Le 7 avril, dans le journal télévisé de France 2, le 20 heures, Anne-Sophie Lapix nous apprend lors d’une interview du professeur Jean-François Delfraissy, Président du Conseil scientifique sur le Covid-19, que :
Le syndicat des généralistes MG France, qui s’appuie sur les données de 2000 médecins, estime qu’environ 1 million et demi de français auraient contracté le coronavirus ; cela fait 9% de la population. Je ne sais pas si cela vous semble probable, mais c’est assez peu dans un tel contexte. S’il y avait vraiment 9 % de personnes immunisées, comment sortir du confinement ? [1]
Deux énormes problèmes en si peu de mots… !
Tout d’abord, un enfant sait que si 1,5 millions de français représentent 9% de la population, c’est qu’il y a environ 15 millions de français [2]… Les règles mathématiques basiques échappent-elles à Anne-Sophie Lapix et aux journalistes du 20h, au point de laisser passer une telle information et de l’écrire en grosses lettres ?
La question mérite d’être posée. Quoi qu’il en soit, cette erreur grossière nous donne une idée du sérieux avec lequel les informations peuvent être vérifiées et recoupées dans la rédaction… A noter que le communiqué de presse du syndicat MG France (sur lequel s’appuie Anne-Sophie Lapix) n’indique nulle part que les 1,5 million représentent 9% de la population. Ce pourcentage provient donc soit d’une autre source, inconnue de nous, soit d’un calcul interne à la rédaction dudit journal télévisé…
Ce communiqué contient par ailleurs des précisions méthodologiques peu rassurantes sur l’enquête de MG France, qui nous conduisent au second (gros) écueil soulevé par la question d’Anne-Sophie Lapix au président du Conseil scientifique : le manque de rigueur du résultat mis en avant par le JT de France 2. Le communiqué de MG France justifie ainsi son étude :
Le 3 avril, 2032 médecins généralistes avaient répondu [à l’enquête]. Ils ont évalué à 56 033 le nombre des patients présentant un tableau compatible avec le Covid-19, qu’il soit confirmé ou probable.[...] En extrapolant ces résultats à l’ensemble des 60 000 médecins généralistes de notre pays, on peut évaluer à plus d’un million et demi les personnes atteintes par le coronavirus entre le 17 mars et le 3 avril.
Il n’échappera peut-être pas à un observateur avisé que pour passer de 2 000 médecins à 60 000 il suffit de multiplier par 30, et si on multiple par 30 les 50 000 cas « confirmés ou probables », on arrive au chiffre magique de 1 million et demi. « L’extrapolation » réalisée par MG France est donc bien... une simple règle de trois ! Un résultat statistique obtenu à la truelle, sans traitement préalable selon la méthode des quotas, et sans compter tous les potentiels contaminés asymptomatiques ni ceux n’ayant consulté aucun généraliste, etc., avec pour finir un chiffre qui ne représente aucune réalité… et qui ne devrait pas être diffusé ainsi à la télévision.
Fort prudemment, le syndicat se protège pour ne pas se voir attribuer la paternité de ce qu’il considère tout de même comme une « information » :
Sans vouloir se substituer aux professionnels du sondage et de l’analyse statistique, MG France estime que ces chiffres constituent une information importante.
Une précision qui devrait alerter tout journaliste souhaitant traiter cette « information », et l’inciter à émettre quelques réserves en la délivrant. Or, si Anne-Sophie Lapix utilise le conditionnel, elle ne donne à aucun moment aux téléspectateurs la moindre précision quant à la méthodologie de ce sondage. Pire : elle se sert du chiffre comme tremplin pour sa question sur l’après-confinement… Le sérieux au carré ?
Taquins, et soucieux de vérifier que cette collecte a quand même été réalisée avec un minimum de sérieux, nous avons consulté le site du syndicat MG France. Quelle ne fut pas notre surprise de trouver un lien vers cette enquête directement depuis sa page d’accueil :
Ainsi, grâce à la magie du web, n’importe quel internaute, médecin ou non, et autant de fois qu’il voudra, peut participer à cette improbable construction statistique.
Le tout sans aucune identification : ni nom, ni adresse, ni aucun diplôme de médecine demandé ! Seulement trois questions. Qui dit pire ?
Et il n’y a pas d’erreur : c’est bien ce sondage qui a été exploité pour obtenir le chiffre de 1,5 million, soit, pour rappel, 9 % de la population selon France 2.
Double chapeau bas !
En ces temps de confinement et d’exercice difficile du métier de journaliste, on peut comprendre un certain désarroi des équipes et un certain degré de désorganisation impliquant des erreurs d’ajustement ou des approximations excusables. Mais de là à diffuser à des millions de téléspectateurs, sans vérification des sources, sans contrôle de la méthodologie, les résultats d’un sondage défiant toutes les règles en la matière, il y a un grand pas : Anne-Sophie Lapix et son équipe l’ont franchi.
Et elles ne sont pas les seules : RTL, Les Échos, La Dépêche ou encore le site d’informations médicales Egora.fr « pionnier de l’Internet médical […] regroup[ant] aujourd’hui près de 70.000 professionnels de santé », ont repris l’information avec le même souci de ne pas en vérifier la pertinence.
Math Blanc