L’incrédulité spontanée des médias français, produit d’un déni collectif
Nombre de contributions reviennent sur l’incrédulité spontanée – et parfois l’effarement – qui s’est manifestée dans les grands médias devant l’accusation dont Dominique Strauss-Kahn était l’objet. Comment le directeur général du Fonds monétaire international, l’un des hommes les plus puissants de la planète, pouvait-il avoir violé celle que les grands médias n’ont pas cessé de nommer, avec un net mépris de classe, « la femme de chambre » ? Comment le principal favori à l’élection présidentielle de 2012 pouvait-il s’être rendu coupable d’un acte qui risquait de réduire à néant ses chances d’être élu ?
Au moins dans un premier temps, c’est sous cette forme que les grands médias ont problématisé « l’affaire ». Outre le fait que DSK faisait alors figure de champion des grands médias pour l’élection présidentielle, porté au pinacle médiatique en tant que prétendu sauveur face à la menace d’effondrement du système financier mondial, cette incrédulité peut être expliquée, comme le souligne la contribution de Christelle Hamel, par une « volonté de ne pas savoir » caractérisant la société française (contrairement au Québec, qu’elle prend comme point de comparaison).
Une volonté, notamment, de ne pas savoir que le viol et les violences sexistes n’épargnent en rien les milieux sociaux les plus privilégiés, ou en d’autres termes que les « jeunes de banlieue » sont très loin d’avoir le monopole des violences masculines faites aux femmes. Comme l’écrit Clémentine Autain : « Nous ne voulons pas voir que toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées, que les viols en réunion se passent aussi dans les beaux quartiers, que certains hommes de pouvoir, du grand monde, utilisent leur position de domination pour obtenir des relations sexuelles forcées, en politique comme dans les entreprises » (p. 31).
Non seulement les connaissances sur ces violences, mais aussi sur le harcèlement sexiste, sont en France beaucoup trop maigres, pour ne pas dire inexistantes (parce qu’aucune enquête sociologique d’ampleur n’est financée sur ce thème de manière régulière), mais les rares faits mis en évidence par la recherche sont très peu diffusés par les grands médias et généralement méconnus des journalistes et directeurs de rédaction [1]. Ainsi le viol est-il généralement réduit à un fait divers et ne fait que rarement l’objet d’enquêtes journalistiques qui l’interrogeraient comme fait de société.
Plus encore, « la revendication d’honorabilité des journalistes, convaincus d’adopter le bon comportement en “ne regardant pas dans le lit des hommes politiques” » s’avère « symptomatique d’une attitude globale de déni » (Christelle Hamel, p. 86). Sylvie Tissot va plus loin en mettant en évidence la fonction de cette « défense de la fameuse “sphère privée”, ce monde mystérieux qui échapperait à toute question de justice, de dignité et d’égalité, et dont la “défense” figurerait parmi les principes déontologiques du journalisme » (p. 51) : masquer le « deux poids deux mesures » entre le non-traitement des agissements sexistes de DSK, connus de nombreux journalistes depuis longtemps, et l’hyper-médiatisation des cas de violences sexistes concernant les « jeunes de banlieue ».
La thèse du « complot » et sa fonction
Si c’est chez Bernard-Henri Lévy, autre ami personnel de DSK, qu’on a vu s’exprimer sous la forme la plus pure (et évidemment la plus ridicule) ce sentiment automatique d’incrédulité (qui impliquait la mise en doute non moins automatique de la parole de Nafissatou Diallo), celui-ci s’est exprimé de mille manières durant les semaines qui ont suivi la mise en accusation de DSK, et notamment dans la mise en avant d’un possible « complot » dont l’ex-directeur général du FMI aurait été la victime (et Nafissatou Diallo, l’une des coupables).
Un sondage d’opinion a ainsi pu être commandé et analysé en long et en large dans les grands médias, demandant aux « Français » – quelques jours seulement après l’éclatement de « l’affaire » – s’ils y voyaient un « complot » fomenté contre le prétendant à la présidence de la République. Comme souvent, ce sondage révélait au moins autant les idées qui agitent les milieux journalistiques que l’opinion des sondés, et ne pouvait pas ne pas avoir pour effet de rendre plausible, sinon légitime, la thèse d’un « complot ».
Cette thèse, que les tenanciers des médias imputent généralement – à des fins de délégitimation – à quiconque pointe leur dépendance à l’égard des pouvoirs politique et économique, est soudain devenue légitime appliquée au cas de DSK. La publicité faite actuellement autour de ce thème dans les grands médias, notamment à travers l’hyper-médiatisation de la parution à venir du livre de Michel Taubmann, l’un des multiples soutiens de DSK, ne fait que prolonger l’effarement instantané des grands médias devant cette idée qu’un homme blanc, riche et puissant ait pu se rendre coupable d’un viol.
Mais la médiatisation de la thèse du « complot » a surtout eu pour fonction de mettre d’emblée en doute la parole de Nafissatou Diallo, et d’inverser les rôles de victime et de coupable (comme dans le cas de « l’affaire Polanski ») : « Dans un curieux renversement des rôles, les agresseurs, avérés ou présumés, sont présentés comme de petites choses sans défense à qui on a tendu un traquenard. […] Le Nouvel Observateur (1er octobre 2009), sous le titre “Qui en veut à Roman Polanski ?”, résumait ainsi les faits : “La mère, une actrice en mal de rôles, a laissé volontairement sa fille seule avec Polanski, pour une série de photos. Le cinéaste, qui a la réputation d’aimer les jeunes filles, ne résiste pas” » (Mona Chollet, p. 125).
Pourtant, le passif de DSK en matière d’agissements sexistes aurait dû conduire, non évidemment à le condamner sans procès, mais à prendre au sérieux l’accusation dont il est l’objet. Dans une contribution spécifiquement consacrée au traitement médiatique de « l’affaire », Sylvie Tissot revient sur le traitement médiatique d’une précédente affaire impliquant DSK – l’accusation de harcèlement sexuel à l’encontre d’une salariée du FMI – et montre que l’attitude des grands médias, Libération notamment (parlant d’une simple « affaire de jupons »), a consisté dans le « déni » : « D’abord un déni de toute forme de domination à laquelle aurait pu se livrer DSK. Rien n’est dit explicitement, tout passe par l’euphémisation. Une affaire de “jupons”, franchement, c’est tellement dérisoire, surtout au regard de la “tourmente financière”. Quant à DSK, il est décrit comme un galant homme et un homme à femmes, un séducteur invétéré, coureur… de jupons justement, égaré au pays des corsets et du politiquement correct ».
« Eux » et « nous » : le sexisme introuvable des élites blanches ?
Mais le livre va plus loin et, notamment dans les contributions de Clémentine Autain, de Sabine Lambert, de Rokhaya Diallo et de Najate Zouggari, il montre que cette incrédulité éprouvée « comme un seul homme » par les journalistes en vue résulte en premier lieu d’une partition profondément intériorisée entre « eux », les jeunes hommes non-blancs de banlieue, et « nous », le reste de la société française (et notamment les hommes blancs des classes privilégiées).
À force de reportages chocs (qui sont autant de pseudo-enquêtes) dans les quartiers populaires, les grands médias ont en effet contribué à façonner et à populariser l’archétype (raciste) du « jeune de banlieue » qui, au nom de croyances archaïques (l’islam tel qu’il est fantasmé par des éditocrates comme Ivan Rioufol ou Claude Imbert), se comporterait en barbare violant, réprimant et avilissant les femmes : « Le viol est réputé […] exister surtout dans la sous-classe inférieure de la classe inférieure ; le viol existe chez les Arabes et les Noirs, le viol existe dans le 9-3, aux Minguettes et dans les quartiers nord de Marseille. […] Ils n’ont pas notre culture, refusent de l’acquérir ; ce sont des Barbares, et la preuve en est qu’ils commettent des viols (le raisonnement est circulaire, certes, mais ce sont encore ceux qui marchent le mieux) » (Christine Delphy, p. 16).
On ne peut évidemment revenir dans le détail sur l’histoire de la construction de cette figure du « jeune de banlieue » comme parangon de sexisme, mais deux épisodes peuvent être mentionnés : le scandale des « tournantes », sur lequel le sociologue Laurent Mucchielli a écrit un livre à mettre entre toutes les mains, et la diffusion du documentaire « La cité du mâle ». Comme l’écrit Sabine Lambert, « combien avons-nous dû supporter de documentaires et reportages sur la “cité du mâle”, cette zone de non-droit où les non-blancs seraient d’affreux sexistes assommés par la religion, la drogue et la haine des femmes ? » (p. 39).
Dans les deux cas, ce qui est en jeu tient dans la construction d’un ennemi intérieur qui, parce que musulman, menacerait une identité nationale soucieuse de la dignité des femmes et de l’égalité entre les sexes. Ce péril musulman ferait pendant au danger qu’engendrerait la montée de l’islam au niveau mondial selon les théories – aujourd’hui répandues dans les classes dirigeantes occidentales – du « choc des civilisations ».
Au terme de cette construction médiatique et politique, le sexisme et les violences masculines faites aux femmes sont devenus, chez nombre de journalistes, un problème spécifique aux quartiers populaires : « la lecture des médias tend à alimenter la curieuse impression que les femmes “des quartiers” vivent dans un monde parallèle obéissant à des règles particulières et sont victimes du sexisme bien spécifique de “leurs” hommes, qui n’a bien évidemment aucun lien avec celui qui sévit dans le reste de la société » (Rokhaya Diallo, p. 46).
Séduction « à la française » contre puritanisme anglo-saxon ?
Ce livre met par ailleurs en évidence une autre opposition schématique qui a marqué le traitement médiatique de « l’affaire DSK » et permis de relativiser l’emprise du sexisme dans la société française. Outre la contribution spécifique d’intellectuelles défendant un introuvable féminisme « à la française » (Mona Ozouf et Irène Théry, notamment), nombre de médias n’ont cessé d’opposer, pour valoriser le premier, le goût prétendument français pour la « séduction » et le supposé puritanisme anglo-saxon.
Peu importe, d’ailleurs, que cette opposition ait quelque rapport ou non avec la réalité, l’effet en fut évidemment de minimiser les actes reprochés, à tort ou à raison, à DSK, en assimilant l’agression sexuelle, voire le viol, à une drague un peu lourde ou à un jeu de séduction dans lequel Nafissatou Diallo se serait laissé entraîner. Ainsi les victimes peuvent-elles devenir les coupables, comme le note Marie Papin dans sa contribution : « N’écoutant que leur courage, nos braves chauvins s’accordent pour dénoncer une société dans laquelle les hommes n’oseraient soi-disant plus prendre l’ascenseur avec leurs collègues femmes de peur d’être accusés de harcèlement » (p. 150).
Terminée donc l’américanophilie des grands médias français, fini le « nous sommes tous américains » prononcé en son temps par Jean-Marie Colombani : la défense de DSK – et à travers lui des hommes composant l’élite blanche – impliquait de s’adonner à une dénonciation tous azimuts de la judiciarisation des « rapports de séduction » aux États-Unis, ou de l’incompréhension états-unienne devant l’innocence prétendue des jeux auxquels donnerait lieu cette séduction en France. Christine Delphy montre d’ailleurs, dans l’une de ses deux contributions, les apories, erreurs et préjugés dont ont été parsemés les discours sur le système juridique états-unien (p. 157-178).
Postérieur à l’écriture des contributions qui composent Un troussage de domestique, l’article de Pascal Bruckner – pourtant prompt par le passé à prendre sans relâche la défense de l’impérialisme états-unien, par exemple lors de la guerre menée en Irak – mériterait à soi seul d’être décortiqué, tant l’auteur accumule les poncifs croisés sur « l’Amérique du Nord qui, à l’évidence, a un problème avec le sexe » et la France, cette « nation récalcitrante qui s’entête [à raison, nous explique Bruckner] dans ses mœurs dissolues ». On voit ici apparaître franchement l’assimilation du viol à une affaire de « mœurs », relevant non du droit mais d’un jugement moral.
Certes, des journalistes et quelques rares médias se sont insurgés contre les propos les plus scandaleux de certains éditocrates ou responsables politiques. Mais cela ne saurait exonérer les médias de ce que nombre d’entre eux ont fait, et de la constante contribution qu’ils apportent au maintien de la domination patriarcale (sur laquelle un dossier du deuxième numéro de Médiacritique(s), le magazine imprimé d’Acrimed, reviendra prochainement). On l’a compris : « l’affaire DSK » et son traitement médiatique ne sont pas seuls en jeu dans ce livre. Manifeste en faveur d’un féminisme intransigeant, cet ouvrage constitue une invitation à l’analyse et au combat contre les violences masculines faites aux femmes [2]. Il souligne enfin à quel point la critique de la banalisation médiatique du sexisme – rendu à peine visible, voire invisible – est partie prenante du combat pour l’émancipation des femmes.
Ugo Palheta