engager dans la lutte contre les discriminations et les préjugés, sont quelques-unes des missions irremplaçables d’un audiovisuel public considéré comme un bien commun.
Quelques propositions
Nous avons, de longue date, avancé quelques propositions, offertes à la discussion publique et au sein même de notre association, que nous résumons et complétons.
– Inscrire la refondation de l’audiovisuel public dans la perspective d’un service public de l’information et de la culture ;
– Doter l’audiovisuel public d’un financement pérenne à la hauteur des enjeux [24], de nouveaux projets et d’une nouvelle organisation.
Des euros, il en faut et des projets aussi.
Des euros, il en faut…
– Inscrire dans la constitution l’existence et le financement de l’audiovisuel public avec un budget pluriannuel. Parvenir à terme à un doublement de sa ressource en envisageant plusieurs pistes.
– Élargir l’assiette de la redevance à tous les foyers quels que soient les modes de réception ou mettre en place une taxe forfaitaire universelle. L’augmenter progressivement et proportionnellement aux revenus. Compenser les exonérations par le budget de l’État. Justifier cette augmentation par une offre accrue de programmes de qualité.
– Préparer la suppression totale de la publicité en mettant en œuvre un financement de substitution, même si l’urgence commande de maintenir un financement mixte, voire d’ouvrir immédiatement une nouvelle fenêtre de publicité entre 20 h et 21 h (100 à 200 millions d’€ de ressources prévisibles).
– Augmenter sensiblement la « taxe Copé » sur les FAI. Pour mémoire, cette taxe, instaurée en 2009, est perçue sur les opérateurs de téléphonie mobile et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) à hauteur de 1,3 % de leurs chiffres d’affaires quand ils sont supérieurs à 5 millions d’euros.
– Mettre en place une véritable taxe sur les agrégateurs de contenus comme Google, Youtube, Apple, Facebook, Amazon, Netflix (GAFAN), indexée sur leur véritable chiffre d’affaire français et sanctionner l’optimisation fiscale.
– Mettre en place un GIE voire, après un processus de négociations, une entreprise commune sur le modèle de la BBC avec la même convention collective. Elle regrouperait France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, TV 5, l’INA et serait dotée d’un véritable outil de production interne ayant des studios en région parisienne.
– Revoir les décrets Tasca. Augmenter fortement la part de production dépendante et la fabrication des programmes en interne. Donner la maitrise de ses droits à France Télévisions dès qu’elle a majoritairement financé une production et développer ainsi ses ressources commerciales.
… Des projets aussi
– Faire de France Télévisions (ou de la future grande société de l’audiovisuel public) un acteur majeur du numérique avec un investissement spécifique lui permettant, par exemple, de former son personnel et de développer une plate-forme de vidéos à la demande par abonnement (SVOD) en alliance avec les autres audiovisuels publics européens.
– Développer des projets de grandes chaines régionales de plein exercice en métropole et dans les outremers. Sur le modèle de l’ARD en Allemagne, inverser le modèle de France 3 et développer des programmes régionaux mutualisés sur de larges bassins de population avec des décrochages de journaux locaux et de programmes nationaux.
– Développer une offre nationale nouvelle avec une chaîne pour enfants sans publicité. Étendre l’interdiction de la publicité dans les programmes pour enfants également aux chaînes privées et sur les plate-formes numériques.
– Soumettre la désignation des PDG de l’audiovisuel public à leur élection par un Conseil national des médias démocratique [25].
– Refonder la composition du Conseil d’administration de France Télévisions [26], notamment en renforçant notablement la représentation des salariés et en l’ouvrant au monde associatif.
Si ces conditions ne seront pas réunies, les discussions sur les programmes resteront sans effet significatif. Mais rien n’interdit de les aborder. À suivre, donc.
Fernando Malverde [27].