Une certaine idée du journalisme et de son rôle dans l’espace public
En opposition aux formes de simili journalisme que sont le journalisme de « magnétophone », de « présentation » [3], de « commentaire », et celui « à la « moi je pense que », qui se limite à commenter les sondages sans trop se fatiguer » [4] Angeli et Deldique rappellent qu’« [i]l y a un journalisme d’enquête qui, en lui-même, est un pléonasme. Depuis la fin des années 1960, la recherche et la publication d’informations constituent la base du journalisme tel qu’on le conçoit au Canard. »
Cette conception du journalisme comparé à de l’« artisanat » [5] prend en compte le fait qu’il n’y a pas d’immaculée conception de l’information : « L’information ne tombe pas du ciel (…) Rien ne peut remplacer le travail d’enquête et la chasse aux informations, l’un des plaisirs du métier », et nécessite, en plus d’un travail de connaissance de l’objet d’enquête, de savoir recourir à des « informateurs » dont certains « ont pris des risques pour informer le Canard, pour le mettre sur une piste ou lui transmettre un document ». Cela amène Angeli et Deldique à postuler à juste titre que « chaque citoyen peut exercer un droit d’alerte » et à confirmer ainsi un propos attribué à l’un des pères de l’Église selon lequel « il y a du pollen sur toutes les fleurs ».
Cette pratique du journalisme est articulée à une idée claire de son rôle dans l’espace public, à savoir « la recherche et la diffusion d’informations que l’on cache au public ». Et l’un des « terrains » d’exercice de cette pratique est celui des questions de défense et de relations internationales [6] à propos desquelles les auteurs remarquent qu’« il est anormal que les décisions et les analyses de politique étrangère échappent au contrôle du Parlement, trop souvent méprisé, et demeurent ignorées des Français, en vertu du sacro-saint domaine réservé du président de la République » et relèvent « l’absence de débats et de votes au Parlement sur toute décision engageant la France à l’étranger ».
Propriété des médias, publicité et cadre légal des conditions de travail
Réaliser des enquêtes ne se fait pas hors-sol mais requiert que soient réunies des conditions qu’il importe de connaître pour comprendre les possibilités et impossibilités du travail journalistique.
Angeli et Deldique, lucides, observent : « À de rares exceptions près, les médias ne sont pas libres et les bons journalistes éprouvent souvent quelque peine à y exercer leur métier. La propriété, par quelques oligarques, de plusieurs journaux, chaînes de télévision et stations de radio, constitue un sérieux obstacle à la liberté de la presse. Mais la “servitude volontaire”, l’autocensure admise par certains journalistes et l’absence de remise en cause de leurs actionnaires sont d’autres écueils à la pratique de ce métier. Sans liberté ni indépendance, l’information évolue entre complaisance, connivence et complicité. Elle est corrompue. ».
Une solution, parmi d’autres, pour qu’existent des médias aussi indépendants que possible des pouvoirs, est constituée par la structure capitalistique du Canard enchaîné qui « fonctionne comme une société anonyme. Il appartient à ses journalistes, à ses dessinateurs et à ses autres salariés. Leurs actions ne peuvent être cédées ni transmises à des tiers. Ainsi, lorsque l’un d’eux quitte le journal, ses parts sont redistribuées aux autres membres de l’équipe. Enfin, ces actions ne génèrent pas de dividendes, c’est la règle, et les bénéfices sont affectés aux “réserves” (dépôts à terme sur des comptes en banque), conformément à l’usage. »
Autre élément structurant l’activité journalistique : les sources de financement des médias, et notamment le pouvoir de la publicité. Pour une fois, la direction des Renseignements généraux avait vu juste en écrivant en 1972 dans un rapport à destination du ministre de l’Intérieur de l’époque : « Sa liberté d’expression, son indépendance, peuvent s’expliquer par le fait que Le Canard est un journal sans support publicitaire ».
En tenant compte de ce qui précède il est possible de déduire les marges de manœuvre que les journalistes du Canard enchaîné sont parvenus à se créer : « grâce à son indépendance et à son aisance financière Le Canard est l’un des rares médias à pouvoir consacrer plusieurs mois à une enquête, mobilisant journalistes et pigistes ».
Il serait cependant trompeur d’imaginer qu’il est suffisant de ne pas dépendre des forces de l’argent pour pouvoir enquêter en toute liberté : des détenteurs du pouvoir politique contribuent à mettre en place des dispositifs de surveillance exerçant ou pouvant exercer des effets sur l’activité journalistique. Angeli et Deldique notent ainsi que « depuis la loi sur le renseignement votée sur proposition du gouvernement Valls, promulguée le 24 juillet 2015, et largement validée par le Conseil constitutionnel, la raison d’État – accommodée à bien des sauces- a pris nettement le pas sur l’État de droit. » Et comme nous l’écrivions en avril 2015 « Cette atteinte [représentée par la loi sur le renseignement] intolérable à la liberté d’expression d’un simple citoyen devient, pour les journalistes, au-delà de la seule (mais fondamentale) protection de leurs sources, une véritable entrave à leur activité professionnelle. Là encore, non seulement la promesse de protéger l’investigation journalistique n’est pas respectée, mais en plus de nouveaux obstacles viennent en réduire la possibilité ! »
Résultats et effets plus ou moins directs des enquêtes journalistiques
Ce n’est pas un hasard si l’une des plus retentissantes affaires révélées par le Canard enchaîné soit celle des plombiers du Canard : le 3 décembre 1973, « [l]e dessinateur André Escaro, passant par hasard devant le futur immeuble du Canard, et remarquant un filet de lumière, (…) découvre [de] curieux ouvriers en plein travail. Dix jours plus tard, Claude Angeli publiera les six premiers noms des membres de cette équipe de la DST [7] » missionnée par le pouvoir pompidolien en place, excédé par les révélations de l’hebdomadaire, pour espionner le volatile et connaître ses informateurs.
Cette affaire est pour ainsi dire exemplaire en ce qu’elle montre que le journalisme peut « tenir le rôle d’un contre-pouvoir » s’il arrive à « exposer une situation “anormale” ou “choquante”, dévoiler au lecteur ce que le pouvoir tient à lui cacher, braquer une lumière crue vers un lieu soigneusement tenu à l’ombre ».
Même si elles sont connues de la plupart de nos lecteurs, il n’est pas inutile de rappeler quelques affaires « sorties » par Le Canard enchaîné, ne serait-ce que pour faire voir la différence entre un journalisme aussi humble que scrupuleux et sa version dévoyée par des éditocrates sans enquête et des experts sans savoir :
- La feuille d’impôts de Chaban-Delmas ;
- Le château de Chirac ;
- Les diamants de Giscard ;
- Le Carrefour du développement ;
- Les appartements parisiens de la famille Juppé ;
- Les « prouesses [de Jacques Chirac] de collecteur de fonds pour le RPR et pour son confort personnel », Jacques Chirac qui « terminera sa carrière avec une simple condamnation à deux ans de prison avec sursis, le 15 décembre 2011, pour abus de confiance, détournement de fonds publics, prise illégale d’intérêt et dix-neuf emplois fictifs à la mairie de Paris. » ;
- Les vacances tunisiennes de Michèle Alliot-Marie ;
- Les cadences infernales de Penelope Fillon [8].
Bien que « le haut niveau de tolérance des magistrats, à quelques exceptions près, des parlementaires et de l’opinion garantit aux membres de cette « noblesse d’état » une relative absolution pour leurs méfaits », l’un des effets majeurs du dévoilement des affaires consiste en ce que Angeli et Deldique appellent « La “punition sociale” (…) Celle qui, bien souvent, assombrit une carrière, aussi sûrement qu’un rideau de velours rouge met fin à un spectacle, et sans rappel. » et dans le cas des responsables politiques « le fait d’avoir obtenu l’“onction populaire” constitue une circonstance aggravante pour qui a trébuché. (…) Une tache sur une réputation peut se révéler plus désastreuse pour une carrière, plus indélébile qu’une inscription sur le casier judiciaire et plus déprimante qu’une peine de prison avec sursis. ».
Les plaisirs du journalisme ? À l’écart du tumulte artificiel dans lequel s’épanouissent les éditocrates, les « journalistes » nombrilistes et ceux qui sont au service des dominants, il existe des journalistes, comme Claude Angeli et Pierre-Édouard Deldique, qui considèrent que leur métier ne vaudrait pas une heure de peine s’ils ne portaient pas à la connaissance du public des informations, obtenues par un patient travail d’enquête, qui contribuent au dévoilement chez des dominants de tous ordres de pratiques illégales et/ou en contradiction avec l’intérêt général. « Le plaisir de savoir » et de faire savoir…
Denis Souchon