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Mariage princier : l’overdose

par Blaise Magnin, Denis Perais,

Anticipant ce que serait très probablement le tsunami médiatique à l’occasion du mariage royal britannique qui avait lieu le 19 mai, Stéphane Bern expliquait le 16 dans Gala que si « à la fin des années 80, l’actualité des rois et des princesses n’intéressait pas grand monde [d’autres que les magazines dédiés à cette thématique], "aujourd’hui, lorsqu’un bébé royal naît, les chaînes traitent le sujet comme une information majeure" ».

Trois jours après les déclarations de celui qui sera le principal animateur sur France 2 de la cérémonie du mariage, les médias dominants nous ont offert une nouvelle illustration édifiante de cette réalité, en particulier les chaînes de télévision. Panurgisme médiatique quand tu nous tiens...

Vous avez dit pluralisme ? Et hiérarchie de l’information ?

Les espoirs de ceux qui pouvaient encore croire que la pluralité des canaux de diffusion était synonyme de celle des sujets traités seront encore « douchés ». Les chaînes de télévision (y compris sur leurs sites internet) en font des « tonnes » avant, pendant et après la cérémonie, cette dernière étant diffusée sous forme d’éditions spéciales interminables par France 2, M6, TF1, BFMTV, CNEWS, France info et LCI.

Excusez du peu !

Pendant plusieurs heures le samedi 19 mai, elles imposent aux téléspectateurs un programme unique dont le caractère informatif est par ailleurs inexistant, le futile et l’obséquieux [1] faisant office de rigueur journalistique et de ligne éditoriale [2].

Dans ces conditions, difficile pour tout téléspectateur le souhaitant d’échapper à un tel matraquage. Vous avez dit pluralisme ?

Sans revenir ici sur les raisons structurelles présidant à un tel choix éditorial, il rappelle le « journalisme de cour » auquel nous avons assisté en 2011 à l’occasion d’un autre mariage princier, ou encore la couverture indescriptible et tout aussi uniforme du décès de la princesse de Galles (Lady Diana) le 31 août 1997. Un choix qui n’a rien d’anodin puisqu’il tend à se substituer à toute autre information.

C’est ce que notait déjà à l’époque Serge Halimi dans son ouvrage Les Nouveaux Chiens de garde : « Forcément, sa mort nous "intéressa". Peut-être se serait-on intéressés à d’autres sujets si les médias avaient consacré autant de temps et de moyens qu’à ce fait divers-là » ; rappelant dans la foulée que « la mission du journaliste consiste à rendre intéressant ce qui est important, pas important ce qui est intéressant. Le destin de l’Afrique est peut-être moins "intéressant" que les conditions du décès de la princesse de Galles mais il est infiniment plus important  ».

Un constat qui conserve plus de vingt ans après toute sa pertinence.

Le public insatiable, vraiment ?

Pour justifier leurs choix, les chefferies éditoriales n’hésitent jamais à invoquer « l’intérêt » du public. Pourtant, cet engouement que traduirait la couverture médiatique totalement disproportionnée de ce mariage n’apparaît pas « couler de source », même outre-Manche, ainsi que le relèvent… les médias eux-mêmes. Ainsi du Figaro qui ne peut que constater que parmi les « environ 100.000 personnes [qui] sont attendues samedi à Windsor pour participer aux festivités, beaucoup [sont] de[s] touristes étrangers , ou simplement tent[és] d’apercevoir les jeunes mariés lors de leur procession en calèche ». Pis, Le Figaro cite un sondage récemment publié au Royaume-Uni indiquant que «  66% des britanniques [ne sont] pas intéressés par le mariage de Harry et Meghan  », ce qui n’empêchera pas la rédaction d’activer « un dispositif exceptionnel » pour couvrir l’événement. Une couverture détaillée en ces termes :

La rédaction du Figaro met en place un dispositif exceptionnel pour suivre le mariage […]. De 11h30 à 15 heures, suivez en direct vidéo sur Figaro Live notre émission spéciale, présentée par Marion Galy-Ramounot, journaliste et chef de rubrique people et culture de Madame Figaro et Frédéric Picard, rédacteur en chef du figaro.fr. Pendant plus de trois heures, nos invités – l’historien Philippe Delorme, le pasteur Andrew Rossiter, la blogueuse mode Deborah Reyner-Seybag et l’expert en savoir-vivre Jérémy Côme – se succéderont dans le studio de Figaro Live, pour commenter ce mariage princier. En parallèle, un live texte publié sur le site du Figaro sera mis à jour par nos journalistes et vous fera vivre les rebondissements de ce mariage exceptionnel. Vous pourrez aussi retrouver les dernières vidéos et moments forts dans nos articles publiés tout au long de cette journée unique.

En d’autres termes : un branle-bas de combat éditorial pour créer de toute pièce « l’événement » médiatique, de la part d’un journal ayant mobilisé des correspondants à Londres et à Washington en plus de différentes rubriques de son édition…

C’est cet enthousiasme journalistique, bien paradoxal alors qu’une écrasante majorité de l’opinion publique britannique semble indifférente, qu’Alex Taylor, journaliste britannique récemment naturalisé français, brocarde avec délice dans un tweet aussi perfide que lucide publié le 17 mai : « 66 % des Britanniques ne s’intéressent pas du tout au mariage royal selon un sondage... contrairement aux 100 % des journalistes français qui me laissent un véritable confetti de messages ces jours-ci ».

De passage sur le plateau de France 2, il revient sur ce constat. Sauf que les maîtres de cérémonie – agenouillement médiatique devant la monarchie britannique oblige, aucune fausse note ne peut être tolérée – s’escriment à l’en empêcher, sans qu’Alex Taylor accepte de se plier à leurs injonctions (voir notre annexe 1 en fin d’article). Un son de cloche différent qui n’infléchira pas le message du présentateur de « l’édition spéciale » de service public, parlant d’un « moment historique » pour conclure l’émission…

Les grincheux n’ont qu’à bien se tenir

Un événement « historique », pour les deux compères de France 2, assurément, mais auquel il convient, selon Stéphane Bern, de ne pas « donner une sur-importance  » (on se demande ce qu’aurait été le dispositif médiatique si les médias avaient donné une « surimportance » à ce mariage...), puisque, comme il le reconnait également, il n’aura strictement aucune incidence sur « l’avenir du monde »

Anticipant les critiques de « quelques grincheux » comme les qualifie Julian Bugier, Stéphane Bern poursuit sa tentative de justifier l’injustifiable, journalistiquement parlant, en évoquant « un événement festif », « une respiration », « une parenthèse enchantée » pour « oublier les réalités du monde » [3]. Mais Julian Bugier, lui, est journaliste, pas commentateur de festivités nuptiales, et il n’en démord pas : ce mariage royal recelait bien « un enjeu sociétal, diplomatique et sans doute historique, l’avenir nous le dira ».

Dans un portrait d’une rare complaisance publié le 31 juillet 2016, La Nouvelle République légendait ainsi la photo accompagnant l’article : « La motivation profonde de Julian Bugier : préserver avant tout la qualité de l’information ».

La « motivation profonde » de Julian Bugier, comme celle de sa hiérarchie et de toutes les rédactions qui ont monté des « éditions spéciales » à tour de bras ce samedi 19 mai est en réalité beaucoup plus triviale : il s’agit de la course à l’audimat. Une course à l’audimat qui est le véritable principe régulateur de l’industrie médiatique, comme les courbes de ventes de yahourts le sont pour l’industrie agro-alimentaire, et qui est au principe d’une concurrence mimétique ayant tourné, en ce 19 mai, au panurgisme journalistique pour sept des plus grandes rédactions nationales. Avec la qualité de l’information comme victime collatérale.

Denis Pérais et Blaise Magnin




Annexe 1 : journaliste de « maintien de l’ordre »

Deux heures vingt après le démarrage de la retransmission par France 2, arrive sur le plateau Alex Taylor, journaliste franco-britannique. Malgré son ton « badin », l’échange va perturber pendant plusieurs minutes le déroulement des opérations, par sa remise en cause – certes feutrée mais bien réelle – du traitement disproportionné accordé par les médias français à cette cérémonie.

- Julian Bugier : « Alex Taylor nous a rejoint, bienvenue à vous, journaliste franco-britannique. Je crois que vous avez obtenu la nationalité française il y a peu de temps. »

- Alex Taylor : « J’ai obtenu la nationalité française, je suis très fier d’être républicain maintenant, c’est ce qui me fascine. »

- Julian Bugier : « Vous qui avez aujourd’hui un pied dedans, un pied dehors, êtes-vous enthousiaste, admiratif, circonspect par cette union princière ? »

- Alex Taylor : « Je trouve que c’est une très belle histoire d’amour, je suis ému comme vous et tout le reste, etc. Mais c’est vrai que je vois ça d’un œil… j’ai grandi avec tout ça contrairement à vous. Moi, quand j’avais quatre ans, on a sorti les drapeaux dans mon école en Cornouailles parce que la reine était là [4]. [...] Ce qui me fascine, j’ai eu deux cents messages sur mon répondeur cette semaine pour venir parler de la famille royale britannique dans les chaînes françaises. […] Ce qui fascine, c’est pourquoi vous la République… Il y a quand même ce sondage qui dit que 66 % des Britanniques ne s’intéressent pas outre mesure… »

- Stéphane Bern : « Je vais quand même nuancer , c’est un sondage parti des Républicains [anglais], donc forcément… » [5]

- Alex Taylor : « Je sais […] Mais c’était fait par l’équivalent de la SOFRES, YouGove. » [6]

Stéphane Bern, qui visiblement ne supporte pas que l’on puisse ne pas vouloir se prosterner devant les têtes couronnées, poursuit dans la critique sondagière : « On peut tourner la question comme on veut. ».

- Alex Taylor : « Oui bien sûr. Mais en même temps, je comprends bien, les caméras du monde entier sont focalisées sur une très belle histoire d’amour, émouvante et touchante, un conte de fées dont tout le monde a besoin. On a l’impression que la Grande-Bretagne est complètement fascinée par ça, mais je peux vous dire, qu’ en dehors de Windsor qui est un petit village , il y a beaucoup de Britanniques pour qui ce n’est pas complètement obsédant.  »

Stéphane Bern, voyant que son interlocuteur ne cède pas un pouce de terrain, tente un changement de ton pour justifier la surmédiatisation en France, qui arrive, on peut le dire, comme un cheveu sur la soupe : « Bien sûr, mais le monde entier a les yeux tournés vers Windsor et c’est une très bonne affaire. Et vous qui avez quitté l’Angleterre à cause du Brexit, ça compense les pertes. »

- Alex Taylor n’en démord pas : «  [Ce mariage] est un sparadrap sur une société très clivée, c’est ça qui m’intéresse, de voir pourquoi... »

Voyant que son interlocuteur refuse toujours d’obtempérer aux oukases de Stéphane Bern, Julian Bugier ne le laisse pas terminer sa phrase et tente une nouvelle diversion : « Je vais vous poser la question différemment  : est-ce que vous êtes admiratif du virage progressiste, d’une certaine manière, qu’est en train de prendre la famille royale avec cette union ? »

Si nous glissons alors sur un autre terrain que celui de la couverture médiatique française, les échanges qui suivent méritent d’être transcrits, tant ils mettent en évidence les présupposés idéologiques des « grands » journalistes sur ces petits mécréants du Brexit.

- Alex Taylor persiste : « Évidemment, ce serait complètement grincheux de dire le contraire. Mais en même temps, c’est un peu condescendant vis-à-vis d’une société qui est très ouverte à plein de choses. Moi, je me souviens quand j’étais petit, enfin pas si petit que ça, dans les années 70 [en] Grande-Bretagne, les principales informations à la télé, sur la chaîne privée, étaient présentées par un black  [7]. Donc quelque part aujourd’hui, la Grande-Bretagne n’a pas besoin d’une société infiniment ouverte. »

Un troisième larron intervient alors pour tenter de faire taire l’impertinent, Marc Roche, ancien correspondant du Monde à Londres : « Si elle était suffisamment ouverte, elle n’aurait pas voté pour le Brexit quand-même ? »

- Alex Taylor, tout en semblant acquiescer, reprend son plaidoyer : « Non, ça, c’est clair. Mais, sur des questions de « politically correct » et de couleur, la société britannique est très ouverte déjà depuis des années. Ce qui me frappe, c’est qu’on pose beaucoup plus cette question en France : le fait qu’elle soit afro-américaine [Meghan Markle]. Est-ce que c’est important, qu’on la pose ? Dans les médias britanniques, ce n’est plus une question de savoir si c’est important. Donc, ce que suis en train de vous dire, c’est que quelque part, c’est le regard français, c’est le regard de la République française qui est intéressant. »

Stéphane Bern met fin à l’échange en reprenant la main pour annoncer l’arrivée de Sarah Ferguson, l’ancienne épouse du prince Andrew.

Fin de l’acte I.

Une dizaine de minutes plus tard, après avoir diffusé un micro-trottoir d’une britannique présentée comme émerveillée par ce mariage, Julian Bugier tente de prendre sa revanche : « Voyez Alex Taylor, à défaut de vous faire rêver, ça fait rêver un certain nombre de Britanniques. »

Le journaliste, qui ne se laisse pas intimider, profite de cette nouvelle « perche » pour dresser un réquisitoire contre les médias français : « Ça me rend nostalgique et je suis très touché par tout ça. Mais quelque part, ce qui me fascine, c’est que les médias français… Je suis journaliste d’origine britannique, je connais assez bien mon pays : il y a deux semaines, il y avait un des plus grands scandales que la Grande-Bretagne ait connu depuis trente ou quarante ans avec la démission de ministres [8]. Et pourtant, en même temps, il y avait le « royal bébé » [pour lequel] j’ai reçu deux cents coups de fil de médias français. C’est le seul pays au monde qui tend des lunettes comme ça, filtrées, à miroir déformant. »

Alors que le journaliste franco-britannique est tout simplement en train d’affirmer que les médias français mettent en avant « l’intéressant » plutôt que « l’important », Stéphane Bern finit par être d’accord avec lui : « Ça, c’est assez juste , c’est un sparadrap en fait. »

- Alex Taylor poursuit alors : « Quand on parle de l’Italie, on parle des fascistes au pouvoir cette semaine ; quand on parle de l’Allemagne, on parle de Merkel, on ne parle pas de la robe de je ne sais pas quelle vedette, etc. Et pourtant, quand on parle de la Grande-Bretagne... »

Il est alors interrompu par le prince Julian Bugier : « Mais la monarchie britannique, c’est l’institution, c’est le socle de la Grande-Bretagne depuis des lustres ! »

- Alex Taylor, qui ne s’en laisse toujours pas compter : « Bien sûr, mais il y a des choses qui se passent, autres que la monarchie, mais on n’en parle jamais ».

Fin de l’acte II.


***


Annexe 2 : une saturation de l’espace médiatique justifiée par ses occupants

- Julian Bugier : « Quelques grincheux nous diront peut-être que c’était trop, comme traitement, pour un mariage en Grande-Bretagne d’un personnage qui ne sera jamais amené à régner, mais c’est un événement historique qui nous paraissait intéressant de traiter et de partager avec le public. »

- Stéphane Bern : « C’est un événement historique, c’est un événement important et c’est un événement festif. C’est-à-dire qu’on ne se pose pas la question sur des matchs, sur des événements sportifs qui se passent à l’autre bout du monde et qui n’engagent pas non plus l’avenir du monde. Mais ce qui est intéressant à mon sens, c’est qu’on a besoin d’événements festifs aujourd’hui. Regardez l’état du monde, regardez ce qui se passe entre la Corée, regardez ce qui se passe à Gaza, en Syrie, etc. Je crois que de temps en temps, on a besoin d’une respiration, une parenthèse enchantée [9]. Ça ne nous fait pas oublier les réalités du monde, mais ça nous permet peut-être de nous évader. Je crois que c’est la place du service public de dire aux gens qu’on va vivre un moment d’histoire, un moment festif, il faut le prendre comme tel, il ne faut pas lui donner une sur-importance. »

- Julian Bugier : « Et avec un enjeu sociétal, diplomatique et sans doute historique, l’avenir nous le dira ».

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Notes

[1Sur France 2, au bout d’un peu plus de deux heures et cinq minutes d’antenne, Julian Bugier concède en effet que l’heure n’est pas à un examen critique de la monarchie britannique puisqu’ «  on va continuer à commenter ces images avec bienveillance  ».

[2Travers également relevé par Arrêt sur images le 21 mai et Samuel Gontier sur son blog de Télérama le 23 mai.

[3Voir annexe 2.

[4Il mime au même moment le geste d’agiter le drapeau.

[5Nous ne sommes pas habitués de la part des journalistes « chiens de garde » à une telle remise en cause d’un sondage. Le fait qu’il n’aille pas dans le sens escompté explique sans doute cela...

[6On entend Stéphane Bern dire : « On verra demain les résultats d’audience en Angleterre ».

[7Sur le plateau de France 2 ce jour-là, nous ne dénombrons que des blancs...

[8Alex Taylor fait sans aucun doute ici référence à la démission, le 30 avril dernier, de la ministre de l’Intérieur Amber Rudd.

[9On retrouve ici, quatorze ans après, la même justification que celle fournie par le rédacteur en chef du « 13 heures » de TF1, Fabrice Decat dans un entretien accordé à TV Magazine le 19 septembre 2004. Son propos est cité par Marc Endeweld dans son article « Plongée à l’intérieur des journaux télévisés », publié dans Le Monde diplomatique de décembre 2005. Fabrice Decat explique, à propos des choix éditoriaux de la seconde partie du bulletin d’information, que « cela reste de l’information, positive et chaleureuse , offrant une sorte de respiration après une série de sujets plus graves . Souvent, des gens nous disent que cela leur fait du bien. [...] Nous cherchons surtout de belles histoires à raconter tout en diversifiant les destinations ». Le temps passe, les (mauvaises) pratiques restent...

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