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Maux médiatiques : « Wokisme »

par Philippe Merlant,

Cet article est tiré du Médiacritiques n°41, à commander sur notre boutique en ligne ou à retrouver en librairie.

Ils et elles auraient déjà, à en croire certains, envahi la scène politique, notamment à gauche : de Sandrine Rousseau, finaliste de la primaire écolo qualifiée par Le Figaro (31 août) de « candidate woke », à Jean-Luc Mélenchon, rangé dans le même camp par le même Figaro dans l’article « Comment l’idéologie woke infiltre la classe politique » (8 nov.).

Ainsi, 2021 aura été l’année de l’infiltration du « wokisme »… dans les médias. Le terme est venu se substituer à « islamo-gauchisme ». Lequel, pour ambigu et fantasmagorique qu’il soit, était peut-être encore un peu trop explicite. Avec « wokisme », aucun risque : on ne sait plus du tout de quoi il s’agit. Certes, bien des médias savent rappeler que, comme le résume Ariane Chemin dans le podcast « L’heure du monde » du 4 novembre [1], « “Woke” vient de “awake”, qui veut dire être “éveillé”, c’est-à-dire vigilant et conscientisé face aux formes de racisme et de sexisme les moins visibles ». Mais en quoi serait-ce un défaut d’être ainsi vigilant ? Et que peut-on bien trouver à redire au wokisme, promu en quelques mois ennemi public numéro un ?

Premier reproche : cette idéologie serait l’instrument d’une américanisation de la société française. Franz-Olivier Giesbert évoque ainsi un « lavage de cerveau […] venu des États-Unis » (Le Point, 11 nov.). Or, le terme « wokism » n’existe pas dans les pays anglophones : ce néologisme a été forgé en France, par ceux-là même qui dénoncent l’américanisation du débat [2]. Le glissement de « woke » à « wokisme » n’est pas anodin : il vise à faire croire qu’il s’agit là d’une idéologie unifiée, voire d’un courant politique structuré. Alors que ces mêmes médias n’hésitent pas à mettre dans le même sac déboulonneurs de statues et tenants de l’écriture inclusive.

Deuxième accusation : « Obsédé par la race et le genre, le nouveau “progressisme” [ferait] l’impasse sur le social » (Anne Rosencher, L’Express, 4 mars 2021). Même idée dans Le Figaro (26 fév. 2021) : ce « néo-gauchisme […] se traduit par l’abandon de la question sociale au profit de la politique des identités, […] de la centralité des classes populaires vers celles de minorités sexuelles, religieuses ou ethniques ». Et voilà les médias mainstream, apôtres du néolibéralisme, des marchés triomphants et de la concurrence libre et non faussée, qui versent des larmes de crocodile sur l’évacuation du social. Des médias si préoccupés par la question que toute mobilisation populaire y est systématiquement traitée par la morgue et le mépris, dénaturée et délégitimée [3].

Troisième récrimination : les wokistes seraient les censeurs d’aujourd’hui. Dans une émission d’Europe 1 intitulée « Bienvenue au wokistan » [4] (25 janv.), Julian Bugier définit la « woke culture » comme le fait « de pratiquer une censure au nom du droit à ne pas être offensé ». La sociologue Kaoutar Harchi proteste devant cette présentation, mais il réitère : « Un mouvement de censure qui touche les médias et nos universités ».

Le procès en totalitarisme n’est pas loin. Et nombreux s’y engouffrent. Alain Madelin évoque le wokisme comme une « talibanisation des démocraties » (L’Express, 23 nov.). Dans un podcast du Point (24 déc.), « les contrariantes » le « retrouvent dans tous les grands mouvements autoritaires, que ce soit l’Inquisition, le stalinisme, la révolution culturelle ». Torquemada et Mao, wokistes avant l’heure ? Sur CNews (17 nov.), le philosophe Jean-Loup Bonnamy voit « les mêmes mécanismes psychologiques de culpabilisation » à l’œuvre dans le wokisme et dans la révolution culturelle, tandis que, dans Marianne (20 avr.), le médiologue François-Bernard Huyghe évoque une « démarche quasi-religieuse. L’éveillé woke se veut littéralement impeccable, sans péché ».

Tout à leurs tentatives convenues et éculées de disqualifier des courants militants qu’ils honnissent, les gardiens médiatiques de l’ordre social parviennent à esquiver le fond du problème : y a-t-il, oui ou non, des systèmes de domination dont il convient d’être conscient ? Les médias accolent souvent au wokisme la « cancel culture ». En désignant par un mot-repoussoir des courants politiques importants sans jamais demander ce qu’ils ont à dire, ne visent-ils pas à invisibiliser, voire escamoter la réalité des dominations ? La cancel culture n’est pas toujours là où on le croit.

Philippe Merlant

 
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Notes

[1Ce podcast constitue l’un des rares documents journalistiques sérieux parus dans un « grand média » sur la question.

[2Voir « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », Valentin Denis, AOC, 26 nov.

[3Les médias contre la rue, 25 ans de démobilisation sociale, Acrimed, éditions Adespote, 2021.

[4Titre identique à celui d’un article du Canard Enchaîné (29 sept.).

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