Le rouleau compresseur autour d’Éric Zemmour interroge les journalistes. On lit que certains s’en inquiètent, on entend que d’autres s’en indignent. À l’issue de son congrès fin octobre, le SNJ a produit le premier (et unique) texte syndical sur la question [1], en dénonçant la « "zemmourisation" de la campagne présidentielle », la « couverture médiatique frénétique » dont il fait l’objet, ainsi que le « suivisme nauséabond » des directions des rédactions.
Parallèlement, 300 professionnels – majoritairement pigistes et travaillant avec les médias indépendants pour nombre d’entre eux – ont signé fin octobre la tribune « Journalistes, nous ne serons pas complices de la haine ». Que l’on souscrive ou non à la totalité de la démarche, la tribune met le doigt sur le phénomène que nous dénonçons – un climat médiatique plus que délétère – et établit explicitement la responsabilité des chefferies éditoriales… mais pas que : « Nous nous désolidarisons des grand-es patron-nes de médias, directeurs et directrices de rédaction, animateurs et animatrices, chroniqueur-ses, confrères et consœurs qui tendent avec jubilation micros et caméras à des personnalités publiques vomissant leur haine de l’autre. Personnalités dont l’une a déjà été condamnée par la justice pour provocation à la haine raciale. »
On notera également que la tribune « Ouvrez les fenêtres, lisez la presse indépendante », cosignée par des dizaines de médias indépendants fin octobre, dénonce (notamment) « un système médiatique dominant qui vient de nous infliger deux mois de "zemmourisation" du débat public et un agenda informatif médiocre, pour ne pas dire plus. »
À notre connaissance, il s’agit là des trois seules prises de position collectives publiques à ce jour autour du traitement médiatique d’Éric Zemmour. Autant dire… extrêmement peu. A fortiori quand le même matraquage médiatique se poursuit jour après jour depuis début septembre. Deux mois durant lesquels on s’est vu infliger en boucle les mêmes thématiques et « polémiques » biaisées renforçant la banalisation de l’extrême droite fascisante, pour laquelle CNews est une vitrine permanente. Deux mois, et pas l’ombre d’un débrayage dans les rédactions pour dénoncer les choix éditoriaux délétères des directions. Deux mois, et un CSA empruntant comme de coutume la voie du silence. Deux mois, et pas le début d’une critique publique de la moindre société de journalistes (SDJ) ou de rédacteurs (SDR) à ce sujet.
Le 17 novembre, 39 d’entre elles (incluant Le Figaro, Le Parisien, BFM-TV, LCI, Marianne, Radio France, Le JDD, etc.) interpellaient pourtant le gouvernement et le champ politique au sujet des violences de l’extrême droite contre les journalistes. Mais certaines de ces SDJ peuvent-elles s’indigner – à juste titre – de ces violences sans dire un seul mot du traitement, par leurs propres organes, de l’extrême droite en général, et de Zemmour en particulier ? Pendant combien de temps encore ces SDJ pourront-elles tranquillement s’absoudre de leur responsabilité dans le pourrissement du débat public, polarisé par les obsessions d’une extrême droite à laquelle bon nombre d’entre elles servent la soupe ?
Ceci expliquant en partie cela, certains dirigeants de médias, récemment réunis en huis clos, se sont jeté des fleurs en adoubant leurs choix éditoriaux : la sondomanie, les obsessions de l’extrême droite à la Une, la surexposition de Zemmour… Tout. Ils assument tout de bout en bout. Et après eux le déluge.
On aurait pu espérer, a minima, que la tribune « Journalistes, nous ne serons pas complices de la haine » fasse un tant soit peu de bruit. Selon l’une des co-autrices que nous avons contactée, elle est au contraire restée lettre morte dans les grands médias [2]… à une (malheureuse) exception près : pour Marianne, Jean-Loup Adenor a converti ce texte en appel à la censure ! Lucide, le journaliste fustige le « mépris » porté aux thématiques historiques de l’extrême droite, qui auraient été « invisibilisé[es] ». Vous avez dit « déni des réalités » ? Tout indiqué pour donner des leçons, il en appelle à un traitement sans « mépris ni complaisance » de Zemmour, et incite à privilégier un « travail journalistique sérieux, rigoureux, un travail de terrain ». Nul doute que publier un « générateur de tweets à la Zemmour » comme le fit sa propre rédaction en fait partie…
Atone, fragmentée, acritique, satisfaite ou ployant sous les contraintes, la profession donne la fâcheuse « impression » d’être littéralement au tapis – à cet égard, l’écrasement de la rédaction d’Europe 1, fin juin, après cinq jours de grève pour protester contre la prise de contrôle de la station par Bolloré constituait (à nouveau) un bien sombre présage…
Aveuglement maximal
En octobre, des reportages parus dans Middle East Eye ou Mediapart faisaient état de « vifs débats dans les rédactions ». Mais ils collectaient surtout des tweets et des témoignages individuels, dessinant quelques accès de colère certes, mais aussi (voire surtout) des réflexions revenant à délivrer des blancs-seings aux choix des rédactions. Ainsi d’une journaliste d’un hebdomadaire, décrite par Mediapart comme « désemparée » : « Évidemment il n’est pas encore candidat, mais il est déjà mesuré par tous les instituts de sondage donc comment on fait ? On ne va pas faire comme s’il n’était pas, déjà, dans le paysage de l’élection présidentielle. » Gros niveau d’autocritique. « Il n’y a pas particulièrement de débat sur la couverture d’Éric Zemmour. C’est assez naturel. On le traite à la hauteur de ce qu’il pèse dans les sondages », naturalise encore le journaliste du Figaro en charge de l’extrême droite. « Cela fait des mois qu’on écrit sur lui sans savoir s’il va y aller, donc ce serait un peu paradoxal de lever le pied alors que sa campagne commence de fait », commente encore un autre professionnel [3]…
Fin octobre encore, l’éditorialiste Gilles Bornstein était convoqué pour un entretien préalable à une sanction par la direction de France TV. La faute ? Avoir dit sur France Info, en réponse à Ian Brossat, que Zemmour n’avait « pas le droit de venir ici ». Réaction de la SDJ ? Un appel… « à la clémence » de la direction et une demande de « clarté » quant à la ligne éditoriale [4]. Décapant. Quelques semaines plus tard, alors que la direction de l’info de France TV avait comme ligne de « ne pas inviter [Zemmour] tant qu’il n’est pas candidat », la chaîne publique se dédisait tranquillement en le recevant dans la matinale de France Info le 22 novembre. Que fit publiquement la SDJ ? Rien.
Chroniques, ce sont ces renoncements qui permettent « l’inimaginable » : au salon de l’armement Milipol le 20 octobre, Zemmour pointait un fusil de précision (non chargé) sur des journalistes. Hormis quelques tweets et une prise de position – isolée là encore car issue d’un billet personnel – dans Libération, rien de collectif n’a émané de la profession.
Pire : routines et réflexes professionnels sont tellement digérés qu’au moment d’être pointé par Zemmour, le « reporter » de LCI Paul Larrouturou est non seulement resté sur place, mais lui a demandé en prime… de commenter son geste ! Avant de creuser un peu plus, en verbalisant la seule leçon qu’il semblait tirer de cette séquence :
Pathétique ? Sûrement. Alarmant ? Aucun doute. Mais tout est là : le scoop, encore le scoop, toujours le scoop. La fierté d’avoir suscité et recueilli une « petite phrase » fait oublier l’énormité du symbole au (grand ? petit ?) journaliste…
L’aveuglement était tout aussi aigu au service politique de BFM-TV. Alors que la chaîne sert littéralement l’agenda de Zemmour depuis septembre, le fait que ce dernier pointe un fusil sur un journaliste n’était pas considéré comme une information en soi : « Nous avons décidé de ne pas la diffuser » affirmait à l’antenne Philippe Corbé, le chef du service. Pourquoi la rédaction a-t-elle changé d’avis ? « À partir du moment où une ministre [Marlène Schiappa] décide de rentrer dans ce débat […], qu’Éric Zemmour répond à la ministre, que la ministre répond à la réponse d’Éric Zemmour, ça devient un fait politique. Et nous le traitons. » Brillant. Réfléchissant enfin à un traitement médiatique adéquat, Philippe Corbé attendait du gouvernement qu’il prenne position, et lui fournisse, de fait, la marche à suivre. Daniel Schneidermann disait le reste :
[Philippe Corbé] aimerait que le gouvernement lui indique une ligne claire : Zemmour, on en parle, ou on n’en parle pas. Il est dangereux, ou il ne l’est pas. […] Il ne parvient pas à le savoir tout seul. Il ne parvient pas à métaboliser seul la dimension allégorique terrifiante de cette innocente saynète de campagne. Il est à fond dans le syndrome des confrères de Berlin 1933 [5] : l’impossibilité de nommer ce que l’on voit.
Jusqu’à quand ?
Critique minimaliste
En septembre, on entendait pourtant d’illustres éditorialistes pousser des coups de gueule en plateau. Dans « C à vous » (10/09) par exemple. « Une rupture dans le débat démocratique français » disait Patrick Cohen à propos d’Éric Zemmour, avant de pointer sa « banalisation » médiatique : le fait qu’il soit question de tambouille politicienne le concernant, « mais presque jamais du fond de ses propos, de son idéologie et de ses imprécations ». « Nous sommes devenu fous » admettait encore Jean-Michel Aphatie avant de renchérir : « Bien sûr que les médias ont leur part de responsabilité, évidemment. Nous avons fabriqué Éric Zemmour. En lui donnant la parole, en ne le contrariant pas, en lui laissant dire n’importe quoi. L’interview du Corriere della Sera, ça a été un scandale. Moi j’étais à RTL à l’époque, et bien le lendemain matin, Éric Zemmour est [venu] et Yves Calvi a fait une interview "Éric, vous vous êtes mal expliqué ? On ne vous a pas bien compris, vous pouvez nous expliquer Éric ?" Bon, écoutez c’est pitoyable. » Des critiques tout à fait fondées… et salutaires. Mais qui ratent pourtant tout un pan (pour ne pas dire le fond) du problème.
Sans avoir peur de caricaturer Patrick Cohen, on peut dire que de son point de vue, la tambouille politicienne et la course des petits chevaux ne sont des pratiques problématiques qu’en tant qu’elles s’appliquent à Zemmour. Que ces pratiques soient dominantes dans la manière de concevoir et d’exercer le journalisme politique en général n’aurait donc aucun lien avec la banalisation de l’extrême droite ? Il semble pourtant évident que si, et nous ne le répèterons jamais assez : la mise en scène médiatique des enjeux politiques, « focalisée sur les confrontations qui agitent le microcosme partisan, […] [le] recensement des "petites phrases" et des "bons mots" […], les stratégies de communication des acteurs politiques, les bruits de couloir, les chamailleries internes, les enquêtes de popularité, les ambitions personnelles, etc. […] accréditent une version politicienne de la politique, qui en détourne de larges fractions de la population (en particulier dans les classes populaires) et contribue à légitimer le discours "anti-système" du Front national. » Et de l’extrême droite en général.
De même, à bien suivre Jean-Michel Aphatie, le pouvoir de consécration des grands médias et l’absence de contradiction journalistique ne seraient problématiques qu’en tant qu’appliqués à Zemmour. Ce serait là encore oublier le rôle déterminant des médias dans la légitimation et dans la surexposition de nombreux clones zemmouristes et autres VRP du Front national. Et l’extrême bienveillance des commentateurs à leur égard, dont celle… d’Aphatie Jean-Michel [6].
Bref, dans les deux cas, la critique structurelle est rayée de la carte. « Dommage »… Car c’est précisément celle qui permet de comprendre comment on en est arrivé là ; combien la couverture de ce début de campagne constitue, certes, une rupture, mais ne tombe pas du ciel ; et à quel point les dynamiques qui ont co-produit le capital médiatico-politique d’Éric Zemmour en fabriqueront de nouveaux à la pelle… pour peu que rien ne change.
Alors oui, on le sait : la critique radicale des médias est une hérésie. Les seules « mises au point » acceptables et tolérées se font entre professionnels, juges et parties, et si possible en provenance des hauts gradés. Les mêmes qui servent quotidiennement la soupe tiède des « émissions médias », relativement inoffensives. La critique étant bien meilleure en huis clos, il faut veiller à ce qu’elle le reste.
Face à un tel aveuglement, face à la complicité explicite des directions et à l’atonie de la profession, des ripostes collectives semblent plus qu’urgentes. De même que l’est la nécessité de continuer à informer et à diffuser, par tous les moyens, la critique radicale du système médiatique, dont le fonctionnement structurel balise la route d’un danger fasciste.
Pauline Perrenot