« Qui a tué François Fillon ? » et « François Fillon : l’homme qui ne pouvait pas être président » sont construits et montés de façons très différentes : le premier, centré sur les trois derniers mois de campagne se présente comme une enquête policière visant à débusquer la ou les sources du Canard enchaîné, et plus largement à établir les responsabilités individuelles et collectives dans l’échec du candidat de la droite. Le second film, de facture plus classique, se veut aussi plus ambitieux, explorant la personnalité et remontant le fil de la carrière politique de François Fillon pour y retrouver les signes annonciateurs des affres dans lesquelles allaient être plongés le candidat, son équipe et les membres de son parti au cours de cette campagne.
Malgré ces deux approches en apparence différentes, les deux films sont presque interchangeables : on y retrouve les mêmes protagonistes [4] ou presque, livrant les mêmes confidences sur les mêmes péripéties.
Certes, sur BFM-TV dont c’était là une première incursion dans le genre documentaire, on a essayé d’innover sur la forme. Pour le pire. La chaîne d’information en continu abuse en effet d’artifices narratifs afin de maintenir le téléspectateur en haleine devant un document qui ne présente aucune information originale. En recourant par exemple à des reconstitutions de petits-déjeuners secrets ou de réunions houleuses avec des figurants en costume sombre évoluant comme dans un théâtre d’ombres…
En entretenant surtout un suspense artificiel qui singe l’atmosphère des (mauvais) polars (ou d’une partie de Cluedo), avec tout au long du film une surenchère de commentaires aussi grandiloquents que ridicules : « Saura-t-on un jour qui est la taupe ? », « Si l’ennemi ne vient pas de l’intérieur, il faut chercher ailleurs », « Un candidat qui semble ne pas avoir livré tous ses secrets. Un homme dont on découvre le côté obscur. Alors qui est-il vraiment ? François Fillon ne s’est-il pas tué lui-même ? Et si c’était lui, et lui seul, qui détenait la clef du meurtre ? » ; « Comme dans le meurtre de L’Orient Express, il n’y a pas un seul meurtrier. Chacun y est allé de son petit coup de couteau » ; « de nombreux coups de couteau plantés dans le dos » « les fusils sont chargés, des armes à plusieurs coups », « les balles le frôlent mais ne l’atteignent pas », « l’odeur de poudre se répand », « des mots pleins de sang », « l’animal blessé », « tapi dans l’ombre », « crime signé » « le meurtre a donc échoué », « trois mois sanglants », etc.
Sur France 5, rien de tel. La forme est sobre et convenue, à base d’images d’archive et d’entretiens menés par Bruce Toussaint himself. Pourtant, le fond du film est le même que sur BFM-TV. Les deux documentaires mettent en scène avec la même gourmandise l’anecdote des fèves en forme de chat noir qui garnissent les galettes des rois que se partagent les convives au siège de campagne du candidat Fillon le 24 janvier 2017, quelques minutes avant que les premières révélations du Canard enchaîné ne soient rendues publiques. Dans un cas comme dans l’autre, on relate un rendez-vous téléphonique raté entre Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, injoignable un soir de match du PSG, rendez-vous qui aurait pu sceller le sort de François Fillon si l’on en croit ces adeptes du journalisme de fiction qui, ne se contentent pas de relater ce qui s’est passé, mais qui, en se saisissant de rumeurs et d’anecdotes imaginent ce qui aurait pu se passer…
Plus encore, dans les deux films, on se délecte de la même façon de la faconde de l’avocat Robert Bourgi, qui ne demande qu’à raconter – encore et encore – comment il a « niqué Fillon » avec l’affaire des costumes. Autre point (biais journalistique) commun aux deux films : le peu de cas que leurs auteurs font du contenu même des révélations du Canard enchaîné, préférant s’appesantir sur les maladresses de la défense de François Fillon, sur sa communication défaillante, et sur les défections d’élus de son camp pour expliquer son échec à se qualifier pour le second tour – comme si un bon « plan comm’ » relayé à l’unisson par une armée d’élus disciplinés pouvait faire avaler n’importe quoi à « l’opinion »…
Le résultat ? Deux documentaires qui écrivent une pseudo (petite) histoire officielle reposant sur les souvenirs et les témoignages de ses acteurs directs, sans aucun recul ni mise en perspective ; deux documentaires inutiles qui n’éclairent en rien une affaire qui avait déjà tant focalisé l’attention médiatique au cours de la campagne présidentielle, jusqu’à en occulter le reste et l’essentiel pendant des semaines. Mais une telle affaire, initiée par des journalistes et faisant mentir tous les pronostics journalistiques ne pouvait que fasciner… les journalistes !
Une couverture généreuse, un succès critique
D’ailleurs, les médias qui ont chroniqué les documentaires les ont adorés. Comme Libération [5] et Télérama, par exemple. Le quotidien de Drahi a apprécié que soit restituée « la dimension psychologique et finalement psychodramatique de l’épopée, marche triomphale durant la primaire puis funèbre durant la présidentielle », lorsque l’hebdomadaire de Niel et Pigasse a salué les « anecdotes croustillantes, témoignages de premier plan, récits romanesques ».
Tous deux louent également la qualité du scénario : pour le journaliste de Libération, relatant les propos d’un protagoniste, la réalité de ce « Penelopegate » dépasse la fiction (« "Aucune série politique ne pourra jamais égaler en rebondissements ce qui s’est passé durant ces quelques semaines", note Gilles Boyer »), tandis que pour le rédacteur de Télérama, elle ne fait que la rejoindre (« On s’en souviendra comme du feuilleton de la campagne, entre House of cards et Petits Meurtres entre amis. Avec son lot de mensonges, de trahisons, de rebondissements surréalistes, l’histoire Fillon a tenu la France en haleine pendant trois mois »). Mais pour le reste, les deux journalistes relèvent la même idée-force qui traverse les deux documentaires, et qui est aussi l’un des principaux carburants du journalisme politique : « L’explosion en vol de l’ancien Premier ministre de Sarkozy est relue, (…) à la lumière des vieilles haines et des rancœurs tenaces qui font (aussi) la réalité d’un camp politique, notamment à droite » analyse Libération, confirmé sur ce point par Télérama (« la saga Fillon est symptomatique des déchirements internes à la droite française ces dix dernières années »).
Mais Libération et Télérama sont loin d’être les seuls à avoir participé au tapage médiatique autour de ces documentaires. BFM-TV, chaîne productrice de « Qui a tué François Fillon ? » en a fait la promotion environ 120 fois en 24h [6] ! Une promotion intense lancée une semaine avant la première diffusion de « Qui a tué François Fillon ? » et qui s’est poursuivie les jours suivants. Une armada de commentateurs, de « chroniqueurs TV » et d’éditorialistes se sont ainsi attelés à paraphraser le documentaire au gré de « critiques » ou d’interviews des réalisateurs, sur BFM-TV comme dans la quasi totalité des grands médias [7].
Une couverture qui illustre les obsessions d’un journalisme de microcosme, qui mutile l’information politique en la personnalisant, en la psychologisant et en la théâtralisant jusqu’à l’absurde. Et sous ce prisme, le « Penelopegate » recelait effectivement tous les ingrédients à même d’en faire une pépite journalistique – et le sujet de deux documentaires.
Blaise Magnin (avec Bruno Dastillung et Pauline Perrenot)
Annexe : le journalisme de microcosme
– Quelques exemples (non exhaustifs !) de la promotion de son propre film par BFM-TV au gré de décomptes journaliers, d’extraits « exclusifs » et d’interviews :
- La veille de la première diffusion, le 28 janvier :
- Le jour même, le 29 janvier :
– Mais également dans le reste des grands médias :
- Le Point :
- L’Express :
- Quotidien :
- France Inter :
- Le Figaro :
- Capital :
- Le Monde :
- Paris Match :